L’Homme sans bras

Chapitre 10COMTE DE TREGUERN

 

On ne dansait plus dans les jardins de lamarquise. L’orchestre avait reçu congé. Ce lugubre épisode quivenait d’avoir lieu ne permettait plus la joie bruyante ; lafête avait changé de caractère. Mais la fête n’était pointfinie ; elle avait fait retraite seulement devant l’odeur dusang et s’était réfugiée jusque dans les salons de l’hôtel.

Chose singulière, les rangs de la noble cohuene s’étaient point trop éclaircis. D’ordinaire, de moindrescatastrophes suffisent à disperser ces rassemblements frivoles. Dèsqu’on ne peut plus se réjouir, on s’en va : c’est la règle.Pourquoi la fête de madame la marquise survivait-elle au plaisirdéfunt ? était-ce pour parler du drame récent, pour enressasser à loisir tous les détails et toutes lescirconstances ?

Pas le moins du monde, et c’est à peine siquelques radoteurs entêtés s’obstinaient à parler de cette vieillehistoire qui était âgée d’une heure. Il y avait autre chose ;il y avait un autre drame en cours de représentation. Des bruitsvagues circulaient çà et là, répandus on ne sait par qui, et leshôtes de madame là marquise restaient tout bonnement poursavoir.

Le roman dont il s’agissait maintenant neressemblait guère à cette brutale tragédie qui venait de se dénouerdans la ruelle voisine. C’était un roman d’intrigue, une hautecomédie toute pleine de mystères élégants et de péripéties dorées.Le héros était Gabriel de Feuillans, l’héroïne, Olympe deTreguern ; on parlait de mariage et l’on parlait demillions.

Il y avait bien longtemps que le mondes’occupait de ces rumeurs vagues qui couraient sur le compte dubeau Gabriel. Cette histoire de la tontine anglaise à cent millefrancs d’annuité et des quinze ou vingt millions qu’elle devaitrendre était si connue qu’elle passait à l’état de conted’enfant : on n’y croyait plus, ou du moins, on se disait queFeuillans allait échouer au port, qu’il était à bout de ressources,et que les usuriers lui demandaient, profitant de sa nécessitésuprême, la moitié de ses vingt millions pour les derniers centmille francs !

Mais, ce soir, les vagues rumeurs changeaientd’aspect. Plus de doute, le nuage d’or avait crevé. Feuillans avaittrouvé ses cent mille francs, il avait gagné l’immense partieengagée. Il était riche à millions.

Pensez si l’on pouvait s’occuper encore d’unpauvre garçon égorgé dans un trou ! Qu’est-ce que cela, unmeurtre ? chaque année, il y en a des centaines. Mais vingtmillions (peut-être plus !) gagnés ainsi en un coup de cartes,voilà un événement ! voilà une mine d’émotions ! rien qued’y songer, le cœur saute dans la poitrine. Écoutez ! c’est dela force d’un tremblement de terre. Il n’y a point de meurtre quitienne. Je crois qu’un quartier incendié, ou même une villeinondée, n’intéresserait pas autant que cela.

Parce que tout homme est joueur, parce quetout homme a eu ce rêve extravagant qui cherche à se rendre comptedu délire qui le saisirait en face de ce bonheurimpossible !

Vous représentez-vous bien la figure d’unhomme qui a gagné vingt millions ? un million derevenus ! à 5 % ! 83.333 fr. 33 à dépenser par mois sansentamer son capital ! Ne doit-il point avoir des rayons aufront comme le soleil ? Ses pieds touchent-ils encore laterre ? Encore, les millions étaient-ils bien moins communsqu’aujourd’hui.

C’est pour cela que chacun voulait contemplerl’illustre Gabriel. On ne voit pas deux fois en sa vie pareilletransfiguration. Les hôtes de la marquise, émus, recueillis,attendris, cherchaient ce beau Gabriel ; les moins expansifséprouvaient le besoin de le porter en triomphe.

Gabriel, cependant, avait à peu près sonvisage de tous les jours : peut-être était-il un peu plus pâlequ’à l’ordinaire. Un homme rayonnant, c’était le petit avocatPrivat. En le voyant, vous eussiez dit l’héritier présomptif de Mrde Feuillans. Il s’agitait : c’était sa nature. On l’avait vucauser tout bas avec la marquise, glisser un mot à l’oreille ducommandeur, échanger un regard avec Olympe de Treguern. Il avaitaccaparé le demi-dieu ; il tenait Feuillans dans l’embrasured’une fenêtre et lui parlait avec volubilité.

Quand il quitta Feuillans, on l’entoura commesi c’eût été un personnage. Il se posa, et dit entre autres chosesremarquables :

— Bien que je n’aie point l’honneurd’appartenir à la famille, la confiance dont veulent bien m’honorerMr le comte de Treguern et Mme la marquise me permettent deparler comme je vais le faire.

— Le comte de Treguern ! répéta-t-on.

— Qui donc appelez-vous le comte deTreguern ? demanda Noisy le Sec.

— Apparemment celui qui a droit de porter cenom, répondit Mr Privat avec importance.

Tous ceux qui connaissaient, ne fût-ce qu’unpeu, l’histoire de la maison de Treguern, se regardèrent étonnés.Puis tous les yeux interrogèrent le commandeur Malo, assis àl’écart dans un angle du salon. Le commandeur écoutait Mr Privat etne semblait point disposé à le démentir.

— Nous avons eu beaucoup de peine, reprit MrPrivat, qui hocha la tête lentement ; il y avait uneopposition souterraine qui nous a donné bien du fil àretordre ! Mais Sa Majesté a daigné s’interposer, et je vousannonce officiellement qu’en épousant Mlle Olympe de Treguern, MrGabriel de Feuillans prendra le nom de sa femme avec le titre decomte, qui appartient à la famille depuis Tanneguy VII, mort en1614.

Le commandeur étendit ses deux mains sur lesbras de son fauteuil et leva les yeux au plafond. Ses lèvresremuèrent. Il ne parla point.

Ce n’était plus le commandeur qui intéressaitles hôtes de la marquise : les regards curieux cherchèrentOlympe. On apercevait Olympe, assise auprès de Mme duCastellat, dans le salon voisin. On pouvait deviner que la marquisefaisait à son petit cercle d’intimes une communication analogue àcelle de Mr Privat.

Il n’y avait pas dans les salons de l’hôtel duCastellat une seule jeune fille qui n’eût troqué avec enthousiasmeson sort contre celui d’Olympe. Car Feuillans était de ces hommesqui prennent à la fois l’imagination et le cœur. Pour plaire, iln’avait pas besoin de tous ses millions. Seulement les millionsqu’il avait ne nuisaient pas.

Et la colère leur venait, à ces demoiselles,en voyant l’air froid et presque dédaigneux d’Olympe. Pour elles,Olympe ne se bornait pas à être trop heureuse, elle affectaitencore de mépriser son triomphe, ce qui est le comble ! Toutle monde avait bien pu remarquer que le regard d’Olympe ne s’étaitpas porté une seule fois vers son fiancé. Il y avait déjà des âmescompatissantes qui se disaient : « Pauvre monsieur deFeuillans ! il ne sera pas heureux ! »

Le chevalier de Noisy n’interprétait point dela sorte la froideur teintée d’amertume qui était sur le visage deMlle de Treguern. Ce Noisy le Sec était romanesque. Ses amisl’accusaient, non sans raison, de prêter un aspect mystérieux auxplus simples incidents de notre vie commune. Il avait un peu latournure du bon chevalier de la Manche, qui prenait les moutonspour des Maures et les moulins pour des géants.

En regardant Olympe de Treguern, Noisy le Seceut un vif souvenir de cette belle Laurence, qui avait été aussi lafiancée de Gabriel de Feuillans ; il se rappela lessingulières paroles prononcées par le pauvre Stéphane, ce matinmême, au bois de Boulogne. Stéphane, comparant Gabriel au Vampire,avait laissé percer malgré lui cette crainte inexplicable d’êtretué par Gabriel.

Et Stéphane était mort dans la nuit, mortviolemment ; Noisy avait vu son cadavre.

Il était assurément impossible d’établir unlien quelconque entre cette mort et Gabriel de Feuillans ;Noisy n’en établissait point. Mais il repassait tout ce qui avaiteu lieu au bois : le rendez-vous donné par Feuillans, lebillet remis à Stéphane par un jeune garçon inconnu, et surtoutcette voix qui était sortie du fiacre au moment où passait la bellecomtesse Torquati et qui avait murmuré : C’est pour cesoir !

Et comme conséquence inattendue de tout ceci,le chevalier sentait naître en lui la conviction qu’Olympe étaitsacrifiée. Pourquoi pensait-il cela ? Il n’aurait point su ledire, mais à dater de ce moment, il ne songea plus qu’à s’approcherd’Olympe pour secourir sa détresse prétendue et lui offrirloyalement l’aide de son bras, en cas de malheur.

— Laurence aimait cette belle enfant, sedisait-il, Laurence nous voit, Laurence me remerciera dans leciel !

— Ah ça ! s’écriait en ce moment le grosbaron Brocard, c’est fort intéressant de voir Mr de Feuillansdevenir comte et s’appeler Treguern, mais on nous avait annoncéquinze ou vingt millions, ce qui a bien aussi son intérêt.

On fit silence pour entendre la réponse de MrPrivat. Celui-ci enfla ses joues et prit un temps, comme on dit authéâtre.

— Vous dire le chiffre au juste, répliqua-t-ilenfin, je ne le puis, mais je crois qu’il y a mieux que cela. Ondit que les bénéfices de la « classe » de 1800, auCampbell-Life, sont de toute beauté !

— Mieux que vingt millions ! s’écria-t-onde toutes parts.

C’était, en vérité, de la haine qui couvaitmaintenant dans les œillades sournoises que les danseuses jetaientà Olympe de Treguern. Précisément, Mr de Feuillans s’approchaitd’elle à cet instant et s’inclinait pour lui baiser la main.

Le prisme qui était devant les yeux de Noisylui montra le beau visage d’Olympe décomposé et tout empreintd’angoisse. Au moment où les lèvres de Feuillans effleuraient lamain de la jeune fille, Noisy crut voir son corps entiertressaillir. Il se fit serment à lui-même de savoir la vérité avantde sortir de l’hôtel.

— C’est au château de Treguern que se fera lacérémonie, poursuivit Mr Privat : je ne crois pas êtreindiscret en disant que tous ceux qui sont ici recevront desinvitations pour la fête. Vous verrez, mesdames, ce qu’étaient lesdomaines de ces grandes familles du bon vieux temps ; vouspourrez marcher tout un jour, et marcher vite, sans rencontrer leslimites des terres que le comte de Treguern vient de racheter.

Il s’interrompit et un petit sourire vint àses lèvres, tandis qu’il ajoutait :

— Quand tout Paris va descendre ainsi aupauvre bourg d’Orlan, je suis bien sûr que les trois Freuxet la Morte iront chercher fortune ailleurs !

En ce moment, Gabriel de Feuillans offrait sonbras à la marquise pour rentrer dans ses appartements. Les princesseuls ont coutume d’en agir ainsi avec leurs hôtes ; maisquand on a mieux que vingt millions, il est bien permis de faire unpeu comme les princes.

Noisy s’élança dans le second salon, où Olympede Treguern restait seule, et alla tout droit à elle. Le grandsalon lui-même commençait à se dégarnir, parce que Mr Privat avaitenfin terminé son discours.

— J’appartiens corps et âme à tous ceux queLaurence aimait, dit Noisy ; mademoiselle, n’avez-vous rien àm’ordonner ?

Il pensait être compris à demi-mot, car sonesprit avait travaillé, et pour lui, Olympe était une victimecondamnée. Un pas pesant sonna sur le parquet de la salle. Noisy seretourna et vit le commandeur Malo qui s’avançait.

— Puisque vous ne pouvez pas me répondre ici,mademoiselle, prononça-t-il d’une voix rapide et basse, je vaisattendre au jardin, dans le cabinet de verdure. Vous n’hésiterezpas devant cette barrière frivole qu’on appelle les convenances. Jeserai pour vous comme un frère aîné ou comme un père.

Il s’inclina et sortit. Dans le jardin, il n’yavait personne ; on entendait seulement, par delà les bosquetsde la cour d’entrée, le bruit tumultueux des équipages ameutés dansl’Allée des Veuves, au-devant de la grille. Cela dura un quartd’heure, puis on n’entendit plus rien.

Quelques lampions achevaient de brûler ci etlà sous la feuillée. Noisy allait à grands pas et tête nue. Unefois, deux fois déjà, il était entré dans le salon de verdure etl’avait trouvé vide. La troisième fois, il aperçut une formeblanche assise sur un banc de gazon. C’était Olympe, ilreconnaissait sa robe de bal et ses longs cheveux noirs. Seulementses cheveux étaient dénoués, et il n’y avait plus de fleursd’églantier dans leurs anneaux.

— Que faut-il faire, mademoiselle ?s’écria Noisy. Je suis prêt à tout.

La jeune fille ne bougea pas. C’est à peine siNoisy apercevait son visage que les boucles inondaient.

— Belle et malheureuse !murmura-t-elle.

Le cœur de Noisy se serra.

— Est-ce vous, Olympe ? demanda-t-il.

La jeune fille rejeta ses cheveux en arrièreet tourna ses yeux vers lui. Il se mit à genoux en poussant ungrand cri. Ses mains se joignirent.

— Laurence ! dit-il, Laurence !c’était pour vous que je voulais la sauver !

La jeune fille se prit à souriretristement.

— Qui me sauvera, moi ? dit-elle.

Puis elle ajouta en un murmureindistinct :

— Malheureuse ! malheureuse !

La dernière lueur qui brillait dans le bosquetvoisin s’éteignit. Un soupir s’échappa de la poitrine de Laurence.Noisy étendit les bras vers elle et ne saisit que l’air impalpable.La robe blanche glissait derrière les arbres, et sous la feuillée,on entendait le chant, lointain déjà, des berceuses deBretagne…

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