Les Deux Consciences

VII

Il y avait un mois qu’il travaillait. Sesmatins dans le cabinet de verre se doraient de jeune lumière. Lajoie des volières bruissait amoureuse, ardente comme un printempsdans le bois. Le rythme, la vie naissaient de cette fêtequotidienne. Wildman régulièrement abattait sa moyenne, ses quatrefeuillets d’écriture nerveuse. Il écrivait jusqu’à midi,quelquefois ajoutait un dernier feuillet dans l’après-midi.

Sa matière cérébrale était chaude, subtile,débordante : elle lui chargeait les tempes, coulait à sesdoigts, d’un flux sans lassitude. Encore une fois c’était lemiracle d’une volonté présente à elle-même et qui n’entendait plusêtre détournée de la forte vie de l’œuvre. La maison s’abaissacomme à mesure d’une montée ; il vivait solitaire dans savision, l’âme comble et féconde.

Wildman, si faible dans les conflits duménage, avait au travail les énergies d’un héros. Le songe, lacréation l’électrisèrent comme pendant une crise d’action. Ilsembla dans l’état d’esprit d’un homme qui se défend de souffrir dece qui l’entoure. D’ailleurs, un apaisement montait de la maison,la détente après des périodes fiévreuses et saccadées. Il putcroire que l’ancienne Bethannie allait revenir, la Bethannie quiétait entrée avec lui dans le doux paradis flamand. Elle se montraréservée, tiède, distante. Elle mit son soin à exagérer sacorrection. Il ne vit pas qu’elle régnait plus que jamais sur lapetite âme craintive de l’enfant. Par là, elle était maîtresse deleurs destinées à tous trois. Elle présente, Jorg à peine osaitlever les yeux sur son père : celui-ci attendait d’être seulavec lui et l’embrassait dans les coins.

Cependant Bethannie ne désarmait pas :elle suivait sa volonté au secret de son âme ; à côté de luiqui était le rêve, elle s’attesta l’action sourde, tenace, violenteavec dissimulation. Sa dévotion avait encore augmenté : elleentendait tous les matins la messe ; elle assistait ausalut ; elle ne quittait l’église qu’après le catéchisme, où,de loin, elle surveillait son fils. Bientôt il allait communierpour la première fois : elle ne cessait de le préparer à ladivine présence. Elle-même, à mesure que le temps approchait, euttoutes les ardeurs d’une catéchumène. Wildman vit dépérir Jorg etil en ignorait la cause : elle lui cachait les fureurs de sonzèle.

La contradiction encore une fois ledomina : son culte de l’omnivie parut s’accommoder del’incarnation du symbole de la mort. Il connut que Jorg chaque soirallait chez le prêtre et il ne lui défendit pas le mystèreeucharistique. Il accepta ainsi d’être suppléé dans sa paternitépar la discipline ecclésiastique. « Bah ! songeait-ilcomme autrefois, il sera toujours temps quand l’enfant sera plusgrand. »

Tant d’autres avant lui l’avaient ditaussi.

Un soir à table, Jorg eut une syncope. Il dutle tenir dans ses bras, d’une longue étreinte passionnée. Soudain,le soupçon le déchira ; il pressentit que l’aveugle amourmaternel torturait cette âme débile. Il appuyait à la bouche del’enfant son souffle chaud et, à la fois, il regardait Bethanniemuette, impassible, l’œil comme minéralisé.

– Bethannie, je t’en prie, dit-il, necrois-tu pas qu’il eût mieux valu attendre une année encore ?C’est là une épreuve presque cruelle pour une nature délicate commela sienne.

L’Église plana, l’ardente et froide mystique,bien qu’il eût éludé l’allusion directe à la communion. Bethannie,d’un élan farouche, s’immola :

– L’épreuve lui sera comptée là-haut.Dieu a pour agréable même le sacrifice d’un enfant. Il ne faut paschanger les lois éternelles.

« C’est atroce, pensa-t-il ;autrefois elle l’eût disputé à la mort, d’une fureur detigresse ; son propre sang la tourmentait en lui. Tout celaest fini, elle-même en ses entrailles est morte. »

L’enfant soupira, rouvrit les yeux, et, toutde suite, de sa petite voix comme un souffle, il disait :

– Dis, maman, n’est-ce pas que j’irai enparadis ?

Elle le prit des bras de Wildman, l’assit entravers de ses genoux, et elle lui caressait le front.

– Oui, mon chéri, avec les anges.

Elle regarda Wildman de son œil fixe, commepour le rendre juge de son triomphe. Tous deux ensuite se turent,tandis que l’enfant renaissait des ombres. Mais la vie ne revenaitpas entièrement ; la mort encore était dans son regard livide.Wildman aurait bien voulu dire comme auparavant qu’il seraittoujours temps plus tard : il ne le pouvait plus. Son âmeprofondément trembla : il sentit peser une main. Et ilsoufflait doucement sur les yeux de l’enfant. Il ne faisait rienpour le reprendre.

Rita, la bonne servante, à quelque temps de làfut remerciée. Wildman aimait sa beauté forte, sa sève saine depaysanne. Sa démarche était un rythme ; son sang la parcouraitcomme un rire. Il voulut connaître la raison de son renvoi. Ill’interrogea ; elle ne put que pleurer, et Bethannie, de soncôté, simplement déclara que Rita avait cessé de lui plaire. Enréalité, elle s’était aperçue de l’attachement que Rita portait àl’enfant, elle en fut blessée dans sa jalousie. Wildman, avec cettefille loyale, sentit s’en aller l’âme simple et fidèle de lamaison.

Une quadragénaire au teint de cierge, aux yeuxbas et sournois, le pas glissant et furtif, la remplaça. Bethannien’avoua pas qu’elle la devait à une congrégation dont elle-mêmefaisait partie. Une vieille dame, très dévote, utilisait son zèle àplacer des sujets selon les intérêts de l’Église. Elle la visita,lui vanta la piété, la sagesse rigoureuse de cette vierge gardéepure à l’ombre des sacristies. Mme Duret, emmitouflée defourrures, grasse, malpropre, des bandeaux chavirés en travers dufront, l’air d’une marchande à la toilette, ne cessa plus, dès cemoment, de fréquenter dans la maison. Elle arrivait aux heures oùelle ne pouvait rencontrer Wildman, se coulait avec mystère par laporte que Prudence, le dos en boule, refermait sans bruit sur sesépaules. Le pas assourdi par ses socques, elle montait chezBethannie. Toutes deux, en parlant, étouffaient le bruit de leursvoix.

– Eh bien, disait Mme Duret, commentallez-vous, ma chère sœur ? Vous savez quelle part nousprenons à vos épreuves : nous sommes avec vous dans votrepeine. Il n’est jour que nous ne priions Dieu pour qu’il ramènel’impie dans les voies de la vérité !

L’une et l’autre ainsi semblaient continuer unentretien qui avait pour objet la conversion spirituelle de Wildmanet ce qu’il en devait résulter d’allégement pour les âmesentourantes. Bethannie avait une entière confiance dans lavisiteuse. Celle-ci onctueusement, en un double jeu, la huilait depatience, de résignation et, à la fois, mûrissait son aversion pourl’endurcissement du mari. En la quittant, elle lui serrait lesmains avec effusion, la plaignant de vivre dans l’odeur d’hérésiequi infestait la maison.

– Allez, il suffit d’entrer, on la sent àplein nez. Mais Dieu voit au fond des consciences : il liravos bonnes intentions ; il ne vous abandonnera pas. Quand vouséprouvez en vous des mouvements, soyez sûre que c’est lui qui sefait entendre. Dieu lui-même vous exhorte à ne rien ménager pour lesalut du pécheur. Une femme, ma chère dame, possède des ressourcesadmirables qu’il n’est point besoin de lui enseigner. Et, voussavez, la sainteté de la cause légitime les moyens.

Les paroles couraient sourdes, évangéliques,la secrète allusion à d’intimes devoirs renoncés, à de salutaireset passives insoumissions. Ensuite la porte mollement se refermait.Une forme noire, lourde, un paquet de poils gras fuyait dans unglissement de socques. La poule, dans de la ouate et des épines,avait pondu son œuf de haine et maintenant détalait, secrète,bénigne, laissant couver le germe empoisonné. Une ombre derrièreelle restait dans la maison. Bethannie se rappelait toujours cetteparole, la première fois que Mme Duret était venue envisite :

– Avec moi vous pouvez avoirconfiance ; il ne vous arrivera jamais d’ennui.

Elle apportait dans son art de racoleused’âmes la persuasion chuchoteuse et discrète des proxénètes.

Wildman, en contact forcé avec la servantemuette et rôdeuse, se sentit épié, menacé dans les intimités de lavie. Il la détesta d’être laide et redoutable ; il en vint àse surveiller devant elle. Cependant, dominé par son goût desilence et de paix, repris à la joie âcre de l’œuvre, il évitait dese plaindre, il n’eût su quelle raison donner à ses plaintes. Laconnivence autour de lui sévit, émoussa les apparences sans qu’ils’en aperçût. Prudence traîna son ombre dans la maison, semblal’ombre de Mme Duret. Bethannie et elle, d’une ententecommune, créèrent l’illusion d’une vie sans dessous, égale et nuedans la fausse sécurité du ménage. Il ignora les assiduités de lavieille dame : il put s’imaginer que rien au fond n’avaitchangé.

Cependant cette fille négligente, tatillonne,désheurée, ne tarda pas à troubler la statique domestique. L’ordrequi symétrisait leur existence au temps de Rita, devint précaire.Bethannie, qui avec celle-ci s’était montrée vétilleuse etdifficile, eut pour l’autre d’inhabituelles tolérances. Elles’accommoda de sa négligence, consentit à la doubler dansl’insuffisance de ses offices. Elle avait toujours été active etponctuelle, surveillant de près la maison, aimant s’occuper auxbesognes légères qui n’altèrent pas la grâce des mains. Wildman futsurpris de lui voir une âme ancillaire : elle aidait Prudenceà faire les chambres, elle nettoyait avec elle la cuisine et ellene récriminait pas. Il fut loin de se douter qu’une saintehypocrisie les unissait dans les soins secrets de son salut et desa bonne conscience.

Certaines vies d’écrivains sont toutesrepliées aux plénitudes de l’être intérieur. La sienne, dans sesignorances de l’en-dehors, fut intime, profonde, d’une sensibilitétendue. Elle eut l’humilité et la simplicité d’une existence desaint. Il avait fermé sa porte aux visites, aux sollicitations desreporters, s’était condamné à l’isolement absolu. À pleine cognéeil taillait dans le bois touffu des fictions. Il marchait devantlui d’une âme brandie. C’est maintenant, en retroussant sa barbe,qu’il pouvait dire : « Je suis Wildman, le frère desboschkerels et des hommes sauvages de ma race. » Et lesapologues naissaient, les ingénieuses paraboles, les fablesfolles.

Un livre de Wildman toujours dépassait leslimites qu’il s’était assignées. La vie des images, l’abondance dessensations le grisaient comme un matin en forêt, comme un départpour l’inconnu du monde. Il se défendait de suivre aucune méthode.Il arrivait qu’à la révision, il était obligé de revenir à l’unitéen sacrifiant des chapitres entiers. De moites nébulosités, unsonge lourd et tiède de grosse bière cuvée parfois embuaient sesenluminures. Son art d’homme du Nord, gras, épais, se soûlait desève rouge. À travers les avenues compliquées de l’œuvre, ilcommença à entrevoir la péripétie finale.

Les journaux avec insistance maintenantparlaient de ce nouveau livre. L’étonnement, la réprobation àpropos des poursuites, s’étaient apaisés. Elles semblaient ne pointdevoir aboutir. La Fronde et la Voix du peupleinsinuaient que ce résultat était dû à l’opinion publique,catégorique dès le début. L’Éveil loua les magistratsd’avoir enfin reconnu leur erreur. Mais tout à coup laDépêche, un grand journal qui ne s’aventurait pas àl’étourdie, prétendit que rien n’était décidé, que le dossiern’avait pas quitté la table du juge. Le Clairon, de soncôté, à intervalles brefs, publiait des entrefilets, blasonnait leparquet qui à présent reculait devant l’énormité de sa bévue. Ilréédita à plusieurs reprises que Wildman exigeait la lumière desassises, qu’il voulait être lavé publiquement de l’injure qui luiavait été faite. « Mais ce n’est pas vrai, ce n’est là qu’unpropos en l’air, se disait Wildman. Qu’on me laisse tranquillementtravailler. Je ne demande pas autre chose. »

Il songea à écrire à Robartz pour modérer sonzèle, et puis il jugea sa lettre inutile. Sa confiance étaithaute : il avait foi dans les forces, dans l’idée, dans lavie. Sa probité émina, s’attesta l’essence même de tout son grandlabeur. Sa pensée toujours avait baigné dans la joie, la bonté, lalouange des choses éternelles, vraiment divines. Toute combativités’en alla, comme la nuit s’en va de la présence inéluctable dujour. Et il se disait avec sincérité, d’un haussement légerd’épaules :

– Bah ! ils n’oseront pas !

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