Les Deux Consciences

XIII

Le troisième jour, il fut pris d’une grandetristesse. Depuis la veille il attendait des nouvelles de Jorg. Ilétait allé deux fois à la poste. Il y retourna sitôt qu’il futlevé. C’était Ardens, le poète, qui s’était chargé de lui faireparvenir ses courriers. Wildman passa la tête au guichet, se nomma,et le buraliste lui remit ses lettres. Il les faisait sauter entreses doigts, il n’en eût voulu retenir qu’une, et celle-là ne venaitpas. Sa solitude redoubla, il fut près de la mort, dans le mensongede cette jeune vie du printemps qui réchauffait les pierres etn’allait pas jusqu’aux âmes. Ah ! son Jorg ! Comme ils lelui avaient pris ! comme à coups de crucifix on avait tapé surles clous de la bière où à présent il était mort pour sonfils ! Une force victorieuse de destruction les armait :leurs puissances secrètes d’action travaillaient au vif des âmes etrâpaient jusqu’aux résistances de la nature.

Dans l’angle d’une place, un porche d’églisetrouait d’ombre la clarté matinale. Une curiosité, un goût d’artpour la dévotion fastueuse des Flandres le poussa ; les hautesogives gothiques comme des mitres s’aiguisèrent. C’était l’heuredes offices pour les pauvres et les gens des petits métiers. Desvisages pâles de femmes émergeaient du capuchon ample desmantes ; des dos courbés d’hommes s’éboulaient d’ans etd’immuables détresses. Au ras des dalles, sous les pas, des reliefssculptés d’ossements et de croix évoquaient d’immémoriales ethéraldiques sépultures.

Wildman contourna les oratoires latéraux, lelong des nefs. Sous l’arc-en-ciel des verrières, des supplicesécarlates, des béatifications fleuries contractaient ses rétines.Il dépassa ainsi le transept et s’engagea dans l’abside. Comme, àmi-hauteur du chœur, il arrivait devant une chapelle en retrait, ilaperçut entre les hautes ferronneries du grillage d’entrée, àgenoux sur la marche de marbre, une forme d’homme implorante, lesbras ouverts. La nuque, mince et longue, supportait un haut crâneascétique, renflé d’oreilles en pointe. De côté il vit la bordured’or d’un pince-nez. Il eut un saisissement à la pensée que ce fûtMoinet. Pour s’en assurer, il fit un pas, pénétra dans la chapelle.Il n’eut plus ensuite qu’à se retourner pour se trouver devantl’homme qui priait. Le petit juge, les bras toujours éployés, dansson attitude de suppliant, d’un clignotement de l’œil le regardaitet tout de suite après abattait ses paupières, dans une reprise desa ferveur concentrée, sans un signe qui marquât qu’il l’eûtreconnu. L’ombre, le froid des hautes plaques tombales enchâsséessous la verrière l’enveloppaient lui-même comme une ombre, sous salongue redingote qui avait les plis d’une soutane.

Wildman se rappela d’anciens propos, leslégendes autour de ce Moinet si longtemps obscur pour lui. Ondisait que, tous les matins, il entrait faire ses dévotions à saintAntoine avant de gagner le palais. C’était à la fois son patron etle secourable conciliateur par qui, dans les espoirs de réussite,s’acquéraient les grâces et les munificences d’en haut. Moinet sansnul doute, en sa posture humiliée, intercédait afin d’être visitépar les saintes lumières dans sa lutte contre les anges noirs.L’hérésie, le ciel, les providences l’exaltaient, le chargeaientd’amour, de haine et de certitude.

En haussant les yeux, Wildman vit à lacorniche de l’autel, volant sous la nuée, un grand archange qui,les joues enflées, furieusement soufflait l’extermination dans satrompette de cuivre. Toute l’église s’emplit de cette clameurguerrière ; elle domina la douleur suppliciée, le cri desplaies, les pardons. Le Dieu sauvage des Écritures comme un molochhurla, dans la damnation universelle. Il sembla s’en remettre deses vengeances aux mains du juge inexorable.

L’image de l’enfant immolé passa. Wildmanfrissonna, songeant que c’était au nom du maître terrible qu’on lelui avait arraché sanglant du cœur. L’angoisse s’étendit : ilen vint à se demander si lui-même, sous la coalition humaine etdivine, ne sombrerait pas un jour. Son sang fut glacé, l’énormitédes voûtes pantela. Il méprisa Moinet dans son humanité basse, sonministère servile de tourmenteur et de policier ; et à la foisil le sentait tout à coup très grand, investi des foudres, prolongésous les colonnes par le geste démesuré de l’archange. Il eutbesoin d’air et gagna la rue.

Quand, quelques heures après, il arriva aupalais, Moinet finissait de déjeuner d’un petit pain et d’un verred’eau que le concierge lui avait montés. Wildman poussa la porte,se vit attendu : Moinet était assis devant son pupitre ;le gros greffier à l’œil de lézard près de lui, comme les autresfois, préparait ses plumes. La minute fut équivoque, tous deuxs’observaient et gardaient leur secret. Moinet avait repris sa faceinexpressive et terne. Wildman ne reconnaissait plus le visage defoi rigide sous la trompette forcenée de l’ange.

Le juge frappa sur le livre le même petit coupqu’il avait frappé la veille, en le refermant.

– Nous en étions restés… fit-il.

Et de mémoire il citait la page. Il semblaqu’entre les deux gestes le monde n’eût pas tourné sur son axe. Lanuit, la prière, le souffle ardent de la trompette avaient passésur cette âme et n’y avaient rien changé. Wildman l’eût préférévéhément, lui jetant à la face son dieu outragé. De nouveau ildouta de sa conscience ; il fut plus seul de n’avoir devantlui que le fonctionnaire préposé aux œuvres de justice, passif,subalterne et routinier.

La tristesse du matin, l’abandon des siens, savie en morceaux repassèrent. Il se vit, derrière la table, séparédu reste de l’humanité, sans autre secours que ses faibles etvacillantes énergies. Son front, qui avait levé le poids d’unmonde, pencha vers l’ombre. Il sembla que le grand Pan, pèremystique et païen de son œuvre, l’eût, en fuyant, d’une ruade deson pied corné, frappé au creux des sourcils. Il s’humilia, poussale cri des détresses.

– Vous voyez bien que je souffre. Jevoudrais vous demander de m’écouter un instant, dit-il. Vous êtescause que moi, qui me croyais la force et la vie, je me traîne etje saigne sur ce calvaire. Je vous assure que je souffre une vraieagonie. Voilà, je vais vous dire. Vous m’avez fait beaucoup de mal,monsieur le juge, vous avez brisé ma sécurité, mon repos. Oh !il ne s’agit pas seulement du livre qui est là. C’est bien pis, ils’agit de mon être même, de l’homme en chair et en os, votre frère,que vous avez devant vous. La guerre est entrée chez moi avec cesabominables poursuites : ma maison en est restée dévastée.Oui, c’est bien cela que je voulais vous dire ; par votrefaute, j’ai pour jamais perdu ma femme et mon enfant. Oh !c’est une histoire, une histoire tragique puisque j’en suis atteintdans ma vitalité et que me voici, moi, l’écrivain Wildman, avec monlibre esprit d’honnête homme, vous demandant d’avoir à la fin pitiéde moi. Oh ! comprenez combien c’est là une choseaffreuse.

Le cri, sous les hautes solives, seperdit ; tant d’autres cris déjà avaient monté vers lesplâtres blancs. L’échaudeur ensuite les diluait sous ses couchesfraîches, toujours plus épaisses, comme il faisait dans lescouloirs des prisons, dans les casernes, dans les couvents, partoutoù crie l’humanité.

Le greffier, dans ses joues en saindoux,dilata le petit point clair des pupilles. Moinet, de son côté, lesyeux clignotants, assurait du doigt son pince-nez pour mieux leregarder. Il n’y eut plus de rouge dans la lividité du visage quele tremblement des deux petites roses aux pommettes. Ses mainsfébrilement fripèrent à ras du papier d’innombrables menus gestesinutiles. Il allongeait et rentrait successivement la nuque avec unmouvement d’accordéon.

– Je ne saisis pas, je ne comprends pas,dit-il enfin. Je vous en prie, monsieur, remettez-vous… Vous êtesdevant la justice. Cela n’est pas convenable.

Sa carrière devant lui balança. Déjà, dans lepassé, son zèle l’avait induit en des abus d’autoritécompromettants. Mentalement il repassa les préliminaires del’affaire, craignit d’avoir cette fois encore cédé à un espritvétilleux et précipité. Et sa bouche, tiraillée d’un tic, faisaitdanser sa barbe, molle comme une soie grège.

Wildman avait espéré un élan ; il vit quele juge simplement le croyait malade. Il regretta l’humiliationinutile de l’aveu et baissa la tête : Moinet eut consciencequ’il était à bout de résistance et triompha. L’assurance,l’infaillibilité s’indurèrent ; le principe supérieur de lajustice entre eux fut haut comme une tour.

– Voyons, monsieur… hem ! hem !fit-il d’une voix endurcie comme pour le rappeler au respect de ladécence. Il n’était plus éloigné de croire que l’écrivain, leprofessionnel imaginatif et fertile, avait essayé, pour ledésarmer, d’une péripétie sentimentale. Par habitude il mesura lahaute humanité souffrante d’un Wildman aux ruses grossières desgoujats, ses clients accoutumés. Il ne fut pas attendri par labeauté de sa défaillance. Il voulut tout au moins paraître en gardecontre l’éventualité d’une supercherie.

– Quoi qu’il en soit… dit-il.

Il toussa derrière sa main, répéta avecinsistance :

– Quoi qu’il en soit, vous reconnaîtrezque j’ai apporté dans… dans l’accomplissement de ma mission toutel’impartialité… hou ! hou ! dont j’étais capable.

Wildman ne répondant pas, il fut froissé,redouta son silence. Sa nervosité dévia vers le paisible greffierqui avec le buvard épongeait une tache d’encre sur les grandesfeuilles du procès-verbal.

– Fâcheux… Faudra gratter…Sandaraque…

Et il ne cessait pas de bornoyer rapidement ducôté de Wildman. Le petit feu des pommettes avait remonté à sesoreilles.

– Ne m’avez-vous pas compris ?reprit-il au bout d’un instant.

Wildman seulement alors relevait la tête ettous deux par-dessus le livre une seconde se regardaient. Puis ilramassait sa barbe dans sa main et disait amèrement :

– Je vous rends cette justice que vousavez tout fait pour me perdre jusque dans mon propre esprit. Mapensée, vous l’avez mise à la question comme si c’eût été de lachair vive. Autrefois on torturait le corps avec le chevalet et lebrodequin ; on arrachait la peau des os comme on écorche uneanguille. Aujourd’hui on essaie de tuer les livres en les dépeçant.Au fond c’est toujours l’esprit, l’âme irréductible des races quiest la grande ennemie.

Tout fut changé : il sembla que le jugeeût passé de l’autre côté de la table. D’un souffle entrecoupé etbas, Wildman par à-coups brusques comme des sanglots vidait sapeine. Elle roula, gonflée de révolte et de haine.

– Ah çà ! s’écria-t-il, êtes-vous leSeigneur Dieu pour prétendre lire au fond de ma conscience ?De quel droit vous, un simple homme, osez-vous juger un autrehomme ? Qui peut dire de quel côté est le mensonge ? Etd’où vous viennent vos lumières ? Les prenez-vous dans l’abîmed’en haut ou dans l’abîme d’en bas ?

Il s’était levé ; il frappait sur latable avec son poing. Moinet, chaque fois, un peu effrayé, étaitobligé d’assurer l’encrier dont le liquide oscillait. Ildissimulait son visage, courbé sur son pupitre, parfois lui jetaittrès vite un étrange regard de crainte, de défi et de triomphe.

Wildman tout à coup s’étonna d’avoir parléavec cette violence. Il se rassit : le sang gonflait sonvisage. Sans se presser, Moinet glissa une pastille sur sa langueet, suçotant ses mots à travers le sucre qui fondait, il ditdoucement :

– J’aurais pu vous interrompre… Vousoubliez un peu trop devant qui… hem ! hem ! Mon cabinet,après tout, n’est pas un endroit de controverse. Je représente icila loi, la justice, la conscience des hommes. Hem ! Je suisvotre propre conscience devant vous-même. Lors même que je metromperais, j’aurais encore l’assurance d’être plus avancé que vousdans les voies de votre amendement moral. Dieu n’abandonne pas lejuge.

– Mais nous ne sommes pas auconfessionnal, s’écria Wildman.

Moinet se pinça les lèvres.

– Je veux dire, reprit-il, que vous nepouvez douter des intentions du juge qui s’en rapporte au contrôledes vérités révélées, celles qui sont à la base même de lajustice.

– La justice est à elle-même une religionet devant celle-là il n’y a plus que des hommes.

– Bien, bien, c’est entendu, je neprétends pas autre chose… Une religion en conformité avec leshautes aspirations de la société actuelle, avec le sentiment dudivin en nous… Une religion devant laquelle il faut résigner toutorgueil, monsieur, devant laquelle les âmes les plus rudes ont ledevoir de s’humilier si…

Il s’arrêtait une seconde, puis sa voixmontait âpre, coupante :

– Si elles ne veulent être brisées. J’aidit.

Le dieu autoritaire et irrité, le dieuthéologique sembla avoir fait, du fond de l’ombre, un signe et latrompette de l’ange maintenant par-dessus eux déchirait lesairs.

– Voici, dit l’écrivain, je m’appelleWildman, je suis bien l’homme sauvage de mon nom. Tout jeune, uneforce de vie bouillonna en moi, je puis dire que j’ai vécu dans monsang mes premiers livres. Je ne faisais là qu’exprimer l’humanitéqui m’avait été transmise par les miens. Je demeurais fidèle à marace, au coin de terre où avant moi avait battu le cœur des hommessauvages de mon ascendance. Aucune force n’est égale à celle-làdans les directions d’un esprit : le talent, l’art, la penséesont nourris des mêmes sèves profondes qui font l’individu. Meslivres furent donc véhéments, passionnés, orageux et rudes commeles êtres et le sol qui déterminèrent les mouvements de ma vie. Jefus le jeune homme franc et spontané qui s’écoutait à travers sescontes, ivre de toutes les soifs de la nature, sanguin et violentcomme le taurin adulte, doux et ingénu comme le mouton. L’âmeforcenée, sensuelle, bouffonne, religieuse et simple de mes plainesnatales me gonfla. Une ardente et noire volupté, un goût defrairies, de massacres et d’amour, des sensibilités naïves ettendres alternèrent dans mes drames, mes idylles et mes farces. Jefus ainsi plus près qu’aucun autre de mes origines et de madestinée. La vie, le sang, la terre grondèrent. Je fis des hommes àma mesure et cette mesure-là, elle fut assez grande pour que touteune Flandre y tînt à l’aise sans avoir à baisser la tête. Mais levent qui soulève les flots de la mer souffle plus doucement enpassant sur la prairie, derrière la dune. Mon été s’égalisa ;mon âme fut transportée dans des régions plus tranquilles, et jecommençai à voir devant moi les routes qui mènent vers Éden.Chacun, selon ses forces, travaille à l’accomplissement del’univers ; mais la force la plus haute est encore l’art,puisque l’art est l’âme sensible des humanités. Toute la viefrémissante qui va de l’être à la nature, le prodige des organes oùse prolonge le rythme des mondes, la beauté de l’homme et de lafemme devant le ciel, les eaux et les arbres, le triomphe del’amour, de la sensualité, de la joie sur la douleur et la mort, jeles ai exaltés avec l’emportement et la foi de mon cœur vierge.

Eh bien ! un homme qui, comme je l’aifait, toute sa vie s’est conformé à sa nature profonde, qui aexprimé ses forces, ses tendresses, ses rêves pour les condenser envérités essentielles et leur assurer après soi une part de ladurée, un tel homme a droit à vos respects et ne peut être jugécomme celui qui s’est détourné du sens de sa vie et qui a menti àsoi-même et aux autres.

La Justice, monsieur, celle qui est de l’autrecôté des prétoires, je vais vous dire comment elle parlerait àl’un : « Tu es un imposteur, lui dirait-elle, tu asdénaturé la beauté qui était en toi ; tu as corrompu lessources de vérité humaine où ton devoir était de te regarder avecinnocence et simplicité. Moi, la Justice, je te frappe pour n’avoirété qu’un suborneur vil des âmes. »

Et à l’autre, à celui qui décida d’être unhomme, la même Justice dirait : « Si loin que tu es allé,tu n’as pas excédé les limites de ta personnalité et celle-ci, quifut ta loi, demeure aussi la loi supérieure qui t’absout. Ton œuvrete fut coexistante au même titre que tes organes et elle parle parta bouche aussi impérieusement que ta bouche te servit à te nourriret à donner le baiser. Ton œuvre palpita avec ta chair, mourut avectes agonies, se rythma au martellement de ton cœur. Tu es restédans la vérité de l’art et de la vie : et, de même qu’on nejuge pas un homme d’après le pli d’un de ses cheveux ou la croqured’un de ses doigts, toi non plus, dans les activités immenses deton grand labeur, tu ne peux être jugé sur de simples morceaux deta mentalité, sur des bouillons de ta sève et des éclats dispersésde ta cervelle, mais seulement d’après tes puissances et le sensgénéral de ta création. Tu fus de toutes pièces un organisme enmouvement, aux cellules infiniment ramifiées et pensantes. Pour tepunir, si le châtiment pouvait t’atteindre, il faudrait poursuivrela cause originelle de tes erreurs en chaque lobe de ton cerveau,en chaque fibre de ta vie nerveuse et sensible. Tout homme qui vità la lumière la beauté nue de son âme, de ses origines et de sapensée est sacré pour tous les autres hommes, car il a réalisé unedes formes de la moralité supérieure des êtres. C’est pourquoi moi,qui suis la Justice, c’est-à-dire la condensation de toutes lesparts de vérité en une, globale et universelle, non point absoluetoutefois, mais évoluante selon la conscience, les temps et leshommes, je te dis : « Va sans crainte, la tête hautedevant les plus hautes. »

Wildman avait parlé tout d’un trait, et il neregardait plus Moinet ; il semblait regarder par-dessus sonpetit crâne en pointe venir là-bas une justice belle comme la vie.Le juge, livide, les oreilles en feu, semblait accablé comme sousla ruine d’un monde.

– Non ! non ! C’est unehérésie, dit-il enfin, il ne peut y avoir deux justices, il n’y ena qu’une, égale pour tous les hommes, et absolue comme lavérité.

Il frappait maintenant, lui aussi, sur latable.

Wildman haussa les épaules.

– Eh bien, laissons cela, dit-il, puisqueaussi bien tout est inutile. Interrogez-moi plutôt.

Moinet toussait, hachait nerveusement dupapier, les yeux bas, comme gêné de se sentir jugé par cet hommeaux yeux clairs. Wildman cependant, maintenant à peine répondait.Une défaillance le brisait, la certitude qu’il aurait beau frapperdu tranchant de l’épée, la pierre de cet esprit ne se fendrait pas.Les ombres l’envahirent ; il pencha la tête. Moinet aussitôtrévéla une réelle sollicitude : il n’eût pas agi pluscordialement pour un ami.

– Voulez-vous prendre quelquerepos ? dit-il. Un peu d’air peut-être…

Il leva un des stores, ouvrit toute large lafenêtre.

– Oui, de l’air, fit Wildman.

Sans avoir rien concerté, ils se retrouvèrentensemble, l’un près de l’autre, dans l’escalier. Il sembla queMoinet fît les honneurs de la maison. Il glissait sur les dalles,aux plis raides de sa redingote longue comme une lévite. Il ouvraitles portes, expliquait… ici le tribunal de commerce… là le tribunalde première instance… la chambre des avoués…

Wildman avait laissé son chapeau sur latable : il aspirait fortement la fraîcheur des couloirs, leursenteur de chaux et de chlore. Le petit juge, frileux sous sa peaumince comme une écaflotte d’oignon, avait remonté son colletd’habit. Et il était là à présent empressé, souriant, par momentbaissant la voix comme pendant les audiences. Moinet, errant desalle en salle, tournant au dédale des corridors, semant partout depetits pas rapides, apparut le chat rôdeur, l’âme secrète etvivante du vieux palais.

Il conta que, tout enfant, il subissait déjàl’attrait mystérieux de ce lieu d’effrois où plaidait son père.Celui-ci recevait des visites de clients inquiets, sournois,dissimulant leur voix derrière les portes. Il arrivait aussi qu’àtable on s’entretenait d’actions scélérates et tragiques comme deslégendes d’ogres. Quelqu’un une fois entrait dire qu’il avait vutrancher la tête de l’homme. La mère alors faisait un signe decroix : on aurait entendu passer un cheval à l’autre bout dela ville. Ainsi lui était venu le goût d’être juge.

Moinet sans bruit se mit à rire derrière sesdoigts. Sa voix étrangement gloussa.

– Un jour, dans mon horreur pour lescriminels, j’imaginai de clouer dans le banc des accusés despointes de clous. Je me laissai enfermer, j’avais avec moi unmarteau ; j’en recouvris la tête avec mon mouchoir de peur dubruit et alors, à petites fois, longtemps je frappai. Enfin lapointe perça le bois juste assez pour n’être pas remarquée. J’enclouai une douzaine. Le banc devint ainsi une vraie herse. Pendantun peu de temps on ignora la cause des contorsions auxquelles selivrait l’homme qui venait s’asseoir sur le banc. Et puis tout futdécouvert : le président d’alors s’amusa beaucoup del’histoire. Il répétait quelquefois : « Ce jeune homme ala vocation. »

Il avait parlé d’élan, sans se reprendre nibégayer, comme dans une ardeur de foi.

Wildman frémit ; son mépris pour letourmenteur fut immense et en même temps il était touché de saconfiance. Il ne songea pas à se demander si ce n’était pas là unetactique nouvelle pour l’intimider. Il l’aperçut devant lui doux,souriant de férocité benoîte, avec le frottement lent, continu deses mains l’une sur l’autre. Il riait à sontour : – Oui, dit-il, c’était bien la vocation.

Le juge poussa une porte ; sa voix tomba.Et au-dessus d’eux, comme les barreaux d’un gril couraient lestravées d’un haut plafond gothique.

– La Cour d’assises ! soufflaMoinet.

Là comme dans le cabinet du juge, comme danstoutes les autres salles, les stores retombaient. L’ombre,par-dessus les sièges et les tables, eut des plis lourds de suaire.Une barrière, comme dans une ménagerie, coupait les fonds.

Wildman aussitôt s’intéressa. Là-bas, par delàla barrière, les jours de grandes audiences, était parqué lepopulaire. La travée moyenne s’emplissait d’une petite fouleprivilégiée, gens de bon ton, dames, amis des juges venus là commeà un spectacle. Sous les fenêtres s’exhaussait l’estrade oùsiégeait la Cour. Rien n’avait changé, c’était toujours, comme autemps des anciennes cours de justice, la division des classes,gentilshommes, bourgeois et manants, avec les hommes de loi enhaut.

Moinet, d’un geste de la main,disait : – C’est ici le banc des accusés.

– Ah oui, le banc avec les pointes declous.

Moinet, avec un sourire ambigu,reprit :

– Soyez tranquille : vous aurez unfauteuil.

Ils traversèrent la salle. Le juge sautillait,onduleux, ecclésiastique, avec de petites secousses de la nuqueentre les pointes rouges de ses oreilles. Il fit jouer uneserrure ; une porte lourdement céda.

– La salle des délibérations dujury !

Des voûtes basses, féodales, pesèrent. Ilsfurent dans la pierre des âges. Une fenêtre, croisillée de barreauxde fer, s’ajourait sur un préau aux murs épais, rongés par leshumidités du canal qui coulait au bas. Tous deux se turent. Moinetfixement regardait à terre. Il eut un battement vague de lamain.

– C’est ici que… que… on amenait lepatient.

Sa voix s’enroua, les mots de nouveautremblaient à ses lèvres. Wildman maintenant à son tour secourbait, regardait sous lui le pavement cavé d’usure.

– La chambre de torture, n’est-cepas ? fit-il, tout à coup remué.

– Hé ! Hé ! c’est cela même. Ilentrait par cette porte… Et puis on le ligottait, on lui brûlait laplante des pieds. La torture au bout d’un peu de temps luiarrachait l’aveu.

Moinet fit un pas, frappa contre le mur. Ettoujours il semblait parler de quelqu’un que tous deuxconnaissaient.

– C’était déjà comme la tombe ; sescris s’écorchaient là comme ses mains.

Son regard s’alluma. Les langues ardentes desréchauds se reflétèrent aux verres du pince-nez. Wildman aussiavait quelque chose de violent dans les yeux. Ils se regardèrent,s’aperçurent tous deux sous la chair ; leurs âmes à nus’affrontèrent et mesurèrent leurs puissances. Les dents du jugeclaquaient. Et ils étaient seuls, très loin des hommes, dans lessiècles et la mort. Un silence de crypte et d’in pace montait dusous-sol gras de sang bu, pourri d’anciennes ordures humaines. Lepetit juge, avec son éternel frottement de mains machinal, soudaingrandit. Wildman songeait aux sinistres tortionnaires qui, muets,sans un tressaut des fibres, avaient écouté là griller la chair ethurler les âmes. Lui aussi, d’une humanité fraternelle, eût voulucrier.

– Allons-nous-en, on étouffe ici,murmura-t-il, glacé aux os, dans une mort d’angoisseintolérable.

Moinet riait doucement. Il sentit sa force etdans la victoire garda l’humilité. Ses yeux redevinrent fébriles etbrouillés, d’une couleur d’eau saumâtre ; et, encore une fois,il était tout petit, les épaules effacées, devant le gros, haut etfaible Wildman. Du bout de la langue, il mouillait sa bouche,bénin, inoffensif.

La porte sourdement retomba : ilsrepassèrent par la salle des assises et seulement alors, luitouchant le bras avec le doigt, Moinet disait :

– Il faut voir les choses comme ellessont. C’était pour l’ordre social, pour le bien de l’Église et deshommes que les juges travaillaient… Sans doute, sans doute… Maisc’était aussi pour le bien du patient, pour… hem ! hem !lui faciliter l’amendement et l’expiation. La rémission finale, lesalut était au bout de l’aveu que lui arrachait l’épreuve physique.Voilà comment il faut envisager les choses.

Il avait toujours son même sourire, maisaffiné encore de férocité et de mansuétude. Les roses de sespommettes brûlaient, évangéliques.

– C’est-à-dire que moi, par exemple…disait Wildman, sans achever sa pensée.

– Je ne dis pas cela, dit vivementMoinet. D’ailleurs, finissons-en, n’est-ce pas ?

Sa voix maintenant montait dure, autoritaire.D’un geste bref, il désigna l’escalier. La confiance, les charitéssemblèrent être demeurées de l’autre côté des murs, sous les voûtesmortelles. Mais Wildman traînait après lui la vision horrible. Ileut soif de clarté, d’espace.

– Si vous vouliez remettre à demain…

– Bien, bien, c’est entendu, dit Moineten se reprenant à rire ; je vous écouterai demain une dernièrefois. Et j’espère, nous n’aurons pas besoin de recourir aux grandsmoyens pour… hem ! hem ! Je veux dire que vousreconnaîtrez vos torts.

Il n’eût pas osé me parler ainsi le premierjour, s’avoua l’écrivain. Il fut bien obligé de rapporter cetteattitude décidée à ses propres défaillances. Cette fois encore, ilavait pâti d’une dangereuse impressionnabilité. Moinet, en comédienrusé, graduant ses effets, s’était joué de lui.

Une lettre de sa femme, dans cette crise,l’eût sauvé. Il courut à la poste ; toujours rien. Il souffritla détresse des abandons ; il maudit le juge, cause de tout lemal. Il aspira à une chaleur d’humanité, ne modéra plus l’élan quil’emportait vers Hoorn. À quoi bon d’ailleurs ? Il n’étaitplus le même homme qui voulait garder sa force intacte dansl’attente et la méditation.

Il sonna, donna son nom à la domestique. Unpas bientôt se précipita.

– Monsieur Wildman ! Maître !disait un homme d’aspect énergique et brusque à forte tête léonine,en s’avançant les mains tendues.

Wildman sentit se gonfler son cœur sauvage ettendre.

– Non ! non ! pas ainsi… Dansmes bras ! frère ! ami !

Leurs poitrines s’étreignirent : ilsrestaient un moment serrés l’un contre l’autre, tous deuxsanglotant d’une passion souffrante, heureuse. Et puis, l’écrivaindisait : – Il y a déjà trois jours… Pardonnez-moi den’être pas venu.

– Je savais tout. J’ai compris que vousne vouliez voir personne. J’ai voulu, de mon côté, respecter votresolitude. Un signe et je serais accouru.

– Personne jamais ne saura ce que j’ai dûendurer. Cet horrible robin littéralement m’a retourné sur le gril.Je l’ai senti aveugle et sourd, au fond de son puits. Il m’a apparuterrible comme la vieille société. Le plus drôle, c’est qu’en mêmetemps, avec ses gestes cassés et tatillons, avec sa manie de hacherde la main mon livre, il me figurait une marionnette dontquelqu’un, que je ne voyais pas, tirait les fils.

– Oui, interrompait l’avocat, quelqu’unen effet, que peut-être, selon son habitude, il était alléconsulter le matin même et qui, du fond de son confessionnal,l’inspirait. Bien deviné, monsieur Wildman !

– Eh bien ! je puis bien vous ledire à vous : il y a eu des moments où, devant cet homme qui,en souriant, me parlait de l’efficacité des supplices, j’ai comprisque le moyen âge n’était pas fini. Moi, Wildman, avec les quarantebouquins de mon œuvre, je tremblais, tout petit devant ce Moinetqui grandissait jusqu’à toucher de la tête les pieds de sonDieu.

Cette fois Hoorn riait franchement.

– Ah ! maître, vous le refondez àvotre creuset. Moinet, au fond, n’est qu’un juge d’instructionassez médiocre, un rond-de-cuir de parquet, piocheur et têtu.Avez-vous remarqué son crâne étroit d’anthropoïde et ses longuesoreilles en pointe comme dans la caricature de Krakti ? Iltient du carme et du satyre. Il a le fanatisme obtus des attiseursd’autodafés et peut-être son aptitude à renifler partout le péchéatteste la frénésie secrète de sa libidinosité. C’est, dans sonensemble, un être élémentaire et atavique dont la mentalité a subiun arrêt. Il fallait votre don puissant de création, maître, pouren faire autre chose.

– Alors, la tare professionnelle chez moiaussi ! s’exclamait Wildman en riant à son tour.

Il eût voulu connaître la pensée de Hoornquant aux éventualités du procès. L’avocat se montra évasif.C’était moins, dans l’espèce, un procès de moralité publique qu’unprocès de tendances. Il fallait tenir compte de l’âpreté, descalculs d’un juge ambitieux, fanatique comme l’était Moinet. Il yavait aussi, pour le ministère public, l’espoir d’un réquisitoireéclatant. En province, les grandes causes sont rares : lesjuges d’instruction, les procureurs en attendent de l’avancement.Hoorn laissa soupçonner une puissance occulte travaillant dansl’ombre. Il en parlait avec réserve et mystère, et encore une foisWildman sentait se lever cette force sociale, faite de défenses,d’abus, de vieux cultes homicides, et qui, du fond des âges, enhaine du péché de vivre et de penser, continuait à opprimer leshommes libres. D’ailleurs, Hoorn le reconnaissait, c’était Moinetqui avait tout fait. Il avait été l’âme du procès, le taretvrillant dans le silence, la taupe creusant les galeries.

– Sa lampe hier encore brûlait dans leminuit de la ville, dit l’écrivain. Sans doute je suis pour lui ungrand criminel.

– Oh ! n’en doutez pas. S’il pouvaitvous torturer, il le ferait avec la plus inflexible bénignité. Il ala férocité sucrée des dévots. Mais on ne torture pas l’âme libred’un Wildman. C’est elle le bûcher des hautes flammes claires où ànotre tour nous les mettrons rôtir.

Hoorn voulut le retenir à souper. Les heures,près de la femme, grande, douce, silencieuse, et des enfants,chairs blondes et fraîches comme une allégorie de Rubens, coulèrentconfiantes et familiales. Wildman parla de son fils en pèreattendri qui ne sait plus qu’il a souffert. La maison l’enveloppade sécurité, de joie, d’espoir. Après le repas ils descendirent aujardin ; par delà les vieux murs bas, une eau comme une huilestagnait. Toute la ville était sillonnée de canaux, et on ne savaitpas d’où venaient leurs ondes.

La domestique apporta sous la tonnelle de labière d’orge. Ils la buvaient à larges gorgées en fumant un tabacfort dans de longues pipes de Hollande. À temps égaux les volées ducarillon se cassaient aux angles des toits et retombaient en fuséesmélodieuses. Les voix au dehors s’étaient tues, un rat en plongeantquelquefois faisait un bruit d’eau léger. Longtemps, sous la nuitd’étoiles, leurs âmes en effusions fraternelles secommuniquèrent.

– J’ai retrouvé chez vous mes dieux, ditWildman en s’en allant.

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