L’Homme sans bras

Chapitre 4LA PREMIÈRE APPARITION

 

C’était dix ou onze ans après cette terriblenuit : on arrivait aux derniers jours de l’empire. Marianne deTreguern vivait à Paris chez une de ses parentes qui l’avaitrecueillie ainsi que sa jeune sœur Laurence.

Marianne de Treguern pouvait passer encorepour une jolie personne, bien qu’elle eût sauté la trentaine. Chezelle, la lame n’usait pas beaucoup le fourreau. Le faubourgSaint-Germain se reconstituait peu à peu ; quelques petitesconspirations à l’eau de rose naissaient et mouraient dans lesboudoirs, tandis que l’empereur faisait de l’Europe un immensechamp de manœuvre. Mr le marquis du Castellat était conspirateur.Ce fut la politique qui le mit en rapport avec un jeune homme detrès haute espérance qui avait, disait-on, des accointances parmiles sociétés secrètes d’Allemagne, et qui se posait en ennemipersonnel de Napoléon. Ce jeune homme avait nom Gabriel deFeuillans. Ceux qui regardaient comme possible la chute del’empereur n’assignaient aucune borne à la fortune de ce jeunehomme.

Un soir qu’il y avait réception chez cetteparente qui tenait lieu de mère à Marianne et à Laurence deTreguern, Gabriel causait tout seul avec Marianne dans l’embrasured’une fenêtre. Le regard de Laurence, cachée parmi la foule de sesjeunes compagnes, s’attachait à eux. Laurence avait atteint sadix-huitième année. Personne n’était assez près de Gabriel et deMarianne pour savoir ce qu’ils disaient ; mais les yeuxindiscrets traduisent les paroles et les yeux de Marianne disaientsa colère.

On annonça Mr le marquis du Castellat. Gabrielde Feuillans eut un singulier sourire. Il prononça quelques mots àl’oreille de Marianne, et le sourire contagieux passa de ses lèvresaux lèvres de la jeune fille. Mr le marquis du Castellat, honnêteseigneur entre deux âges, propret, demi-chauve et jouant fort ausérieux son rôle de conspirateur bonhomme, ne se doutaitprobablement point qu’il fût question de lui entre le beau Gabrielde Feuillans et mademoiselle de Treguern. L’histoire ne dit pasqu’il eût remarqué jamais Marianne.

Au lieu de répondre à Gabriel, Marianne fermases paupières à moitié pour regarder le marquis bienattentivement.

Puis elle fit un signe de tête affirmatif.

Puis encore Gabriel, sans perdre son sourire,lui baisa la main avec une galanterie respectueuse endisant :

— Au revoir donc, madame lamarquise !

Il s’éloigna. Tandis qu’il traversait lessalons, son regard rencontra le regard de Laurence et saphysionomie changea complètement. Un nuage descendit sur son front.Il s’approcha d’elle, comme pour l’inviter à danser, et lui dit àvoix basse :

— Laurence, je vais marier votre sœur.

Laurence de Treguern était d’une beauté rare,mais sur son visage à la pâleur suave et charmante, la souffranceavait déjà laissé des traces. C’était à elle que le pauvrecommandeur de Malte avait dit : « Malheureuse etbelle ».

Au bout d’un mois, les nobles commères dugrand monde parisien eurent une histoire à raconter : lemarquis du Castellat avait enlevé l’aînée des demoiselles deTreguern, une orpheline sans dot, une fille excessivement majeure.Pourquoi cet enlèvement ? Le marquis ne pouvait-il épousercomme tout le monde ! Quelques méchantes langues parlèrent decertain petit roman dont le beau Gabriel était le héros ;suivant cette version, le marquis aurait enlevé Marianne, parce queMarianne était engagée avec Mr de Feuillans. Mais chacun avaitremarqué les assiduités de Mr de Feuillans auprès de Laurence etchacun savait qu’il était très fort l’ami de Mr du Castellat.

Quoi qu’il en soit, on vit bientôt reparaîtrele marquis radieux et glorieux, amenant à son bras sa femme commeun trophée ; l’hôtel du Castellat ouvrit ses salons brillants,et Laurence vint habiter avec sa sœur.

Un soir de l’année 1812, Laurence et Mariannese trouvaient seules dans la chambre à coucher de cettedernière ; le marquis était à conspirer je ne sais où, etFeuillans voyageait en Angleterre. C’était le soir, après unechaude journée ; la marquise avait, suivant son habitude, unefraîche toilette, tandis que Laurence portait une robe noire commesi elle eût été en deuil. Laurence répondait avec une distractionmélancolique au babil de la marquise.

— Tu es triste, ma sœur, dit cettedernière.

— Il y a douze ans, aujourd’hui, répliquaLaurence, que notre frère Filhol est mort.

La marquise détourna la tête entressaillant ; elle était de celles qui fuient comme la pesteles souvenirs douloureux.

— Il nous aimait bien ! poursuivitLaurence qui avait des larmes sous sa paupière, et Geneviève, notrepauvre sœur ! elle est morte aussi, sans doute, puisque nousn’avons pas entendu parler d’elle depuis tant d’années !

Marianne s’agita dans sa bergère, impatientedu poids qu’on lui mettait sur le cœur.

— Et la petite Olympe ! continuaLaurence ; te souviens-tu comme elle ressemblait à Filhol etcomme elle était jolie dans son berceau !

Marianne gardait toujours le silence. Laurencese leva et vint l’embrasser.

— Bonsoir, ma sœur, dit-elle en se retirant,car elle avait besoin d’être seule pour se souvenir et pourprier.

Laurence de Treguern avait une noble et belleâme.

La marquise resta seule. Quand sa femme dechambre vint pour allumer les bougies, elle la congédia rudement.La marquise avait de l’humeur.

La chambre à coucher de Marianne était unepièce assez vaste, très haute d’étage et ornée avec un goût un peusévère par la première femme du marquis. Il y avait deux portesprincipales, dont l’une donnait sur l’antichambre, tandis quel’autre communiquait aux appartements de Mr du Castellat. Lesfenêtres s’ouvraient sur le jardin.

La marquise s’enfonçait, boudeuse encore plusqu’attristée, dans les douillets coussins de sa bergère. Elle envoulait à Laurence qui, bien mal à propos, selon elle, avait évoquéles sombres visions du passé. Quoi qu’elle en eût, ces visionsrestaient obstinément autour d’elle : son frère étendu toutpâle sur le lit, sa belle-sœur en larmes avec l’enfant dans sesbras, et, mêlé à tout cela, le visage étrange du cloarecGabriel…

Les yeux de la marquise se fermèrent par labonne envie qu’elle avait de se réfugier dans le sommeil. Ellen’eût point su dire si elle dormait déjà ou si elle veillaitencore, lorsqu’elle entendit une voix qui disait tout bas à sonoreille :

— Marianne de Treguern !

La lune perçait le feuillage des grandstilleuls et blanchissait les rideaux des fenêtres. La marquise vitauprès d’elle le commandeur Malo qui tenait par la main une jeunefille à peine sortie de l’enfance, en qui la marquise reconnut toutde suite, rien qu’à l’air de famille, sa nièce Olympe, la fille deson frère Filhol. Elle ne l’avait pas revue depuis leberceau ; elle essayait de croire qu’elle rêvait ; unesorte d’engourdissement enchaînait ses sens.

— N’est-ce pas que la voilà biengrandie ? disait le commandeur Malo, dont la blême figuresouriait.

Et Marianne sentait qu’elle répondait,révoltée contre l’évidence :

— Je ne la reconnais pas… Ce n’est paselle !

Les longs cils de la jeune fille s’abaissèrentsur ses grands yeux suppliants. Le commandeur murmura :

— Marianne, veux-tu que Filhol et Genevièveviennent te dire : C’est notre fille ?

— Ils sont morts ! ils sont morts !s’écria la marquise en frissonnant, les morts ne reviennentpas !

Elle vit le commandeur qui étendait le brasvers la partie de la chambre où le lit à baldaquin se cachaitderrière ses draperies de velours.

— Tourne-toi, Marianne, dit-il, etregarde !

Les rideaux du lit étaient relevés ; lamarquise vit les deux rayons de lune qui passaient par les fenêtresse relever, converger et frapper, comme l’âme d’une lanterneénorme, la courtepointe du lit sur laquelle Filhol et Genevièveétaient étendus, côte à côte, les mains croisées sur la poitrine.Vous eussiez dit un de ces tombeaux de l’ancien temps où la piétéfastueuse des familles couchait les aïeux et les aïeules sur lesmatelas taillés dans la pierre. Les lèvres décolorées de Filhol neremuèrent point, non plus que celles de Geneviève, mais deux voixfaibles prononcèrent à la fois :

— C’est notre fille !

La marquise essaya de se lever pourfuir ; elle retomba évanouie… Quand elle s’éveilla, sa chambreétait pleine de lumière ; les rideaux fermés drapaient leursplis lourds autour de son lit. Tandis que les domestiques allaient,effarés, par la chambre, la jeune fille de son rêve tenait unflacon de sels au-dessous de ses narines, et le commandeur Malo,tout blême dans son grand manteau noir, avançait sa main maigrepour lui tâter le pouls.

Elle regarda la jeune fille qui lui souriaittimidement, et dit en frissonnant jusque dans la moelle de sesos :

— Ma nièce, soyez la bienvenue !

Ce fut ainsi qu’Olympe de Treguern fit sonentrée à l’hôtel du Castellat.

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