L’Homme sans bras

Chapitre 2RÉCITS ET TRADITIONS

 

On croyait aux revenants dans le cercle demadame la marquise du Castellat.

En cette année 1820, la noblesse donnait unpeu dans le libéralisme naissant. La marquise était folle du jeunelibéralisme, et le roi de ses salons, le lion de ses fêtes, MrGabriel de Feuillans, un libéral très avancé, était un esprit fort,un philosophe, presque un athée, mais il croyait aux revenants.

On le cotait très haut, ce beau Gabriel deFeuillans, dans le cercle de madame la marquise ; chacundisait comme lui ; pour l’amour de lui, on poussait volontiersle scepticisme jusqu’à la négation de Dieu ; mais on croyaitaux revenants. C’était la mode.

La marquise du Castellat habitait une maisonisolée et d’aspect mélancolique, située dans l’Allée des Veuves,vers remplacement actuel de la rue Bayard. La maison de la marquisen’avait pas sa façade sur l’Allée des Veuves ; elle étaitsituée entre deux jardins dont le premier servait de cour. Unegrille monumentale dressait ses hampes dorées des deux côtés d’unportail Louis XV. Entre le portail et l’hôtel, un labyrintheégarait ses routes savamment détournées, montrant, çà et là, desstatues blanches qui semblaient jouer à cache-cache derrière lescharmilles. L’hôtel était également de style Louis XV, mais nu etsans ornements. Il y avait quelque chose de triste dans l’aspect decette grande maison blafarde qui s’élevait toute seule au milieudes vieux arbres et présentait de loin au regard la perspective deses croisées closes.

Au delà de la maison, un parterre immenserejoignait des bosquets plantés à la française, à l’extrémitédesquels s’arrondissait un vaste salon de verdure. Puis c’étaient,autour du salon de verdure, des voûtes ombreuses, des chaumières enruine copiées dans les tableaux de Watteau, et des grottes,ah ! des grottes, superbes, à stalactites !

Le tout se terminait par une terrasse quidonnait sur cette place triangulaire et déserte où avait eu lieu lacatastrophe qui termine notre dernier chapitre.

Il y avait des fêtes très brillantes à l’hôteldu Castellat, surtout pendant la saison d’été. La mode avait adoptéces fêtes. La marquise, et ce n’était pas sa moindre gloire,passait pour être la confidente intime de Gabriel de Feuillans,l’homme étincelant et à la fois sérieux, profond et séduisant ausuprême, qui avait l’auréole des « amis du peuple »,comme on parlait encore alors, qui prisait pour un des mogols ducarbonarisme et que son audace heureuse allait bientôt faire plusriche qu’un prince des contes de fées. Mais, malgré la splendeurdes fêtes de la marquise et malgré la vogue que Feuillans fixaitdans ses salons, il y avait autour de sa maison je ne sais quoi demorne : une douleur ou une menace.

Le temps était aux choses vaporeuses ;Lamartine accordait sa lyre mélancolique. Chateaubriand chantait lafuneste agonie de René, Byron sculptait dans une nuée d’orage deshéros inconsolables. Le succès était au noir.

Beaucoup pensaient, quelques-uns mêmedisaient, en riant du bout des lèvres, qu’il y avait dans cettedemeure un mystérieux élément de deuil.

Le hasard, il faut l’avouer, se faisait lecomplice de ces rumeurs, et il ne se passait guère de saison sansque, par une porte ou par l’autre, la tragédie ne vînt se jeter,chez la marquise, à la traverse du plaisir. Les histoires nemanquaient pas : la jeune sœur de la marquise, Laurence deTreguern, était morte subitement le jour de l’Assomption, unesemaine avant le 22 août 1817, jour fixé pour son mariage. Lemarquis du Castellat avait mis, dit-on, dans la corbeille, desdiamants qui ne furent point retrouvés et qui avaient une valeur deplus de cent mille francs.

On racontait d’étranges détails sur la fin dumarquis de Castellat lui-même. Ce vieux gentilhomme n’avait pointde plus cher ami que Mr de Feuillans. Un soir de l’année suivante,c’était un 15 août, Mr le marquis mit toute sa maison sur pied,parce qu’un vol important avait été commis dans son cabinet. Onl’entendit à plusieurs reprises répéter : « Je connais lemalfaiteur. »

Le lendemain, Mr le marquis fit atteler debonne heure et ordonna qu’on le conduisît au parquet, afin dedéposer sa plainte. Mais il n’accomplit point ce dessein parcequ’il fut frappé, en route, dans sa voiture même, d’une attaquemortelle, pour laquelle les médecins trouvèrent un nom.

Il y avait sur l’hôtel du Castellat biend’autres histoires. La marquise actuelle était de cette antiquerace de Treguern, dont le nom écrit déjà tant de fois dans cespages était légendaire en Bretagne, et défrayait les veilléesvillageoises de Vannes jusqu’à la Roche-Bernard.

Il n’est pas rare de voir ces chevaleresquesmaisons perdre leur origine dans la féerie. Tout le monde connaîtla sirène de Lusignan et l’esprit follet de Rieux. L’idéesurnaturelle que réveillait chez les paysans morbihannais le nom deTreguern était d’un genre moins gracieux : ce n’était pas unefée aux gentils caprices qui se jouait dans les armoiries deTreguern, ce n’était pas un lutin léger battant à minuit les eauxdu grand étang : c’était la fièvre effrayante des morts qui nepeuvent dormir dans leur cercueil ; et c’était cette doublevue sinistre qui permet de lire d’avance l’heure du trépas sur lecadran de l’avenir.

Il n’y avait pas de marbre assez lourd pourretenir Treguern en sa tombe, et Treguern avait le don redoutablede voir la mort au moment où elle allait se glisser derrière savictime sans défiance : Au bal et à l’église ! en forêt,quand le cor joyeux jetait à l’écho sa fanfare ; autour de latable des festins, partout ! On savait cela, et plus d’unhomme fort tremblait quand tombait sur lui le regard de Treguern,prophète.

Et c’était une chose bien étrange que la façonmême dont s’opérait cette double vue. Quand un Treguern se trouvaiten face de celui qui devait mourir, un voile noir, semé de larmesblanches, s’étendait entre eux deux. Ce fait extraordinaire étaitconsacré par les émaux mêmes de l’écusson de Treguern, écusson silugubre que madame la marquise du Castellat n’avait point voulul’accoler, sur ses équipages, aux armoiries de feu son époux. LeMadré de Treguern portait de sable semé de larmesd’argent, « qui est le drap mortuaire », ajoutel’armorial de Pontivy.

On rencontrait assez souvent, à l’hôtel duCastellat, un bonhomme aux mœurs bizarres, qui passait pour avoirl’esprit un peu affaibli et qui était le dernier mâle du nom deTreguern. C’était le commandeur Malo, que nous avons vu arriver deBretagne dans la même voiture que Tanneguy et Mr Privat, et quiapportait avec lui ces trois grandes caisses de bagages. Certainesgens regardaient le commandeur Malo comme un fou inoffensif. Àd’autres gens le commandeur Malo faisait peur.

Il étudiait beaucoup à sa manière et possédaitla plus belle bibliothèque de grimoires qui se puisse imaginer. Ilavait voyagé. La Hongrie, la Moravie, la Silésie et la Pologne luiavaient montré leurs vampires ; il connaissait ce cimetière deKadam, en Bohême, où l’on est obligé d’enchaîner les cadavres pourles empêcher de se ruer sur les vivants. Il avait vu, à Belgrade,les œufs de coq qui contiennent des serpents. La chiromancie,l’alectromancie, l’hydromancie et la divination par l’argent enfusion lui étaient familières. Il savait tout ; il avait toutvu, et il disait qu’il n’avait rien vu de pareil au spectacle d’unenuit de la Toussaint passée sur la lande de Carnac enBretagne !

Dans ses voyages, il faisait collection defragments de pierres tumulaires. L’appartement qu’il occupait àl’hôtel du Castellat était tout plein de ces collections auxquellesles trois caisses venues de Bretagne avaient réuni leursrichesses.

C’était un homme d’un âge avancé déjà,extrêmement doux de caractère ; il était timide plus qu’unenfant, et l’on avait bien de la peine à lui faire ouvrir la bouchedevant une nombreuse assemblée. Mais, quand il parlait, c’étaitterrible, et la marquise avait de lui une frayeur superstitieuse.Si, parmi les hôtes de l’hôtel du Castellat, nous avons parléd’abord du pauvre commandeur Malo, c’est à propos de la traditiondu voile noir semé de larmes blanches et de l’écusson des Treguern.Le don traditionnel de seconde vue avait joué, en effet, un rôledans la vie du commandeur.

Trente-cinq ans avant l’époque où va serenouer notre drame, le commandeur était un joyeux jeune homme, quine songeait guère à quitter le monde. C’était un soir d’automne,dans cette grande métairie demi-ruinée que nous connaissons déjàsous le nom de Château-le-Brec. Un festin modeste et frugal, festinde fiançailles pourtant, se célébrait à la métairie. La fiancéeétait une belle jeune fille qui avait nom Catherine Le Brec deKervoz ; le fiancé, tout jeune et tout heureux, était Malo LeMadré, cadet de Treguern. Celui-là eût ri de bon cœur, si quelqu’unlui avait dit que, quinze jours après, il ferait vœu de célibatpour entrer dans l’ordre de Malte.

Le dîner fini, on dansa sur l’aire, Catherineet Malo étaient ensemble ; tout à coup, on vit Malo chanceler.Il quitta brusquement sa fiancée.

— Où vas-tu ? lui demanda-t-on.

— Chercher Dieu, répondit-il.

Et il se traîna jusqu’à la paroisse enpleurant.

— Recteur, dit-il, allumez les cierges pourCatherine Le Brec qui va mourir !

Il revint à la ferme où Catherine l’attendait,fâchée de son absence :

— Catherine ! Catherine !s’écria-t-il, dépouille ces habits de fête. Tu as le temps de teconfesser et de donner ton âme à ton maître.

Elle était loin, la joie du repas desfiançailles. Après le premier moment d’étonnement, un murmurecourut parmi les parents et les amis. On disait :

— Malo a vu le voile de Treguern !

Et Catherine, toute pâle, vint lui prendre lesdeux mains.

— Est-ce vrai, Malo, demanda-t-elle entremblant, est-ce vrai que tu as vu entre toi et moi le voile deTreguern qui annonce la mort ?

Le prêtre arrivait sur le seuil.

— Vite ! vite ! s’écria le jeunehomme, au lieu de répondre. Confesse-toi, Catherine mabien-aimée ! la mort n’attend pas !

Catherine s’agenouilla au côté du prêtre.Quand elle eut fini de se confesser, une goutte de sang rougit salèvre ; elle se tourna vers son fiancé en disant :« Merci ! », puis elle mourut d’un anévrisme quivenait de se rompre.

L’ordre de Malte recevait encore desprofessions. Malo porta le deuil de son bonheur sous la robe desnovices de Malte. Quand l’ordre fut dispersé, Malo étaitcommandeur. Il n’avait pas désiré la liberté ; la liberté pesasur lui comme un fardeau, il revint en Bretagne où sa familleluttait contre l’adversité. Douairière Le Brec lui permit des’arranger un abri dans les décombres de la Tour-de-Kervoz. Malopassa là plusieurs années ; sa nouvelle demeure n’était pasfaite pour guérir l’exaltation de son esprit. Il se séquestraentièrement, et s’enfonça de plus en plus dans les espaces du mondeimaginaire. Les paysans avaient presque oublié les traits de sonvisage, car il ne sortait jamais le jour ; mais si, parfois,dans la lande d’Orlan, sous les saules du pâtis de Treguern ou lelong des murs du cimetière, on voyait glisser dans les nuits sanslune, lentement et silencieusement, une grande forme noire, chacunsavait bien que c’était le commandeur de Malte.

Douairière Le Brec, qui n’avait peur depersonne, aurait jeûné toute une journée plutôt que de ne lui pointporter à manger dans sa tour.

Dans la nuit du quinze août de la premièreannée de ce siècle, on entendit des coups de feu sur la lande.Depuis le coucher du soleil jusqu’à l’aube, on vit briller unelueur faible aux meurtrières de la Tour-de-Kervoz. Il y avait déjàlongtemps que les paysans disaient que le commandeur Malon’habitait pas seul dans sa tour.

Ceux qui traversèrent les premiers la landed’Orlan, le lendemain, trouvèrent une mare de sang tout au fondd’un ravin. Le commandeur Malo, bravant cette fois les rayons dujour, s’en vint jusqu’à la lisière du bois avec une hache surl’épaule et coupa un jeune arbre. Avec l’arbre, il fabriqua unecroix grossière, et il planta la croix au milieu de la mare desang. Le lecteur connaît l’histoire.

À dater de ce jour, aucune lueur ne brilla auxmeurtrières qui donnaient de l’air et du jour à la retraite ducommandeur Malo.

Nous parlons de vingt ans, et madame lamarquise du Castellat s’appelait alors Marianne de Treguern.

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