Les Deux Consciences

X

Il arriva à Portmonde vers le soir. Il avaitpris avec lui une valise, lourde de linge et de papiers. Tout desuite il se mit en quête d’un logis. Il sembla venu là pour unséjour prolongé : il ne se rendait pas compte de ce qui sepassait en lui. Il se sentait mené par une force qu’il neraisonnait pas.

L’hôtellerie qu’il se choisit, tranquille etvieille, au détour d’une rue étroite, s’imprégnait de silence, desolitude près d’un canal. De sa fenêtre il apercevait le légerbrouillard vert des platanes qui bordaient le quai. Les voyageursétaient rares ; on lui servit son souper à une vaste tabledéserte, dans une salle à manger odorant la desserte, le vin, lelinge humide.

Le petit juge lui avait répondu ; ill’attendait pour le lendemain à deux heures de l’après-midi.Wildman était calme, l’esprit frais, comme pour une communion, unelutte spirituelle. Depuis deux jours, Bethannie était partie avecJorg pour le couvent des Sœurs. Les adieux avaient été froids,rapides et corrects. Lui seul s’était attendri ; les ondesintérieures avaient jailli dans l’embrassement dont il pressacontre lui le visage pâle et triste de son fils. Bethannie, en lequittant, sembla tenir un secret scellé entre ses lèvres.

Une fin de jour molle vaporisait les ruesquand, après avoir pris son repas, il se dirigea vers la place.L’avocat Hoorn habitait à une petite distance, dans un quartierqu’il connaissait. Il savait qu’il eût été le bienvenu s’il s’étaitprésenté, même à cette heure familiale. Il préféra rester isolédans sa pensée jusqu’après sa visite au juge. Il portaitprécieusement sa force entre ses mains, léger, tranquille,confiant. Il se sentait la pureté résolue et claire d’unapôtre ; il avait la fermeté reposée d’un soldat des saintesmilices de la conscience pendant une veillée d’armes. Ses tempesdoucement battaient.

La place s’enveloppa d’une ombre humide,bleuâtre, comme les silences transparents des soirs près de la mer.Elle fut, sous l’immensité brumeuse du Beffroi, comme la cuve oùavaient bouillonné les énergies d’un grand peuple. La tour,spectrale, invisible à sa cime, dardait de la force sauvage d’unmont. Et l’arène à ses pieds était vide, comme une grève après lestorrents passés. Une mort lente, quiète, continue, la faiblechaleur des derniers sangs d’une race coulait des toits, baignaitla ville. « Voilà donc ce port du monde comme elle s’appelleencore, songeait-il, et qui n’est plus que l’agonie d’un monde.Moi, Wildman, je monterai à la tour et je tiendrai cette ville sousmes pieds. » Il fut soudain plein d’orgueil et de mépris. Ilétait étonné de ne plus reconnaître son âme ancienne quand il étaitvenu là il y a vingt ans.

Des blocs épais de maçonneries, une escadreimmobile de proues en pierre émergèrent des diaphanes ténèbres. Illongea un trottoir et après quelques pas se trouva sur un vasteterre-plein, au bout d’une rue, Tout semblait démesuré, lesmoellons, l’histoire et les ombres même, à la mesure de la petitehumanité subsistée qui faisait la mort plus grande encore. Wildmanfut convaincu que la mort ici était seule vivante dans lapalpitation sourde des cendres.

Il traversa le terre-plein, marcha droitdevant lui, les sourcils raides, comme subissant un magnétisme. Leporche du palais de justice soudain s’érigea. Ses fibres sepincèrent, un tumulte d’images passa, le mortel dogme gothique, ladouleur agenouillée des âges, les files tragiques des pénitents enmarche vers d’innombrables morts. Sa paix intérieure avaitdisparu.

Wildman fit un pas ; la porte étaitentr’ouverte ; il poussa le vantail : l’ombre des lieuxrenfermés lui froidit le visage. C’était tout autour un rectanglede bâtiments plats, mornes, livides comme les parois d’un puits.Une clarté de lampe, dans la mort des façades, tombait de deuxfenêtres à l’étage et s’égouttait sur le pavé. Il se rappela lesveillées laborieuses que le juge prolongeait dans son cabinet, lesentit présent. Son cœur battit de fièvre et d’inconnu.

Aucun bruit : l’ombre au ras des murspesait, lourde, dangereuse comme au détour d’un coupe-gorge.Wildman, immobile, sans souffle, toujours regardait la petitelumière claire, égale, tranquille. Un être vivant était là, unecréature comme lui, tapie entre des bibliothèques, du bond ramasséd’une hyène. Il eût voulu trouver une échelle pour monter le longdu mur, coller ses regards aux vitres.

L’obsession de son visage de nouveau leharcela, sa ressemblance avec les louches, simiesques et hargneuxprofils qui tour à tour l’avaient visité. Un tel homme pouvait-ilavoir une conscience comme la sienne ? Il se lança vers lesdegrés d’un péristyle, passa sous l’ondée lumineuse des deuxfenêtres : il n’avait pas le sens exact de ses gestes. Dans lesilence mort de l’édifice, au-dessus de sa tête, tout à coup un pasglissa. Il eut peur d’être surpris, se rejeta vers le porche :et une seconde, de là il apercevait se casser sur les vitres uneombre. Presque aussitôt la lampe s’éteignit. Il gagnaprécipitamment la place.

Dans la molle nuit bleue battirent lestimbres, coururent les volées métalliques du carillon sonnantl’heure. Elles l’enveloppèrent de rêve, de mélancolie, desiècles.

Ensuite il errait. Des eaux, entre des quaiseffrités, fuyaient, laiteuses, sillées de lentes blancheurs decygnes. L’arche des ponts faisait l’ombre d’un haut sourcilrecourbé. Wildman se pencha ; d’héraldiques pignons, desbretêches à rinceaux, de jeunes feuillages centenaires tremblaientaux moires claires et lourdes. Un air subtil, de fluides soiesd’argent flottaient, immatérialisaient les formes. D’entre lestoits, des pans de nuit infinie pendaient, étoilés, doucementlumineux, comme lavés encore de crépuscule. Et un vent légerpassait, avec toute l’odeur de la mer. Toujours, aux quarts,l’éclat de rire mouillé comme un sanglot, la mesure lente,mélancolique et folle d’un refrain tombaient des hautes volières ducarillon. L’heure ensuite, longue, agile, était comme un jongleurjouant avec des boules de verre et des plats d’or.

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