L’Homme sans bras

Chapitre 13LA CLOCHE DE QUATRE HEURES

 

Trois heures du matin venaient de sonner àl’église Saint-Eustache. À ce moment, où Paris tout entiersommeille encore, il y a déjà grand mouvement et grand bruit autourdes halles. Du marché des Prouvaires à la fontaine des Innocents,une population campagnarde, que le citadin paresseux ne connaîtpas, grouille et s’agite ; c’est la bourse des poissonniers,des maraîchers, de tous ces négociants aux souliers ferrés, auxmains calleuses, toujours armés du fouet, qui se chargentd’assouvir la gourmandise parisienne. Autour de la fontaine, lespavés disparaissaient sous les grands paniers de fruits quicouvraient le sol jusqu’au trottoir de la rue aux Fers.

Les campagnards étaient là, gardant leurmarchandise, immobiles, calmes, et laissant s’agiter la foule desacheteurs.

Si vous avez vu, aux courses de Longchamp, leschevaux engagés piaffer et blanchir le mors, impatients du signalqui se fait attendre, vous aurez une idée de ce qui se passe parmiles regrattiers victimes des rigueurs du règlement, souffrant lesupplice de Tantale, et placés là au milieu de tant de fruits, desi beaux melons et de légumes si frais sans pouvoir tendre la mainpour les saisir.

Personne ne peut devancer l’heuremarquée ; il faut que le premier son de la cloche municipaleait tinté pour que les achats commencent. Auparavant, on peutcrier, marchander, se disputer, mais on ne peut pas faire la mainmise, comme disaient les Romains, et placer sa marque sur le panierconvoité.

Aussi, dès que la cloche sonne, quelle fête etquelle bataille ! La chaîne morale est rompue, le flots’élance, la marée monte, envahissant le rivage défendunaguère ; on se rue, on se bouscule, on se gourme ; delongs cordons sont passés autour des paniers avec une vélocitéprodigieuse, et ces cordons veulent dire : « N’y touchezpas ! »

Le cordon est chose sacrée ; c’est commele frêle scellé que la justice pose sur le coffre-fort du défunt etqui vaut mieux que toutes les serrures du monde.

Le campagnard, impassible au milieu de cettefièvre, fume tranquillement sa pipe et regarde toujours. Peu luiimporte la couleur des cordons ; il sera payé comptant et il adit son prix d’avance ; l’argent de celui-ci vaut l’argent decelui-là.

Au bout d’une minute, la tempête s’apaise,tous les paniers sont marqués et il ne reste plus qu’à verser dansla bourse de cuir du Normand le prix des belles pêches veloutées,des raisins vermeils ou des poires odorantes.

Normand est le nom générique des rustiquescourtiers qui centralisent l’achat dans les campagnes et quiviennent traiter sur le marché de Paris.

Mais ce n’est rien que l’espace qui entoure lafontaine des Innocents. Paris jeûnerait lamentablement s’il n’avaitque ces bagatelles à mettre sous sa dent. Les rues voisines sontencombrées et pendant que les voitures attendent le long des quais,sur les ponts et jusque sur la place du Châtelet, de véritablesmontagnes de légumes s’entassent sur les trottoirs, deSaint-Eustache au Pont-Neuf, du Pont-Neuf à la rue Saint-Denis. Àl’abri de ces collines de choux, de poireaux et de laitues, desfemmes sauvages sont couchées nonchalamment dans la poussière, s’ilfait beau ; dans la boue, si le temps est à la pluie. On dortlà comme ailleurs. Si l’on préfère causer, il faut de l’eau-de-vieet l’eau-de-vie ne manque pas dans ces parages où Paul Niquet,comme un vieux fleuve, épanche nuit et jour son urneintarissable.

C’était dans la rue de la Ferronnerie, nonloin de cette voûte monumentale qui donne entrée sur le marché, enface de la fontaine. À cent pas à la ronde on ne dormaitpoint ; les gardiennes des diverses montagnes de légumes quiprolongeaient leur chaîne le long du trottoir s’étaient formées enconciliabule et causaient au-devant de la voûte. Les acheteurs quicommencent à venir en foule, passé trois heures sonnées, étaientlà, et faisaient leur choix ; mais ils trouvaientdifficilement à qui parler, parce que le club des villageoisesagitait un sujet du plus saisissant intérêt. Si bien qu’acheteurset acheteuses, après avoir tenté vainement d’entamer leur marché,s’approchaient du groupe à leur tour et se prenaient à écouter.

Il s’agissait d’un meurtre commis, cettenuit-là même, au milieu de circonstances très extraordinaires. Etque n’oublierait-on pas pour parler d’un meurtre !

— Tout jeune, je vous dis, tout jeune !s’écriait une bonne femme dont la figure rougeaude disparaissaitsous son ample marmotte, et beau comme un chérubin !

— Vous l’avez donc vu, madame Michel ?demanda-t-on de toutes parts.

— Je n’ai pas eu cette chance, répliqua labonne femme avec amertume, je suis arrivée un quart d’heure troptard ; mais le Normand de chez nous l’a vu et dit que c’étaitun gentil brin de garçon avec des yeux bleus commel’amour !

— Mais que lui avait-il donc fait, àl’autre ? demanda une voix dans la foule ; était-ce pourune batterie ?

— On ne sait pas, repartit Mme Michel, etje ne peux vous dire que ce qui m’a été dit. C’est derrière l’Alléedes Veuves : il y a la maison d’une marquise qui est là commequi dirait le tas de Mme Mathieu vis-à-vis, figurez-vous uneautre maison plus petite, qui serait à la place du tas deMme Richard. Entre les deux maisons, comme ici où nous sommes,on les a trouvés tous les deux couchés l’un sur l’autre… et le plusétonnant, c’est que trois particuliers sont venus prendre lecadavre, sous prétexte de lui donner des secours, et l’ont escamotécomme une muscade !

— Ça ne se cache pas sous une motte d’herbe,un corps, fit observer Mme Richard avec incrédulité.

— Voilà ! moi je vous dis ce qui m’a étédit. Et Dieu sait qu’il y a du monde depuis l’Allée des Veuvesjusqu’aux Invalides, pour parler de cette affaire-là !

— Est-ce qu’on n’a pas fouillé lesmaisons ? fut-il demandé.

— On a fouillé la maison de droite, quiappartenait au jeune défunt. Et devinez ce qu’on atrouvé ?

Mme Michel fit une pause ; toutesles oreilles s’ouvrirent.

— On a trouvé au fond d’une cave, reprit-elle,un grand vilain nègre qui était ivre mort.

Il y eut un murmure dans le groupe ; lenègre faisait de l’effet.

— Mais j’en oublie, dit encoreMme Michel, parce que tout ne me revient pas à la fois. Ilavait des domestiques, vous sentez, ce jeune homme. Eh bien !les juges ont trouvé la maison toute seule ; pas uneâme ! Et quand les domestiques sont revenus, après minuit, ilsont dit qu’on les avait envoyés, l’un ici, l’autre là, de la partde leur maître. Qui ça ? Probablement l’autre jeune homme,celui qui s’est échappé du corps de garde.

— Il s’est donc échappé, le scélérat !s’écrièrent ceux et celles qui n’avaient pas entendu lecommencement de l’histoire.

Mme Michel les regarda de travers.

— Puisque je vous dis, répliqua-t-elle, qu’ilétait déjà évadé quand j’ai passé avec ma voiture devant le corpsde garde de l’Esplanade ! Les soldats couraient partout lechercher. Et le monde qui était là ne se gênait pas pour dire qu’onavait eu tort de le mettre tout seul dans la chambre de derrière,qui n’a qu’une méchante grille et qui donne sur l’Esplanade…

— Oh ! oh ! fit une basse-taillesous la voûte, on parle du blanc-bec qui a fait le mauvaiscoup ?

— Monsieur Monnerot ! monsieurMonnerot ! s’écria l’assemblée en chœur.

Mr Monnerot était le Normand de chez nous,cité par Mme Michel. Il s’avança, le bonnet à mentonnière surles oreilles, la pipe à la bouche et les mains sous lablouse ; le cercle s’ouvrit pour le laisser passer.

— Pas vrai, monsieur Monnerot, que vous l’avezvu ? dit Mme Michel.

— Comme je vous vois : pas plus gêné,répondit le Normand. Ma voiture passait devant le pont desInvalides au moment où les soldats l’amenaient des Champs-Élysées.Quant à être un joli sujet, c’est un joli sujet !

— Il y en a tant comme cela, des physionomiestrompeuses ! firent observer Mme Mathieu, propriétaire dutas de droite, et Mme Richard, propriétaire du tas degauche.

— Ça a fait un embarras tout de suite le longdu quai, reprit Mr Monnerot, et nous avons eu le temps d’apprendreles tenants et les aboutissants. Quand le blanc-bec a été dans lecorps de garde, il est venu un petit garçon de quinze à seize ansapprochant, qui voulait le voir et qui disait : « Je suisson frère. » J’ai l’œil fin, moi, sans que ça paraisse, et jeme suis douté tout de suite que c’était une donzelle déguisée.

— Et on l’a laissé entrer ? s’écria lafoule dont la curiosité se réveillait plus vive.

À chaque instant le groupe allaitgrossissant ; il occupait déjà presque toute la largeur de larue.

— La chose regarde le chef du poste, dit MrMonnerot, et il sera puni, s’il a fauté. Tant il y a que pas dixminutes après l’entrée du soi-disant gamin, on a crié à l’intérieurdu corps de garde et que tous les pousse-cailloux sont sortis avecleurs fusils comme s’ils voulaient ravager le quartier ! Maisbast ! la nuit était noire : on a eu beau battrel’Esplanade, l’oiseau était envolé !

— Et le gamin qui était unedonzelle ?

— Cherche ! pas plus de gamin que sur lebout de mon nez ! Après un peu de temps, on a fait remarcherles voitures, et j’ai laissé les badauds bavarder devant la portedu corps de garde.

— Alors, vous ne savez pas ce qui s’en estsuivi, monsieur Monnerot ? demanda Mme Michel d’un toninsinuant.

— Je pense bien qu’il ne s’en est rien suivi,repartit le Normand.

Mme Michel, recouvrant aussitôt sonimportance, lui tourna le dos et s’adressa directement aupublic :

— Eh bien ! dit-elle, c’est peut-être leplus étonnant, voyez-vous ! Quand notre voiture est passée, àson tour, devant le corps de garde, les soldats étaient là toutébahis. Il faut que cet assassin, puisque assassin il y a, soit unjeune homme de grande famille…

Le Normand haussa les épaules.

— Chapeau de paille, grommela-t-il, jaquettede gros velours et pantalon de toile !

— La toilette n’y fait rien, dit la bonnefemme, on peut se déguiser. Ce n’est pas un jeune homme du communqui aurait été réclamé comme ça par une marquise, par une comtesseet par un comte !

Il y eut presque tumulte à ce coup.

— Quelle marquise ? demanda-t-on.

— Quelle comtesse ?

— Quel comte ?

Mme Michel prit une attitude digne et mitses grosses mains sous son tablier.

— Je ne peux vous dire que ce qui m’a été dit,mes enfants, répliqua-t-elle, et qui est-ce qui disait cela ?les soldats du poste eux-mêmes. Quant à savoir le nom de cettemarquise, le nom de cette comtesse et le nom de ce comte, vous m’endemandez trop long. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je lirai demainle Journal du Commerce pour voir les détails de toutcela.

Il arriva ce qui a toujours lieu en pareilcas : le groupe se subdivisa en une quantité de petits clubsoù l’histoire brodée de mille façons diverses fut reproduite pourl’édification des tard-venus. Mr Monnerot, resté seul avec quelquesfidèles, affirmait que si le blanc-bec se trouvait jamais sur sonpassage, il le reconnaîtrait certainement et lui mettrait la mainau collet sans cérémonie.

On entendait cependant, vers la rueSaint-Honoré, la marche lourde d’un fiacre qui s’avançait comme ilpouvait au milieu des obstacles accumulés sur sa route. Les bonnesfemmes commises à la garde des tas de légumes se regardent commechez elles dans la rue de la Ferronnerie. Elles trouvent mauvaisque les gens du quartier regagnent leur domicile en voiture.

— En effet, disent-elles, une douzaine dechoux est bien vite écrasée !

Au bruit du fiacre, les groupes commencèrent àse débander et chaque sentinelle alla veiller à la base de son tas.La voiture, fourvoyée au milieu de cette immense boutique deverdure, récoltait une honnête moisson d’invectives sur sonpassage. Le cocher, qui connaissait peut-être, par expérience, lesmœurs un peu sauvages de ces latitudes, faisait la sourde oreilleet suivait patiemment son chemin.

Comme il arrivait vis-à-vis de la fontaine, leréverbère placé sous la voûte jeta ses rayons à l’intérieur dufiacre ; une petite figure pâlotte et sculptée encasse-noisette fut éclairée tout à coup ; puis la lueur tombasur une autre figure. Mr Monnerot poussa un cri d’étonnement ;il étendit le bras vers le fiacre, et les commères quil’entouraient purent voir un beau jeune homme coiffé d’un chapeaude paille et vêtu d’une jaquette de velours.

— Arrêtez le fiacre, commanda Mr Monnerotd’une voix tonnante.

La figure en casse-noisette sortit à moitiépar la portière et dit :

— Au galop !

Le cocher fouetta ses chevaux, et en mêmetemps les deux stores se fermèrent. La foule, cependant, s’étaitmise en mouvement ; Mr Monnerot, qui avait l’air d’undéterminé, s’élança sur les traces du fiacre en criant :

— C’est lui ! je jurerais que c’estlui !

Le fiacre s’engageait au trot de ses deuxrosses efflanquées dans la rue de l’Aiguillerie. Le résultat de lapoursuite ne pouvait être un instant douteux, car la foule gagnaitdéjà du terrain, et le cocher n’aurait pas pu presser davantagel’allure de ses bêtes, quand il se fût agi de conquérir unefortune. Monnerot disait déjà dans son triomphe facile :

— Il est à nous ! Nous letenons !

Mais en ce moment le son de la cloche dequatre heures jeta son appel magique. Ce fut comme un coup debaguette. Monnerot s’arrêta un pied en l’air et fit volte-face avecimpétuosité ; paysans et marchands l’imitèrent ; lefiacre n’existait plus, on ne songeait qu’aux paniers abandonnés etaux tas de légumes livrés sans défense au pillage. Monnerot futculbuté deux fois dans cette frénétique déroute et il y en eut debien plus maltraités que lui.

Au premier tintement de la cloche, le cocher,qui savait son affaire, remit ses rosses au petit trot ; iltourna paisiblement l’angle de la rue Saint-Denis et vint s’arrêterau milieu même du marché, devant cette maison à six étages quiporte un pigeonnier à son sommet.

C’était au plus fort de la tempêtecommerciale. On vendait, on achetait avec fureur, à coups de poingset au comptant. La halle présentait l’aspect d’une furibonde mêlée.Tous les meurtriers de l’univers auraient pu passer en ce momentsans qu’on prît garde à eux.

La portière du fiacre s’ouvrit ; lafigure en casse-noisette descendit avec précaution et tira lasonnette de la maison à six étages. Après lui vint ce beau jeunehomme coiffé d’un chapeau de paille et vêtu d’une jaquette en grosvelours.

— Entrez, mon camarade de voyage, lui dit MrPrivat après avoir payé le cocher ; ce que je vous avaisannoncé est arrivé de point en point ; nous nous sommes revusplus tôt que vous ne pensiez, vous n’avez pas trouvé ce que vouscherchiez, vous avez trouvé ce que vous ne cherchiez pas. À Parisplus qu’ailleurs la vie est une loterie : qui sait simaintenant vous n’avez pas le bon billet dans votrepoche ?

Il ferma la porte sur Tanneguy anéanti desurprise, pendant que le fiacre vide descendait vers les quais.

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