L’Homme sans bras

Chapitre 12LA FOSSE CREUSÉE

 

Olympe de Treguern resta ainsi longtemps,immobile et perdue dans le recueillement de sa douleur. Elle neparlait plus. Le feu de ses yeux avait séché ses larmes. Ellecontemplait le pauvre visage pâle de Stéphane, où les mouvements dela lumière mettaient parfois une sorte de vie. Mais ce mensonge nela trompait plus. Stéphane était mort. Il avait eu vingt ans laveille.

Hélas ! À cet âge, le danger appelle etattire. Stéphane n’avait pas voulu croire quand on lui avaitdit : La mort est là ! Il avait fermé l’oreilleà la voix de sa fiancée comme à la voix de ses pressentiments.

Vous souvenez-vous ? quelques heures àpeine écoulées, comme il était beau, comme il était heureux !comme il portait haut sa jeunesse souriante et fière ! commeil poussait son fringant cheval pour répondre à l’appel de cebillet que signait le nom de Valérie ! Le nom sous lequelOlympe était connue au pays d’Orlan d’où Stéphane venait.

Maintenant, Valérie l’appelait encore etValérie appelait en vain.

Là-bas, au pays breton, ce blond Stéphanen’aimait que son frère Tanneguy. On lui dit une fois :« Fanchette Féru n’est pas ta mère. Tu es le fils d’une grandedame qui demeure en la ville de Paris. » Fanchette pleuraquand il partit. Tanneguy lui fit la conduite jusqu’à Redon, et ilss’embrassèrent tous deux, le cœur bien gros.

— Nous nous reverrons, dit Stéphane ; lagrande ville est le lieu où chacun fait fortune. Quand j’aurai faitfortune, tu viendras me rejoindre.

Le vent les emporte, d’ordinaire, ces parolesd’enfant. Le vent n’emporta point les paroles de Stéphane. Il fitfortune et il se souvint de sa promesse. Nous savons où et commentson frère Tanneguy le retrouva. Tous les deux, Tanneguy enBretagne, Stéphane à Paris, connaissaient Olympe sous son nommystérieux de Valérie-la-Morte. Tanneguy l’avait vue mêlée auxchoses étranges qui effrayaient les gens de la campagne au pays deTreguern, mais il ne savait point qu’elle était sa sœur.

Stéphane et Olympe s’étaient rencontrés dansles salons de la marquise du Castellat vers l’époque où Laurence deTreguern, « belle et malheureuse », selon l’horoscopetiré par le commandeur Malo, était morte au moment d’épouserGabriel de Feuillans. Olympe avait un grand secret qui ne luiappartenait point. Stéphane ne connaissait pas ce secret, bienqu’il eût offert sa main avec son cœur et qu’Olympe ne l’eût pointrepoussé. Seulement, Olympe lui avait dit une fois : « Undanger vous menace. Si vous recevez une lettre signée Valérie,pensez à moi et faites ce qui vous sera dit. » Plus tard,Olympe lui dit encore : « Le monde se trompe, je ne seraijamais la femme de Gabriel de Feuillans. »

Au lieu de prier, Olympe songeait à ces joursécoulés. Un bruit qui se faisait entendre au dehors, dans lejardin, non loin du pavillon, l’éveilla en sursaut. C’était le sond’une pioche, attaquant la terre avec précaution.

— Sa fosse ! murmura-t-elle, prise d’uneangoisse, ils creusent sa fosse !

Elle se leva toute droite. Le bruit montaitlent, régulier, implacable.

Elle se traîna vers la fenêtre et souleva lerideau de serge. Aux rayons de la lune, elle vit le comte et ledocteur debout sous le bosquet voisin et appuyés sur leurs pelles.Le commandeur s’adossait contre un arbre et le marchand de diamantscreusait le sol avec sa pioche. Elle s’affaissa sur le carreau enbalbutiant avec horreur :

— Là ! c’est là que je lui dis, un soirde fête : Je suis votre fiancée…

Le marchand de diamants s’arrêta pour essuyerla sueur de son front. Le comte et le docteur, travaillant à leurtour, se servirent des pelles pour déblayer la fosse commencée.Olympe se couvrit le visage de ses mains, et revint jusqu’à latable où Stéphane était étendu. Elle resta là comme anéantie ;mais elle se redressa au premier coup de pioche qui retentit denouveau.

— Stéphane ! Stéphane !s’écria-t-elle affolée, Malo de Treguern n’a pas vu le voile. Vousn’êtes pas mort !

Il y avait un fragment de miroir parmi lesdébris qui encombraient la table. Olympe s’en saisit et le présentaaux lèvres déjà décolorées du jeune homme. Aucun souffle ne vintternir la glace polie.

Olympe se jeta à genoux et baisa la terre enpriant ardemment. Puis elle fit une seconde fois l’épreuve dumiroir et poussa un cri en voyant que la glace se troublait.

Elle doutait du témoignage de ses yeux ;elle n’avait point voulu croire à la mort de Stéphane, elle n’osaitpoint croire à sa résurrection.

Et pourtant, le verre terni parlait, Stéphaneavait respiré. Peu d’instant après, il ouvrait les yeux à demi ettâchait de sourire en rencontrant à son réveil le regard de safiancée qui était à genoux devant son lit de pierre.

— Valérie ! dit-il, où sommes-nous ?et quel est ce bruit ?

Car on continuait de creuser la terre sous lebosquet. Olympe réchauffait ses mains dans les siennes. Stéphanetoucha sa poitrine, et sa mémoire s’éveilla tout entière d’un seulcoup.

— Ah ! dit-il, je me souviens, j’aitrouvé ma maison déserte : on avait éloigné mes domestiques.Le nègre de Feuillans était caché dans mon cabinet de travail… puisFeuillans lui-même est arrivé par derrière… Mais est-cepossible ! Gabriel ! Gabriel de Feuillans !assassin !

Comme Olympe allait répondre, la porte, queles trois inconnus avaient laissée entr’ouverte, tourna doucementsur ses gonds ; un homme parut au seuil. C’était une figureravagée, mais qui gardait, parmi les traces profondes de lasouffrance, un caractère de franchise et de bonté. Sur le front decet homme une forêt de cheveux noirs, où quelques poils blancs semontraient çà et là, bouclait. Son regard fit rapidement le tour dela chambre. Il eut un mouvement de surprise en apercevant Stéphanedemi-couché sur la table du tombeau ; mais, quand ses yeuxrencontrèrent ceux d’Olympe, il hocha la tête d’un airsatisfait.

Il avança d’un pas, et alors on put voir qu’iln’avait plus de bras à ses larges épaules.

— Viens-tu de la part de Mr Privat, mon amiÉtienne ? demanda Olympe d’un ton affectueux.

En même temps elle échangeait un coup d’œilavec Stéphane comme pour lui dire : Nous n’avons rien àcraindre de celui-ci. L’homme sans bras que nous avons vu déjàdans la cour des diligences et qui était bien, en effet, la bête desomme du petit avocat, se prit à sourire avec mystère. Au lieu derépondre, il traversa la chambre d’un pas délibéré et se dirigeatout droit vers le tombeau de Tanneguy, où Stéphane étaitcouché.

À son cou pendait un objet informe dont Olympeet Stéphane ne purent point d’abord distinguer la nature ;lorsqu’il fut tout près d’eux, ils virent que c’était un fragmentde pierre, retenu sur ses épaules à l’aide d’une corde. Arrivédevant le mausolée, il en examina la table avec attention,cherchant l’angle brisé.

— Voici la cassure ! dit-il.

Privé qu’il était de ses deux mains, il fitavec le corps, avec le cou, avec la tête des efforts inutiles pourrapprocher de la table funèbre la pierre qu’il portait pendue sursa poitrine.

— Veux-tu que je t’aide, Étienne, monami ? dit tout bas Olympe.

L’homme sans bras ne répliqua pointencore ; il avait enfin réussi à prendre la pierre entre sesdents, il la rapprocha de l’angle brisé. La nécessité lui avaitappris à remplacer tant bien que mal les membres qu’il avaitperdus ; la pierre fut présentée avec une certaine adresse et,du premier coup, elle s’adapta si parfaitement à la cassure de latable que l’homme sans bras put lâcher prise sans la faire tomber.Elle se tenait ferme en son lieu, et c’est à peine si l’onapercevait une fente légère entre les deux granits évidemmenthomogènes.

L’homme sans bras se redressa : sa largepoitrine s’emplit d’air, et au fier sourire qui éclaira soudain sonvisage on eût pu deviner qu’au temps où la main de Dieu ne s’étaitpoint encore appesantie sur lui, c’avait été un homme beau etvaillant. Il jeta un regard de mépris sur les fragments de pierreamoncelés autour de lui, et sur les trois caisses apportéesrécemment par le commandeur.

— Je n’ai qu’une pierre, moi, dit-il enmontrant sa joie d’enfant, mais c’est la bonne !

Il ajouta en la reprenant :

— C’est moi qui accomplirai laprophétie ! Pourvu qu’elle tombe de haut, la pierre est assezlourde pour écraser le malheur de Treguern !

Il regagna la porte comme s’il fût venu làseulement pour confronter avec la table du mausolée son morceau degranit. En passant de nouveau devant la jeune fille, son regards’imprégna de caressantes tendresses.

— C’est un bon jour ! murmura-t-il ;j’ai vu le père, le fils et la fille !

Ce qu’il ajouta fut pensé tout haut plutôt queparlé :

— Les cheveux de Filhol ont blanchi,disait-il, mais que l’enfant est beau, et comme il ressemble auxportraits des chevaliers qui étaient dans la grand-salle dumanoir !

— Qui est donc cet homme ? demandaStéphane, dès que le mutilé eut repassé le seuil.

Olympe mit un doigt sur sa bouche ; onentendait des pas sur le sable de l’allée des tilleuls.

— Les voilà qui reviennent,murmura-t-elle.

— Qui ? demanda encore Stéphane.

— Le temps approche où vous saurez tout,répondit Olympe ; celui dont je dois être la femme n’a rien àignorer de ce qui me touche, et je ne veux pas qu’il y ait entrevous et moi, l’ombre même d’un mystère. Mais il faudrait de longuesheures et nous n’avons pas une minute. Gardez votre ignoranceencore cette nuit, et laissez-vous guider par moi comme si j’étaisvotre mère.

— Commandez, dit le jeune homme en souriant,vous verrez si je suis un fils docile.

— Êtes-vous assez fort pour vous lever ?demanda Olympe.

Stéphane essaya ; sa blessure lui arrachaune plainte, mais il parvint à se mettre sur ses pieds. Au mêmeinstant, on entendit au dehors une voix qui disait :

— La fosse est creusée, hâtons-nous, car lejour va paraître.

Le marchand de diamants et le docteur parurentsur le seuil. Ils reculèrent tous les deux à la vue de celui qu’ilsavaient laissé sans vie, étendu sur la table, et qu’ils trouvaientdebout au milieu de la chambre.

— Qu’y a-t-il ? demanda le comte, quivenait le troisième.

Le marchand de diamants et le docteur serangèrent à droite et à gauche pour le laisser regarder ou passer,selon sa fantaisie. Le comte regarda et à son tour s’arrêta. Sessourcils, qui semblaient plus noirs sous la neige de ses cheveux,se froncèrent avec violence. Pendant que les trois compagnonshésitaient et semblaient se consulter, Olympe s’avança vers euxtenant Stéphane par la main.

— Comme vous l’avez fait autrefois,prononça-t-elle d’une voix ferme et lente, celui-ci a trompéaujourd’hui l’arme de l’assassin. S’il obéit aux mêmes lois quevous, il aura les mêmes droits que vous. C’est le pacte.

— C’est le pacte, répéta le comte.

Et les deux autres dirent après lui avec unesorte de regret :

— C’est le pacte !

Stéphane restait immobile et silencieux :il ne comprenait rien à ce qui se passait, et ne faisaitqu’accomplir son vœu d’obéissance. Le commandeur écarta ceux quibarraient la porte ; il entra et vint mettre ses deux mainssur les épaules de Stéphane.

— Je vous avais bien dit que la fosseresterait vide, murmura-t-il sans se retourner vers ceux quisuivaient. Treguern n’a rien perdu de son pouvoir, et la mort luidoit toujours compte de ses secrets !

— Ce jeune homme est-il prêt à faire leserment ? demanda le comte.

Olympe serra le bras de Stéphane, quirépondit :

— Je suis prêt.

— Moitié Le Brec, moitié Treguern !murmura le commandeur, qui le considérait toujoursattentivement.

Les trois compagnons franchirent le seuil ets’avancèrent, mais Malo se mit au-devant d’eux.

— Toi, dit-il en élevant la voix et le regardcloué sur Stéphane, je te défends de faire le serment. Le Brec t’afrappé, Treguern t’a sauvé, mais l’enfant n’a pas le droit de jugerson père !

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