L’Homme sans bras

Chapitre 3LE COMMANDEUR MALO

 

À l’époque où le commandeur Malo vivait enloup-garou dans la Tour-de-Kervoz, Filhol de Treguern était unjeune homme, robuste de corps et sérieux d’esprit. Les malheurs desa maison n’avaient rien laissé en lui de la gaieté de la jeunesse.Il avait épousé une fille noble, ruinée comme lui, et sa femmel’avait déjà rendu père. Filhol disait souvent qu’il donnerait lamoitié de son sang pour ramener l’aisance au manoir de Treguern,qui bientôt n’allait plus être qu’un amas de décombres ; maisc’étaient des paroles ; il ne faisait rien pour sortir de samisère et attendait l’heure de la ruine, drapé dans sondécouragement.

Tout à coup, on le vit changerd’allures : le cloarec Gabriel venait d’arriver dansle pays ; Filhol se lia d’amitié avec lui et franchit, à causede lui, pour la première fois, le seuil du château Le Brec, oùvivait l’ennemie de sa race.

Jusqu’à cette heure, Filhol avait aimétendrement Geneviève, sa femme. Il n’est point de misère complèteavec la paix de la famille, et en un petit coin de son cœur, Filholétait heureux. Un jour, Geneviève, la pauvre enfant dévouée,avertit Filhol de ce qui se disait dans le bourg, au sujet deGabriel et de Marianne. Pour la première fois de sa vie, Filhol sefâcha et rudoya sa femme, et bientôt Gabriel fut plus maître quelui-même au manoir.

Quand ils se promenaient ensemble, on lesvoyait échanger des paroles animées, discuter toujours avec chaleuret consulter de grandes feuilles de papier imprimé qu’ilsétendaient sur le gazon pour les lire plus à l’aise. Le sacristaintrouva un matin une de ces feuilles, oubliées sur la lande. Il yporta les yeux et vit avec effroi que ce n’était ni du français, nimême du latin. Quatre mots seulement, imprimés en gros caractères,étaient compréhensibles au bas de la feuille déchirée :

ASSURANCE SUR LÀ VIE.

Nous connaissons cette feuille, apportéede Redon par Gabriel. Nous savons qu’elle contenait le prospectusdu Campbell-Life. J. F. Campbell, esq., un Écossaisphilanthrope, venait d’inventer, à la fin du dernier siècle, sousle nom de Regulated annuities on survivorship (tontinesrégularisées), ce jeu de la vie et de la mort qui, de nos jours, enEurope, remplit les caisses de cent opulentes compagnies. J. F.Campbell mourut trente fois millionnaire.

Pendant que le sacristain lisait, ilentendit derrière la haie Filhol et Gabriel, qui sans doutecausaient, les pauvres jeunes fous, d’avenir brillant et de fortuneimmense.

L’avenir, pour Gabriel, c’était d’êtrevicaire dans quelque cure de campagne, si l’Église clairvoyante nele chassait de son sein ; pour Filhol, c’était de mourir defaim dans son noble taudis, le sacristain savait cela.

Et ils parlaient de cent millefrancs !

Ce jour-là même, Filhol se rendit àRedon et engagea sa dernière pièce de terre pour avoir une petitesomme d’argent. Quand il eut la somme, au lieu de revenir aumanoir, il s’embarqua à bord d’un chasse-marée qui chargeait pourles côtes d’Angleterre. Avant de partir, il écrivit à sa femme unelettre qui semblait dictée par l’ivresse.

« Je veux être riche, disait-il, jele serai ; à mon retour nous serons tous heureux. Ayezconfiance en Gabriel, mon ami et notrebienfaiteur… »

Geneviève tourna ses yeux pleins delarmes vers le berceau où dormait la petite Olympe ; Marianne,au contraire, frappa ses mains l’une contre l’autre, folle de joiequ’elle était déjà. Laurence, la jeune sœur de Filhol, se prit àbalancer le berceau d’Olympe en riant et endisant :

— Quand nous serons bien riches, Olympeaura une brassière neuve !

Un matin, pendant l’absence de Filhol,le commandeur Malo quitta sa tour et vint au manoir. Il mit sesdeux mains sur les épaules de Gabriel et le considéralonguement.

— Oh ! oh ! dit-il avecsurprise, jeune homme, c’est donc vous qui ferez toutcela !

Il n’était pas toujours facile de saisirle sens des paroles du commandeur.

— Bonjour, mes nièces, reprit-il ;j’ai vu cette nuit mon neveu Filhol qui court après lebonheur.

— Cette nuit ! répéta Genevièvetoute tremblante d’espoir, il est donc bien prèsd’ici ?

Les regards du commandeur semblaienterrer dans le vide.

— Il est bien loin ! répliqua-t-il,là-bas… au-delà de la mer ! Il a fait une chose que jamaisTreguern ne fit avant lui : il ment !

Il lâcha Gabriel pour aller prendre lamain de Geneviève qui pleurait.

— Vous êtes la meilleure, madame lacomtesse de Treguern, lui dit-il d’un ton sérieux etaffectueux ; vous ne cesserez jamais d’aimer… Quand votre filsverra le jour, regardez bien ses traits pour être sûre de lereconnaître !

— Mon fils ? répéta Genevièveétonnée.

Au lieu de continuer, le commandeurdonna une caresse à la petite Olympe dans son berceau, en ajoutantà demi-voix :

— Belle et heureuse… Mademoiselle manièce, reprit-il en saluant Marianne avec cérémonie, êtes-vous LeBrec ? êtes-vous Treguern ? Je cherche la couleur devotre cœur. Vous serez riche !

Laurence écoutait. Il se pencha verselle et lui mit un baiser sur le front en prononçant cesparoles :

— Malheureuse et belle !

Puis il revint vers Gabriel qui faisaiteffort pour garder bonne contenance :

— Toi, dit-il, tu as regardé lacouleuvre changer de peau. Fils de sorcière, traître à Dieu,l’habit des saints te brûle ! Malheur à celui qui t’ouvrit laporte du manoir de Treguern ! Filhol est un homme ; s’ilte tue avant le quinze août de l’an qui vient, il verra grandir safille et connaîtra son fils !

Gabriel était tout pâle, bien qu’iltâchât de sourire. Le commandeur Malo le regarda encore, puis iltourna le dos et passa le seuil sans ajouter un mot. Après sondépart, Gabriel ne resta point au manoir. Il regagna le presbytèreen prenant le chemin le plus long, et tout en allant au hasard parles taillis et les guérets, il se répétait àlui-même :

— Là-bas ! bien loin ! unechose que jamais Treguern ne fit avant lui ! Le regard de cethomme peut donc traverser la mer et percer l’enveloppe qui recouvrele cœur ! Et moi ! et moi ! ajoutait-il avec unfrisson ; n’a-t-il pas parlé comme si son œil eût sondé maconscience ?

Il s’arrêta au sommet de la montée quidomine le bourg d’Orlan. C’était une belle journée deprintemps ; le paysage souriait au loin sous les rayons dusoleil : un paysage de Bretagne à l’horizon voilé par lavapeur diaphane, aux grandes forêts sombres qui s’avancent dans laplaine comme des promontoires dans la mer, aux landes rases commeun feutre, perdant au loin leurs nuances rosés et bleues. Gabrielessuya la sueur de son front et respira fortement, car il avait lapoitrine oppressée. Son regard embrassa le paysage ; il vitles forêts au penchant de la montagne, les prés verts au fond de lavallée, où vingt ruisseaux égaraient le ruban argenté de leurscours ; il vit les moulins déployer au vent leurs longuesailes, les fermes aux toits de chaume qui lançaient vers le ciel lajoyeuse fumée de leur âtre ; il vit les riches guérets et lestroupeaux immenses, cherchant au bord de l’eau l’herbe plusfraîche, et faisant à la rivière comme une frangemouvante.

Puis ses yeux tombèrent sur son vêtementusé.

— La nature est bien belle !pensa-t-il.

Puis il ajouta, tandis qu’un souriresceptique naissait parmi le trouble de son visage :

— Bien belle pour celui qui peut sedire : « Elle est à moi, je suis son maître ! »Ces forêts majestueuses m’appartiennent, moi seul y puis courre lecerf ou chasser le chevreuil ! Ces moulins qui animent lepaysage sont mes tributaires ; ces guérets mûrissent pour moila moisson ; tous ces ruisseaux sont là pour fertiliser mesterres, pour donner à boire à mes troupeaux. Ma vue est perçante etl’horizon est vaste : si loin que s’étend ma vue et quel’horizon se recule, tout ce que je vois est mondomaine !

Sa tête s’était redressée et un éclairjaillissait de son regard.

— Mais Dieu ! murmura-t-il tandisque son front pâle se voilait de nouveau.

Son regard glissa comme malgré lui versla petite église d’Orlan dont le clocher modeste semblait protégerle village. Autour de l’église le cimetière étendait sa verteceinture.

— Dieu ! répéta le cloarecdont les mains froides se pressaient contre ses tempes brûlantes,et la mort !

Il resta un instant immobile ; puissa tête révoltée secoua les boucles de ses longscheveux.

— L’éternité est plus longue que la vie,dit-il en prenant le livre d’église qui était sous son aisselle,mais la vie vient avant l’éternité !

Il y avait maintenant en lui une sortede fièvre, et il ouvrit le livre d’un geste convulsif.

— À droite pour l’éternité, à gauchepour la vie ! s’écria-t-il comme font les enfants qui jouent àla plus belle lettre.

Il fut obligé de regarder à deux fois,car sa vue était troublée. À droite il y avait le motRequiem, à gauche il y avait le motLoetare.

— La vie a gagné deux fois !s’écria le séminariste. L contre R ! joie etfête contre repos et mort ! Merci, mon paroissien.

Il referma le livre et descendit lacolline en courant. Derrière la haie d’ajoncs, à quelques pas de laplace qu’il venait de quitter, une tête étrange se dressa :une figure maigre et longue, encadrée dans les mèches d’une épaissechevelure grise.

C’était une vieille femme, portant uncostume de paysanne en soie noire. Elle regarda Gabriel quidévalait la colline. Elle étendit vers lui le bâton blanc à crossequ’elle tenait à la main.

— Joie et fête ! répéta-t-elle, àtoi qui es mon sang, Le Brec ! Le Brec ! à Treguern,repos et mort !

Quand Filhol de Treguern revint aumanoir, il n’avait point l’air d’avoir fait fortune. Ses habitsétaient râpés un peu plus qu’au départ ; son teint était plushâve, sa mine plus maigre. Dieu sait que Geneviève, sa femme, letrouvait beau comme il était ; mais la demi-sœur Marianne luidemanda dès l’arrivée : « Eh bien, frère, sommes-nousriches ? » Filhol répondit :« Patience ! » et quand Gabriel vint au manoir illui cria, de loin, par la fenêtre : « Tout vabien ! »

Filhol et Gabriel s’enfermèrent etrestèrent ensemble jusqu’au milieu de la nuit. Marianne essaya biende savoir un peu ce qu’ils disaient, car elle était curieuse commeune jeune fille qui doit devenir marquise et Parisienne, maisFilhol et Gabriel s’entretenaient à voix basse.

Nous allons dire maintenant ce qui sepassa, tout uniment et sans commentaires. Une semaine s’était àpeine écoulée depuis le retour de Filhol lorsqu’il tomba tout àcoup dangereusement malade. Au bout de trois jours, le mal avaitfait des progrès tels que tout espoir de guérison était perdu. Lemédecin du canton, qui n’était pas de première force, après avoirordonné les sangsues et l’émétique, déclara que l’art humain étaitimpuissant contre le sort. Filhol, bel et bien condamné, demandaqu’on le laissât seul avec Gabriel, son ami.

Ce pouvait être le dernier vœu d’unchrétien, puisque Gabriel se destinait à être d’Église. Marianne etLaurence se retirèrent ; la pauvre Geneviève les suivit,suffoquée par ses sanglots. Une heure après, Gabriel sortit de lachambre en tenant un mouchoir sur ses yeux et en disant :« Mon pauvre ami a rendu le derniersoupir ! »

Geneviève faillit tomber morte, car elleaimait son mari tendrement ; Laurence resta comme frappée dela foudre, et Marianne, elle-même, répandit quelques larmes :pas beaucoup.

Il est d’usage, au bourg d’Orlan commeailleurs en Bretagne, de faire la veillée publique dans la chambredu mort ; mais Filhol de Treguern n’était pas un paysan et sesancêtres avaient fait assez de bien à la paroisse d’Orlan pourqu’il lui vînt un veilleur du presbytère. Le recteur était absent,le vicaire était malade ; Gabriel les remplaçait tous les deuxautant que cela se pouvait. Gabriel veilla donc auprès du corps deTreguern, non seulement comme ami, mais encoreofficiellement.

Et l’on raconta dans le bourg quelquesparticularités assez remarquables de cette nuit funèbre. D’abord levase d’eau bénite et le goupillon restèrent à la porte, en dehors.Personne n’eut le droit d’entrer pour asperger le défunt, commec’est la coutume et le devoir. Ceux qui vinrent purent entendreseulement le cloarec Gabriel réciter à haute voix laprière des morts dans la chambre funéraire.

Quant à Geneviève la veuve, quant àMarianne et à la petite Laurence, elles étaient toutes les troisdans la pièce d’entrée : Geneviève, immobile de stupeur, lesyeux sans larmes, tenant son enfant dans ses mains froides.Marianne, adossée contre la fenêtre, Laurence accroupie dans lapoussière. On devinait, ou l’on croyait deviner qu’elles n’avaientpoint la permission d’approcher du lit où le défunt Treguern étaitétendu.

Vers le matin, Marianne et un voisincharitable s’en allèrent à la mairie faire la déclaration du décèsqui, déjà, était mentionné sur le livre de la paroisse, par lessoins de Gabriel. Il fut admirable, ce Gabriel ! lui-même etde sa main il ensevelit son ami ; lui-même et de sa main ilcloua le cercueil. Le vicaire se leva de son lit pour dire la messed’enterrement et ce fut encore Gabriel qui fit ce qu’il fallaitfaire au cimetière.

Le commandeur Malo vint quand tout étaitfini. Quelques paysans restaient seulement autour de la tombefraîchement recouverte. Les paysans de Bretagne restent là le pluslongtemps qu’ils peuvent ; ils sont friands outre mesure del’émotion qu’on éprouve auprès des morts. Le commandeur Malos’approcha de la tombe, mais il ne se mit point àgenoux.

— Treguern ! Treguern !Treguern ! prononça-t-il distinctement à troisreprises.

Et tandis que l’assistance frissonnaitépouvantée, il inclina son oreille vers la terre comme s’il eûtattendu une réponse.

Geneviève s’approchait, portant unepauvre petite croix où était le nom de Filhol, son mari. Lecommandeur Malo prit la croix et la coucha sur la terre fraîche.Les paysans voulurent la planter debout. Le commandeur les repoussaet dit :

— Attentiez ! j’ai vu Treguernhier, et je n’ai pas vu le voile. Je viens d’appeler Treguern, etTreguern n’a pas répondu. Treguern mourra trois fois, et sa tombesera de marbre, comme celle du grand chevalierTanneguy !

Vers la fin de cette même année, onpouvait rencontrer Geneviève, le sourire aux lèvres, avec la petiteOlympe dans ses bras. Geneviève n’allait plus jamais au cimetière,où elle avait tant pleuré ! Les gens du bourg d’Orlan disaienttout bas que la pauvre jeune femme était folle. Où allait-elle,quand Laurence la voyait partir la nuit, portant la petite Olympesur son sein ? La mère qui fait le mal laisse l’enfant dans leberceau, et Geneviève, d’ailleurs, était si sainte ! Genevièvene pouvait pas faire le mal.

Certes, elle n’allait point où allaitMarianne, la demi-sœur.

Quelques-uns l’avaient rencontrée,Geneviève, aux environs de la Tour-de-Kervoz. On parlait d’uninconnu à l’aspect sombre, errant, vers l’heure de minuit, entre lemanoir de Treguern et la Pierre-des-Païens.

Au rez-de-chaussée de la Tour, sous leréduit où le commandeur de Malte vivait dans sa fantastiquesolitude, un soupirail s’ouvrait. Les paysans attardés croyaientapercevoir, parfois, au travers des broussailles, une lueur faiblepar l’ouverture de ce soupirail. Il s’en trouvait même qui disaientavoir entendu des voix qui semblaient sortir des entrailles de laterre ; ils spécifiaient, car ceux qui font ces récits nemanquent jamais de chercher les détails qui donnent la physionomieet la vérité : selon leurs rapports, une de ces voix étaitcelle de Gabriel, l’autre appartenait à Geneviève de Treguern, etquand elles se taisaient, on pouvait ouïr le babil joyeux de lapetite Olympe.

Mais il y avait encore une autre voix etici les raconteurs hésitaient. La sueur froide venait parfois àleurs tempes, car cette autre voix qui sortait du soupirailressemblait à la voix de Filhol. Et ce n’était pas d’aujourd’hui,croyez-le, que les morts revenaient à laTour-de-Kervoz !

Cela dura jusqu’à la nuit du 15 août del’année 1800 ; cette nuit, il y eut une grande tempête. Deuxsergents traversèrent la lande, venant de Redon, ainsi qu’unétranger qui portait une valise.

Deux coups de feu retentirent vers lechemin des Troènes et l’on trouva des traces rouges auTrou-de-la-Dette, où le commandeur de Malte vint planter une croixle lendemain.

Puis la Tour-de-Kervoz resta muette etsombre ; aucun bruit, aucune lumière ne passèrent plus par lesoupirail. Le cloarec Gabriel avait quitté lepresbytère ; Geneviève de Treguern ne rentra point au manoiret la voix de Filhol, le mort, cessa de se faire entendre auxpassants effrayés.

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