L’Homme sans bras

Chapitre 15LES PAPERASSES DE Mr PRIVAT

 

Voilà un homme qui ne rêvait point demarguerites, Mr Privat ! et pour qui personne ne consultaitl’oracle mignon de la fleur des champs ! Vive Dieu ! dela sciure de buis sur de l’encre fraîche, de la vieille encre surdu papier jauni, ce sont là de jolies choses et qui sentent aussibon que les pâquerettes !

Il était dans son cabinet. Par économie encoreplus que par besoin de se mettre à l’aise, il avait dépouillé sonbeau costume de bal : une robe de chambre grisâtre, qui leservait fidèlement depuis les jours de sa jeunesse, grimaçait surson torse maigre, et la casquette pointue avait repris son poste ausommet de son crâne.

Il était assis devant sa grande table, sousl’abat-jour même de sa lampe ; autour de lui les paperassess’amoncelaient comme naguère s’entassaient les choux et les laituessur les trottoirs des rues voisines. Il était là dans soncentre ; ses regards clignotants caressaient ce fouillis degribouillages poudreux ; il allait de l’un à l’autre pluscontent que l’avare baignant ses mains dans l’or de sa caveemplie.

— Il y aurait eu un moyen, dit-il en remontantses lunettes jusque sur son front pour essuyer ses paupièresfatiguées ; si on avait laissé mon camarade Tanneguy entre lesmains de la justice, il aurait bien fallu, cette fois, que lalumière se fît. Et, à tout prendre, je ne suis pas l’esclave decette enchanteresse, et je ne crois pas aux fantômes. Si la belleOlympe ne me dit pas ce que je veux savoir, il est encore temps derevenir sur nos pas, tant pis pour mon compagnon devoyage !

Il prit sur la table un registre de tailleimposante, fatigué, sali, luisant, et se mit à le feuilletervivement.

— Mes notes de vingt années !murmura-t-il ; que de tâtonnements ! que d’hypothèsesfolles ! Mais j’ai suivi le fil, et je suis bien prèsmaintenant de la porte du labyrinthe !

Il trempa sa plume dans l’encre et sur ladernière page à demi remplie, il écrivit une douzaine delignes ; sans doute le résumé de ce qu’il avait appris dans lajournée. Puis il repoussa le registre, allongea ses jambes sous latablette et mit ses deux mains en croix.

— Récapitulons, se dit-il : vers la findu siècle dernier, une compagnie anglaise, qui devait avoir denombreux imitateurs, se forma pour exploiter à la fois deuxsentiments vivaces en nous : la tendresse du père de familleet de l’égoïsme ambitieux ; cette compagnie, qui prit le nomdu Campbell-Life, general assurances,annuities on survivos-hip, en l’honneur de son fondateur,offrit aux uns la combinaison des assurances en cas de mort, auxautres les chances entraînantes de la tontine. Aux premiers elledit : Si vous mourez, je donnerai du pain à vosenfants. Aux autres elle cria : Vivez seulement, etje vous ferai riches ! Un jeune garçon, qui étudiait pourêtre d’église et qui se nommait Gabriel, apporta au pauvre bourgd’Orlan un journal anglais qui contenait l’annonce pompeuse decette nouvelle entreprise ; ce jeune homme se fit l’ami dudernier Treguern ; le dernier Treguern se rendit à Londres unbeau jour afin de s’assurer en cas de mort pour une somme de centmille francs. Pendant ce voyage, le cloarec Gabriel se miten rapport avec un agent international et souscrivit à la tontinepour vingt annuités de cent mille francs chacune ! Rien quecela !

Ici Mr Privat s’interrompit et enfla sesjoues.

— Il était à peine majeur, ce Gabriel,grommela-t-il, quand il eut cette idée-là ! Forte tête decoquin !

« Gabriel, reprit-il, poursuivant sonrésumé à l’aide de ses notes tour à tour consultées, n’avait pas unsou vaillant, et sa première annuité était payable au 16 août del’année 1800. Filhol de Treguern revint au pays et fit une chosequi peut paraître invraisemblable à notre époque de tranquillité,mais qui réellement n’était que hardie au milieu du trouble quesubirent si longtemps nos provinces de l’ouest après la chute de laroyauté. Grâce à Gabriel, qui demeurait au presbytère d’Orlan, etqui put l’aider de plus d’une manière, Filhol feignit une maladiemortelle au mois de septembre 1799. Gabriel constata son décès surles registres de la paroisse, et Filhol, légalement décédé, secacha dans les environs du manoir de Treguern, pour attendre que lacompagnie anglaise soldât son assurance en cas de mort.

« Cela fut long, parce que la guerrerendait très difficiles les relations entre les deux pays. Enfin,sur les instances réitérées de Gabriel, exécuteur testamentaire ducomte Filhol, un agent du Campbell-Life risqua le passagede la Manche et arriva en la ville de Redon, le 15 août 1800.

« Il y avait dix mois passés qu’on avaitmis en terre le cercueil vide contenant, suivant la croyancecommune, les restes du dernier Treguern ; pendant ce temps-là,Geneviève Lehir, épouse du comte Filhol, avait été le visiter danssa retraite ; elle était devenue mère et en cette même nuit,du 15 au 16 août, elle mit au monde un enfant du sexe masculin.

« Tout cela est clair comme lejour ! interrompit encore Mr Privat ; Gabriel assassinaFilhol de Treguern pour avoir les cent mille francs de l’Anglais etpayer sa première annuité. Il y eut ensuite le double baptême etl’échange des enfants, comme si ce Gabriel eût voulu déroberjusqu’aux chances de l’avenir à cette race de Treguern qu’il avaitdépouillée dans le présent et dans le passé. Le procès d’Étienne,accusé de meurtre, me mit sur la voie de ces infamies, et depuislors, je suis pas à pas la marche de l’ancien cloarecGabriel. Filhol était l’ami de Gabriel ; il mourut de mortviolente ; Jérôme Clément, le médecin de Laval, était l’ami deGabriel, il eut le même sort que Filhol. Johann-Maria Worms, lemarchand de diamants de Cologne, était encore l’ami de Gabriel, lemarquis du Castellat aussi. Laurence de Treguern était la fiancéede Gabriel… tous riches, tous morts à la même datefuneste !

« Et Gabriel, qui n’avait point deressources connues, payait toujours avec exactitude cette lourdeannuité de cent mille francs !

« Un enfant déduirait la conséquence decela. Mais il y a autre chose qui dépasse non seulementl’intelligence d’un enfant, mais qui va au delà des limites de laraison humaine : Ces morts vivent ! ou du moins plusieursd’entre eux.

« Pourquoi n’ont-ils pas revendiqué leursdroits ? Et si ce sont des fantômes, car l’esprit faiblitdevant ces bizarreries sans nom, pourquoi ne se vengent-ilspas ?

« Pourquoi Malo de Treguern garde-t-il lesilence, lui qui sait tout ? Pourquoi cette jeune filleétrange qui semble ne rien ignorer — Valérie — ferme-t-elle labouche ?…

Mr Privat s’égarait de plus en plus au traversde ces questions qu’il ne pouvait résoudre, lorsqu’il tressailliten sentant une main s’appuyer légèrement sur son épaule. La lampecommençait à pâlir devant les premiers rayons du jour. Il seretourna et vit auprès de lui mademoiselle Olympe de Treguern.

— Valérie ! s’écria-t-il, je désiraisvotre présence !

— Chut ! fit la jeune fille, qui mit undoigt sur sa bouche, la comtesse Torquati est là.

— Geneviève… Dans la chambre deTanneguy ?

— Je n’ai pas eu besoin de lui montrer lechemin, répliqua Olympe de Treguern avec un mélancolique sourirequi la faisait plus belle.

Comme Mr Privat allait reprendre la parole,elle l’arrêta d’un geste et dit :

— Je vous aientendu. Vous voulez me demander pourquoi toutes ces victimes ontoublié le soin de la vengeance ? Vous ne savez donc pasqu’elles ont fait plus encore ? Le chemin du meurtrier étaitrempli d’obstacles ; ces obstacles ont disparu devant ses pas.

— En effet ! balbutia le petithomme.

— Et, après le crime commis, est-iljamais resté une trace ? N’y avait-il pas toujours une mainmystérieuse qui venait enlever le cadavre et laver jusqu’aux tracesdu sang ?

— C’est vrai ! dit encore le petithomme.

Olympe de Treguern le regardait enface.

— Qu’ils soient morts ou vivants,dit-elle, ils marchent vers un but, et malheur à qui se mettrait entravers de leur route ! On m’avait dit une fois, à moi :Choisis entre ton frère Tanneguy et ton fiancé Stéphane.Mon cœur se révolta et je refusai, dans mon orgueil ; jevoulus les sauver tous les deux l’un par l’autre ; l’un parl’autre, j’ai failli les perdre tous les deux !

— Moi qui n’ai ni fiancé, ni frère…commença monsieur Privat.

Valérie fit un pas, et sa main s’appuyasur son épaule.

— Vous nous avez aimés, prononça-t-ellelentement, et, sous le caprice de votre curiosité, il y a je nesais quel dévouement chevaleresque. Mais déjà deux ou trois fois,sans le savoir, vous avez entravé la route de ceux que je sers.S’ils vous trouvaient encore sur leur chemin, je ne pourrais plusvous sauver.

— Croit-on me faire peur ? s’écriale petit homme prompt à se cabrer.

— Et vous ? demanda Olympe sansperdre son calme, voulez-vous empêcher que justice soitrendue ? Vous en savez assez pour me croire quand je vousdirai qu’à certaines situations, s’éloignant par trop des rainuresde la vie commune, les issues ordinaires — les issues légales —sont fermées. Mr de Feuillans sortirait peut-être vainqueur d’unebataille judiciaire où nulle preuve matérielle ne militerait contrelui.

— Peut-être ! fit le petit hommequi se redressa tout vaillant à l’idée de cette lutte. On ne saitpas.

Les yeux d’Olympe brillèrent.

— Ils n’ont pas combattu et souffertvingt ans, dit-elle, pour arriver à se dire :peut-être ! Ce n’est pas la probabilité qu’il leurfaut désormais, c’est la certitude.

« Je suis Treguern, reprit-elleaprès un silence et pendant que Mr Privat réfléchissait, mon frèreTanneguy, qui est là, et que j’aime, ne saura pas quelles mains ontbâti ce palais splendide où va revivre en lui la grandeur de notrenom. D’autres pourront cacher leur tristesse dans laretraite : lui, notre Tanneguy, sera heureux et seraglorieux ! Écoutez-moi — et tandis qu’elle parlait ainsi, sabelle taille se redressait si fière que Mr Privat, subjugué, lacontemplait avec admiration et respect — écoutez-moi, si j’ai malfait, que Dieu me juge ! Les regards de la justice humaineferaient évanouir comme le souffle d’un génie malfaisant, lesmagnificences de notre rêve. Je ne veux pas de la justicehumaine !

— Mais, objecta Mr Privat qui hésitait,vous êtes bien jeune, Valérie ! on a pu voustromper !

— Ils sont quatre, maintenant, répliquaOlympe de Treguern, parlant comme si son interlocuteur eût connu lefond du mystère : quatre, depuis cette nuit ; ces quatrehommes ont fait un pacte ; chacun d’eux veut pour soi lavengeance et pour leur chef — pour Treguern — ils veulent ce grandpouvoir que la richesse seule peut donner sur la terre. Lelendemain de la victoire, leur intérêt peut les faireennemis ; ce jour-là, je serai prête pour la lutte. Enattendant, êtes-vous avec nous ou êtes-vous contrenous ?

Mr Privat réfléchit un instant, puis ildit :

— Que faut-il faire ?

Olympe de Treguern lui tendit lamain.

— Pour toucher cette somme énorme, àlaquelle Mr de Feuillans a droit par son contrat, répondit-elle, ily aura des difficultés de plus d’une sorte. Les protections ne nousmanquent pas et le gouvernement lui-même nous soutiendra aubesoin ; mais vous pouvez nous servir mieux qu’un autre, vousqui vous êtes mis dès longtemps en rapport avec la compagnieanglaise. La première chose à faire est d’arriver à mettre entreles mains de Mr de Feuillans les vingt millions qui lui sont dus.Il le faut !

Mr Privat secoua la tête.

— On ne peut plus rien contre un hommequi a vingt millions ! dit-il. Prenez garde !

— Avec les moyens humains, c’est vrai,murmura Olympe de Treguern, mais ceux qui ne sont plus de ce mondeont d’autres armes…

Dans la petite chambre toute nue oùTanneguy dormait sur son pauvre matelas, les premiers rayons dusoleil entraient. La comtesse Torquati, belle de son émotion et decette immense joie des mères, était penchée au-dessus du lit etcontemplait Tanneguy dans le recueillement de son amour. De tempsen temps, ses yeux se tournaient vers le ciel avec unereconnaissance passionnée.

Elle se croyait seule. Mais de l’autrecôté de la porte vitrée qui servait de clôture à la cuisine,Étienne le Manchot, était agenouillé dans la poussière et regardaità travers les larmes qui lui emplissaient les yeux.

On eût dit que son âme passait dans sonregard et s’élançait vers cette femme penchée au-dessus du front deTanneguy endormi. Sa voix tremblante murmurait des paroles sanssuite, parmi lesquelles revenait toujours un nom prononcé avec unetendre vénération :

— Geneviève !Geneviève !

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