L’Homme sans bras

Chapitre 14L’HOMME SANS BRAS

 

Tout en haut de la maison à six étages quifaisait face à la fontaine des Innocents, dans la rue Saint-Denis,il y avait un petit logement d’aspect étroit et mesquin, pauvrementmeublé, composé d’une cuisine et de trois pièces. La cuisine étaitséparée du reste par un corridor ; elle avait au milieu de sonplafond une croisée en tabatière qui donnait accès dans ce fameuxpigeonnier dont Mr Privat nous a parlé avec tant decomplaisance.

Un lit de fer s’enclavait entre la saillie desfourneaux et la muraille ; pour toute batterie de cuisine, ily avait deux ou trois casseroles en terre. Vis-à-vis du lit, unetable boitait sur ses pieds inégaux.

Sur la table, se trouvait la pierre quel’homme sans bras portait à son cou, cette nuit, quand il étaitentré dans la retraite du commandeur Malo.

Il était là, l’homme sans bras, vêtu seulementd’une chemise qui recouvrait ses épaules mutilées. Il s’asseyaitpar terre, sur une botte de paille, au-devant de la table, et selivrait avec ardeur au travail. Quel travail était possible pour cepauvre malheureux ? Il y avait vingt ans que le sergentÉtienne, privé de son bras droit, avait laissé son bras gauche auTrou-de-la-Dette. C’était, en ce temps-là, un fier jeune homme,vaillant et généreux comme un lion. Qu’était-il devenu depuislors ? Où avait-il traîné sa décadence et sa misère ?

Étienne n’aurait peut-être pas su vous le direlui-même. La chandelle qui brûlait sur la table frappait d’aplombses tempes ravagées et son front où la pensée semblait morte,parfois.

Il est vrai que d’autres fois un vif éclaird’intelligence s’allumait tout à coup dans ses yeux. D’autres foisencore sa tête se penchait, lourde et triste, sur sa poitrine,quand son regard venait à rencontrer certains objets pendus à lamuraille, au-dessus de son lit. C’était un sabre recourbé, desépaulettes de laine et un frac militaire aux manches duquelbrillaient les galons de sergent. Pauvre trophée qui lui parlait desa jeunesse ! cher souvenir qui lui brisait le cœur et dont iln’avait pas le courage de se séparer !

Il est des vies faites ainsi, de longsmartyres qui sont la preuve irréfragable d’une existence autre etmeilleure. Depuis le jour où Étienne avait perdu son second bras,il ne se souvenait point d’avoir éprouvé une seule joie. Noussavons son histoire jusqu’au double baptême du lendemain del’Assomption. Après le baptême, on l’avait mis en prison ; leschirurgiens lui avaient donné l’espoir que l’amputation de son brasgauche le ferait mourir ; il avait survécu à l’amputation. Aubout d’une année, les portes de sa prison s’étaient ouvertes et onl’avait jeté, impotent qu’il était de corps et d’esprit, sur lepavé de la ville de Vannes. Ne craignez pas que la biographie seprolonge, nous ne savons plus qu’un détail : Étienne étaitdevenu la bête de somme du petit avocat breton qui l’avait défenduen justice et sauvé. Et c’était charité pure de la part de MrPrivat, car Étienne était le plus inutile des domestiques.

À quel travail mystérieux se livrait-il donccette nuit, lui que son maître était obligé de servir tous lesjours ? Il avait une corde aux dents, terminée par un nœudcoulant. Avec sa tête, avec ses épaules, comme il pouvait, enfin,il faisait entrer sa pierre dans le nœud coulant, puis il donnaitune secousse, et la pierre tombait : la pierre qui s’adaptaità l’angle cassé du tombeau de Tanneguy.

Dix fois, vingt fois peut-être, il recommençal’épreuve, puis il se leva et s’en alla étancher la sueur de sonfront contre les draps de son lit.

— Elle tombera de haut ! murmura-t-il enregardant sa pierre d’un œil caressant et satisfait ; c’est labonne ! et la prophétie ne peut pas mentir !

Comme il revenait vers la table pour essayerune dernière fois le mouvement, il entendit le bruit de la sonnettede la rue. Sa physionomie changea ; il cacha vivement la cordeainsi que la pierre, et courut se jeter sur son grabat, après avoiréteint sa lumière. Presque au même instant, on frappa à la porte ducarré. Étienne passa son orteil dans un anneau qui était au pied deson lit et tira un cordon. La porte s’ouvrit.

— Ne te dérange pas, dit la voix de Mr Privatdans le corridor, j’ai ce qu’il me faut : restetranquille.

Étienne entendit que le petit avocat poussaitun verrou en dehors de sa porte ; il prêta l’oreille plusavidement.

— Qui donc est avec lui ?murmura-t-il.

D’ordinaire, Mr Privat n’avait pointl’habitude d’amener ainsi des étrangers en son logis. Étiennesortit de son lit et se glissa jusqu’à la porte ; mais MrPrivat n’était déjà plus dans le corridor. Il avait fait entrernotre ami Tanneguy dans une chambre assez grande, toute pleine depaperasses poudreuses et sentant énergiquement le renfermé. Entredeux corps de bibliothèque en sapin, il y avait un assez bon lit,vers lequel Mr Privat se dirigea tout de suite.

— Mon compagnon de voyage, dit-il gaiement,demain, quand il fera jour, je vous montrerai mes pigeons et lesautres beautés de ma demeure. Nous avons une vue magnifique et unair excellent, sans cesse purifié par les légumes frais que nousenvoient les provinces tributaires. En ce moment, le plus pressépour vous est de faire un somme. Sans compliment, je n’ai jamais vuun brave garçon avoir l’air aussi parfaitement hébété quevous !

Tanneguy le regardait d’un œil stupéfié, commes’il eût pris à tâche de sanctionner son observation.

— Aidez-moi, reprit Mr Privat, qui ne puts’empêcher de rire.

Il enleva, non sans précaution, car c’était unpetit homme rempli d’ordre, la couverture de son lit avec lesdraps ; puis il saisit le matelas supérieur par un bout, etfit signe à Tanneguy de prendre l’autre. Tanneguy obéit. Mr Privatsortit de la chambre, traversa le corridor et poussa la porte d’unepetite pièce toute nue, sur le plancher de laquelle il étendit lematelas. Cette pièce était située juste en face de la porte vitréede la cuisine.

— Couchez-vous là-dessus tout habillé, moncompagnon de voyage, dit Mr Privat ; à vingt ans, on n’a pasbesoin d’un lit de plumes. Je vous souhaite bon sommeil et je m’envais à mes affaires.

— Monsieur ! monsieur ! s’écriaTanneguy, recouvrant à ce moment un peu de présence d’esprit. Jevous en supplie, dites-moi…

— Pas un traître mot ! interrompit lepetit homme ; j’ai déjà perdu trop de temps avec vous :votre serviteur de tout mon cœur !

Il repassa le seuil prestement et ferma laporte sur Tanneguy. Celui-ci restait seul dans une obscuritéprofonde ; il pressa son front à deux mains, car, en cepremier moment d’abandon, il se sentait devenir fou.

Depuis l’instant où il s’était éveillé aumilieu de cette foule curieuse et hostile, à l’endroit même où ilavait vu le corps inanimé de son frère Stéphane, des aventuresinopinées s’étaient succédé pour lui avec une rapidité si étrange,qu’il était resté dans une sorte d’ivresse. Cette rampe illuminéedu jardin de la marquise, les accords de cette musique joyeuse, cesfemmes parées magnifiquement, et parmi elles cette belle jeunefille d’Orlan : Valérie-la-Morte, — le commandeur Malo, Mr deFeuillans, le maître du Château-sans-Terre, — puis ces soldats quiétaient venus tout à coup et qui l’avaient saisi, les regardsinsultants du peuple assemblé sur la route — la nuit du corps degarde — un jeune garçon pénétrant à l’improviste dans la prison etle sauvant, comme s’il eût possédé la baguette des fées, — unecourse rapide sous de grands arbres en compagnie de ce jeune garçonqui semblait une fille déguisée et qui lui parlait d’une voix déjàconnue avec l’accent du pays — un fiacre arrêté derrière un grandédifice, surmonté d’un dôme et dans lequel Mr Privat l’attendait —tout cela tourbillonnait dans sa tête, et se mêlait comme unécheveau de fil.

— Dépêchez-vous ! avait dit Mr Privat desa voix grêle, en ouvrant la portière du fiacre.

Le petit garçon avait ôté sa casquette,montrant les mèches bouclées de ses grands cheveux. Tanneguyn’avait-il point reconnu la figure éveillée de la petite Vevette,dont la vieille mère demeurait au bourg d’Orlan, au bout du vergerdu presbytère ? Il n’y avait, pour toute lumière, que leslanternes fumeuses du fiacre. On pouvait bien se tromper.

— Que faut-il dire à mademoiselle ? avaitdit le jeune garçon ou la jeune fille, en quittant Mr Privat.

— Qu’elle prévienne madame la comtesse, avaitrépondu Privat ; j’emmène ce gaillard-là dans le domicile demes pigeons.

Le fiacre s’était mis en marche, et depuis lesInvalides jusqu’aux halles, Mr Privat n’avait pas desserré lesdents. Maintenant Tanneguy se sentait comme en prison dans cettechambre fermée dont l’air épais oppressait sa poitrine ; ileût voulu se mouvoir, il eût voulu courir ; mais au premierpas qu’il fit au milieu de cette obscurité profonde, il s’arrêtadécouragé.

Il se laissa choir sur le matelas ; lapensée de son frère Stéphane lui revint et ses yeux s’emplirent delarmes. La radieuse vision qui l’avait attiré hors de son villagene pouvait manquer de lui apparaître à cette heure de fièvre ;elle vint, en effet, mais ce fut comme un de ces feux diamantésscintillant à la voûte du ciel, qui brillent dans la nuit sansl’éclairer et dont l’éclat rend, par le contraste, les ténèbresplus sombres.

Le cœur de Tanneguy se serra davantage ;l’idée de Valérie était liée en lui désormais à je ne sais quellefatale horreur. Ne l’avait-il pas vue, blanche et froide, parmi cesfemmes qui regardaient le lieu où Stéphane était baigné dans lesang ?…

Ses yeux alourdis par la fatigue se fermèrent.Il n’avait que vingt ans, et, à cet âge, toute douleur a leprivilège de se réfugier dans le sommeil. Au moment où ses membress’engourdissaient déjà, où sa pensée vacillait avant de s’éteindre,ce ne fut point l’image de Valérie qui vint planer au-dessus de sonfront. Il vit le pâtis de Treguern, avec ses vieux saules cheveluset son gazon ras, jonché de camomilles naines. Au revers d’unfossé, une jeune fille était assise : une figure d’enfant sousla coiffe blanche des paysannes morbihannaises, une figure d’angeplutôt, avec de grands yeux tristes et doux qui semblaient parler àDieu.

Tanneguy, en fermant ses paupières, prononçale nom de Marcelle, la compagne de son enfance ; il la voyaiteffeuiller une marguerite et l’entendait demander à la fleur desprairies :

— Se souvient-il de moi ? Un peu ?beaucoup ? passablement ? Pas du tout ?…

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