Les Deux Consciences

III

Le poêle de faïence blanche ronflait sous leplafond bas, dans le petit sous-sol où entre eux, l’hiver, ilsprenaient leurs repas. Un jour mou, tamisé par la danse desflocons, glissait à travers le tulle des vitrages et assourdissaitles bouquets fleuris du chemin de table. Ils étaient là au chaud dela houille, séparés de la cuisine par une porte vitrée, tendue decretonne claire. Un air de logis hollandais s’animait aux surfaceslisses et brillantes des carreaux de Delft bleu tendre qui, avecdes moulins, des ponts et des scènes de patinage, à mi-hauteur,recouvraient les murs. Le bahut aux vaisselles dans l’anglereluisait, ciré d’un vernis de vieux tableau. Bethannie aimait lescuivres : toute une famille de cafetières, de grands et petitspots à lait entouraient le samovar rose sur l’étagère. La pièce,avec ses gros paillassons torsés, ses chaises à fond de feurre, soncadran d’horloge à rais de soleil dans sa gaine brune, était tiède,intime, familiale. Wildman, après le travail, y goûtait des aisesde repos et de sieste.

Il poussa la porte, vit sa femme assise à latable, son fils près d’elle. Tous deux immobiles, la main sur lanappe, attendaient.

– Je vous demande pardon, dit-elle, je nevous aurais pas envoyé l’enfant si j’avais su que vous aviez dumonde.

Il prit sa place habituelle, le dos au feu,passa sa serviette dans le col de son veston.

– C’était Robartz, le journaliste, dit-ilnégligemment.

La cuisine s’entr’ouvrit. Dans une chaleur defourneaux, un plat aux mains, passait Rita, la servante, une bellefille des Flandres, les bras nus, d’une vie active et silencieuse.Il y avait cinq ans qu’elle les servait. Wildman comme une imagepeinte savourait sa chair saine et rouge.

Un haricot de mouton roux fuma sur la table.C’était toujours Wildman qui, bourgeoisement, en chef de ménage,servait. Il plongea la cuiller, emplit à demi une assiette qu’ilpassa à Bethannie. La vapeur blonde spiralait jusqu’à la lampe encuivre fixée par des chaînettes au plafond. À travers lefloconnement, il sentit qu’elle appuyait sur lui son regard. Elleattendit que Rita fût rentrée dans sa cuisine et puis elledisait :

– Qu’est-ce qu’il venait faire,Robartz ?

Il se défia, déterminé à lui cacher levéritable motif de la visite du reporter.

– Oh ! rien, dit-il en choisissantun morceau sans graisse pour l’estomac débile de Jorg.

Bethannie piqua une bouchée, et, la voixlégèrement frémissante, elle insistait :

– Vous n’auriez pas dit cette chose àl’enfant s’il n’y avait pas eu un motif.

Comme il ne répondait pas tout de suite, sabouche mince se plissa, ironique et méprisante.

– Robartz sans doute est venu vousdemander un article pour un de ces mauvais journaux comme il n’envient que trop dans cette maison ?

Alors il disait doucement, courbé sur sonassiette, mangeant à grands coups de fourchette, selon sonhabitude :

– Tu sais bien, femme, que je n’écris pasd’articles.

Il évitait de la regarder. Après tout,pensait-il, Robartz a peut-être exagéré. Il sera toujours tempsd’avertir Bethannie quand la nouvelle sera confirmée.

Elle lui vit au front un pli lourd, dans lenuage chaud du haricot.

– Mon Dieu, fit-elle en riant et sereprenant à le tutoyer, ce que je t’en dis, c’est pour ton bien. Ilne faut pas qu’un homme comme toi se risque à des rapports tropsuivis avec le monde taré des journaux.

Il secoua la tête.

– C’est avec les journaux que l’on remueaujourd’hui les couches profondes de la société. Un journaliste,tout comme l’écrivain de livres, est un semeur.

– Oui, oui, je sais, mais tous ensemblevous semez plus d’ivraie que de bon grain.

Il ne sut si elle plaisantait ou si elleparlait sérieusement. Même plus jeune, dans l’abandon de leur vied’amour, elle l’avait toujours dérouté par une nuance dedédoublement où elle se gardait secrète.

Il s’éprouva diminué pour avoir manqué defranchise. Une animosité vague le travailla, un ferment de rancunecontre la sottise du monde et sa propre lâcheté. Lui-même n’étaitplus qu’un dieu déchu, parmi la débâcle pitoyable des dieuxd’Épiphanie. Il se vit à la merci de l’événement, dansl’aventure du reflux.

Sa maussaderie s’étendit, retomba dans levide ; et il ne parlait pas, il n’éprouvait le besoin de riendire. Devant lui, Bethannie, en pinçant les lèvres, l’observait.Elle n’avait jamais été belle, le nez mince et long, la bouchegrande, d’une ardeur sèche de brune. Ses narines palpitantes etnerveuses exprimaient la violence et la sensualité. Ses yeuxbrûlaient d’or et de fièvre, différents d’expression, asymétriques,l’un presque fixe, d’éclat minéral, l’autre moite, plus pâle etenveloppant.

Un être lascif, un joli instrument de plaisir,au temps nuptial, avait tressailli dans ce corps souple, chauffé desang et de bile. Leurs noces avaient été ardentes, candides,joyeuses, dans le vieux jardin aux ombres profondes comme un boismythologique. Wildman, de tout son cœur sauvage, l’avait aiméecomme la sœur des faunes humaines qui passaient dans ses livres. Ilavait eu près d’elle l’illusion d’une jeunesse éternisée dans unebeauté de vie un peu primitive.

Et puis le désir passionné de l’enfant petit àpetit aigrissait cette sève qui n’avait pu être maternelle. Quandenfin, au bout de six années d’attente, ils avaient eu leur petitJorg, la nature, trop longtemps inexaucée, l’avait changée. Ellefut fuyante, dissimulée, d’une volonté sournoise qui patiemmentrâpait la sienne. Elle était tombée à une dévotion étroite. Ellen’eut plus que la passivité charnelle, dans la mort de sa grâceaduste et mousseuse. Il vint un moment où avec effroi il s’aperçutqu’elle lui disputait la tendresse de l’enfant. Il dut lutter,redouta de la sentir la plus forte dans sa passion jalouse. Et, aurebours de sa nature, elle ne cessait de se montrer soumise, d’unefroideur jouée et correcte.

Une gêne, l’ennui des situations fausses pesasur la fin du déjeuner. Il se vit déjoué dans sa petite comédie dedissimulation. D’énervement il renversa la carafe.

– Voyons, ce n’est pas une raison s’ilt’arrive quelque contrariété, fit-elle sévèrement.

L’enfant, entre eux, pâle, sans une parole lesregardait. Sa croissance, sevrée de jeux et de grand air,languissait. C’était une de leurs querelles : il eût voulul’élever virilement, dans une poussée franche de nature. Son rêveeût été de se réaliser en lui, d’en faire un homme libre et fort,dans la beauté unie du sang et de l’intelligence. Elle, aucontraire, d’une maternité farouche, le couvait dans sa chaleursèche de vie, comme une fille. Elle l’avait mis à l’école chez lesprêtres, confiante seulement dans une discipline strictementreligieuse. Il récitait des pages entières du catéchisme, leslèvres blanches, d’un souffle de voix léger. Sitôt qu’il essayaitde courir, il tombait, les jarrets fauchés, et il était trop joli,d’une délicatesse frileuse, avec des yeux malades de vieilhomme.

Bethannie, depuis quelque temps surtout,réprouvait avec violence les idées de Wildman, les jugeanthérétiques et damnables. Elle avait pris en horreur ses livres.Elle n’admettait pas qu’il en parlât devant Jorg.

Deux fois le mois, des amis arrivaientdîner : c’était une tradition de compagnonnage batailleur etcordial. On était une dizaine, poètes, peintres, démocrates, àremuer des idées. Le vieil et doux Raban, le terrible polémiste,avec ses regards mouillés d’enfant, parlait d’envoyer tous lesconservateurs à la guillotine. Le peintre idéaliste Efferts,diffus, congestionné de théories, la barbe et les yeux d’un apôtre,promulguait un art austère, liturgique, solennel. Le poète Ardens,effréné, candide, exprimait son rêve d’aller finir sa vie dans unesavane, avec un rifle et un cheval rouge. Mirmon, le socialiste,les étonnait par son âme coupante et glacée. L’agape étaitabondante avec simplicité, d’une gaîté flamande qui parfois sonnaitcomme une kermesse d’esprits. Bethannie, ces jours-là, serenfermait avec Jorg dans sa chambre. Mais d’en bas le bruitquelquefois montait jusqu’à eux. Elle prit le parti del’emmener ; ils eurent, chez des amis qu’elle ne nommait pas,un refuge. Wildman, dans sa bonté d’homme faible, aimant la paix etle silence autour de son travail, souffrait, pardonnait. « Ilme suffira de vouloir quand le moment sera venu, » pensait-il.

Rita alluma le réchaud, mit sur la table lapetite bouilloire et la théière. Wildman généralement prenait deuxpetites tasses de thé abondamment sucrées. Un silence lourd pesaitdans l’air chaud. Au dehors la neige ouatait les bruits, les voixsemblaient monter du fond d’un puits. Il pensa à Robartz, toutrepassa. Une sensation étrange, dans la maison morte, soudain lerecroquevilla. C’était, à une grande profondeur en lui, vaguementcomme le mal d’une souillure sur sa vie. Il était pauvre et nu dansune misère de délaissement, sous l’injurieux stigmate qui ne s’enallait plus. La petite pièce aux joyeuses plaques de Delft et auxcuivres clairs, les visages autour de la table familiale sereculèrent, il fut enveloppé d’ombre.

Sur un signe de la mère l’enfant ensuite selevait, avançait son front. Et à la tiédeur de cette petite chairpâle près de la sienne, il tressaillait.

– Qu’y a-t-il ? Où vas-tu ?

– Mais à l’école, je suppose. C’estl’heure. Qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? fitBethannie.

– Ah ! oui, l’école, c’est vrai.

Il eut soudain besoin de chaleur et de vieaprès le froid de l’abandon et la solitude. Son cœur dégela, ilbaisa longuement son fils. Et, en souriant, les yeux humides,humblement il demandait à sa femme :

– Je t’en prie, laisse-le-moi cetteaprès-midi ; la maison est si vide quand il n’est plus là.Dis, mon chéri, nous irions jouer ensemble au jardin, nous ferionsun bel homme de neige !

À l’évocation de la statue de neige, l’œil del’enfant une seconde vivait.

– Oh ! oui ! l’hommeblanc !

– Tu l’entends, Annie ! disaitWildman avec une voix de prière. Je t’assure, cela me fera du bien.Il y a des moments dans la vie…

Il abdiqua la force mâle. La femmesouverainement régna par-dessus la passion souffrante du père, lapetite âme comprimée de l’enfant.

– C’est tout à fait déraisonnable,dit-elle, il ne faut jamais mettre un enfant entre un caprice et ledevoir.

Encore une fois il fléchit, hocha mollement latête. Il n’était plus le même homme qui, devant sa table detravail, osait être un humain libre. La bonne maintenant passait àJorg son manteau et ses mitaines.

– Écoute, femme, dit-il. Accorde-moi aumoins que j’aille le prendre moi-même après la classe. Rita luimettra ses petites bottes fourrées. Je le mènerai jouer dans laneige au bois.

– Si tu le veux ainsi, répondit-elle d’unair de soumission, je ne puis te le refuser. Rita, faites comme sonpère le demande : mettez-lui ses petites bottes.

Wildman était heureux.

– Tout à l’heure tu me trouveras à laporte ; je mettrai de gros gants pour faire des boules…

Les petits talons remontèrent l’escalier, laporte de la rue battit.

– C’est que, vois-tu, Bethannie…

Un besoin d’expansion le gagnait. Il fut surle point de lui révéler le motif de la visite de Robartz comme unechose plaisante et qui ne le touchait pas. Mais le tabac avait malpris dans sa pipe : il fit craquer une allumette, tira degrosses bouffées. La bonne sensation passa.

La chute muette, continue des flocons semblabloquer la maison très loin des autres, dans un désert de plumes.Le silence intérieur bourdonnait comme un grand coquillage.Bethannie sentit se gonfler sa force. Elle fit le tour de la table,vint lentement à lui, avec son œil fixe et brûlant, la fissuremince de sa grande bouche sensuelle.

– Si tu as quelque chose à me dire,fit-elle, pourquoi me le cacher ? Je le saurai tout demême.

Wildman à présent riait dans sa barbe couleurbière de mars.

– Voilà, dit-il, il se prépare une grosseaffaire, oui, une affaire qui pourrait bien faire monter mestirages : on m’a demandé le secret.

Tous deux s’aperçurent hostiles etclandestins, dans leur mutuelle duplicité. Wildman eut hâte de seretrouver dans sa vie d’idées, près de ses oiseaux. Il grimpal’escalier, vit ses papiers épars sur sa table, fut remué d’unegrosse peine :

– Tout de même, murmura-t-il, ce seraitaffreux !

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