L’Homme sans bras

Chapitre 17LA PIERRE DU TOMBEAU DE TANNEGUY

 

Était-ce la réalisation de ce songe queTanneguy avait fait sur son pauvre matelas dans la maison à sixétages de la rue Saint-Denis ? Au revers d’un talus, sous lessaules du pâtis de Treguern, la jeune fille qu’il avait vue cettenuit-là était demi-couchée dans l’herbe haute. Ses pauvres beauxyeux fatigués gardaient la trace de ses larmes ; elle étaitpâle, et parmi sa tristesse il y avait je ne sais quel inexprimableeffroi. De temps en temps, ses regards se tournaient vers la portegrande ouverte de Château-le-Brec qu’on apercevait à travers leclair feuillage des saules. En ces moments, tout son corpstressaillait. En dedans de la porte, tout près du seuil, il y avaitun de ces énormes lits de campagne dont les deux étages servent decouche à toute une famille. Ce lit était vide, et le soleil quiavait dépassé déjà le milieu de sa course frappait de ses rayonsles draps froissés et tordus.

Entre ces draps, douairière Le Brec avaitpassé sa dernière nuit, et le sang de la pauvre petite Marcelle seglaçait encore dans ses veines au souvenir de ces heuresépouvantables. Depuis le soir jusqu’à l’aube, la sorcière avaitlutté contre une invisible main qui pesait sur sa gorge et qui luienlevait le souffle. Durant tout ce temps-là, elle avait blasphémé,reniant tout ce que le chrétien adore et appelant à son secours lespuissances du mal. Chaque fois que Marcelle voulait prier, un feus’allumait dans les prunelles de la réprouvée qui disait :

— Enfant, tu me brûles ! Que t’ai-je faitpour me torturer ainsi ?

Ses mains crispées essayaient de déchirer sesdraps. Elle prononçait les noms de Gabriel et de Marianne, tantôtavec l’accent d’une tendresse passionnée, tantôt avec une amertumeremplie de haine. Puis elle balbutiait en s’affaissant sur sonoreiller baigné de sueur :

— Je les ai vus ! j’ai vu les amis deTreguern ressuscité qui passaient : les cloches d’Orlan ontsonné toutes seules. Vais-je mourir assez tôt pour ne pointentendre leurs chants de triomphe ?

Quand le petit jour parut, son agitationaugmenta. Elle essaya de se lever dans le paroxysme de sa fièvrefurieuse, mais ses forces la trahirent.

— Aide-moi ! dit-elle d’une voix que lajeune fille ne reconnaissait déjà plus.

— Où voulez-vous aller, douairière ?demanda Marcelle, qui tremblait.

— Aide-moi ! répéta la vieille femme.

Et Marcelle, subjuguée, ne put qu’obéir. Ellepensait bien que douairière, malgré son secours, ne pourrait sortirde son lit. Il en fut autrement. Douairière parvint à se mettre surses jambes chancelantes et décharnées.

— Donne-moi mon bâton, commanda-t-elle.

Et quand elle eut à la main son grand bâtonblanc à crosse, elle se redressa tout à coup. Marcelle la vit avecune indicible stupeur passer le seuil de la ferme et marcher dansle chemin. Elle voulut s’élancer pour la guider ou pour lasoutenir, mais la vieille femme se retourna et dirigea vers elle lebout de son bâton. Marcelle sentit ses pieds cloués au sol.

— Je vais loin d’ici, dit la Le Brec. Tu ne mereverras plus. Je te défends de prier pour moi.

Le crépuscule était bien faible encore ;au bout de quelques pas, douairière se perdit dans l’ombre duchemin creux qui montait à la Grand-Lande. Ce matin-là, on entenditjusqu’au bourg de Bains le bruit du maître sabbat qui se fit auxPierres-Plantées.

Et, depuis cette heure où douairière avaitquitté sa couche, la petite Marcelle était toute seule, errantautour de la ferme abandonnée. Les bestiaux mugissaient à l’étable,les chiens hurlaient dans les cours ; Marcelle, au désespoir,restait sur l’herbe du pâtis et pleurait.

Elle n’avait d’autre refuge que cette grandemaison maudite ; pour s’y abriter, il fallait franchir le litposé en travers de la porte, et rentrer ainsi toute seule dans celieu si plein d’épouvantes, c’était l’impossible. Hélas ! siTanneguy avait encore été là ! Mais les cruelles paroles dedouairière Le Brec restaient gravées au fond du cœur de la pauvrefille, qui répétait parmi ses sanglots : Tanneguy estparti pour toujours !

Dans l’herbe haute, auprès de Marcelle, labrise balançait sur leurs tiges les marguerites des champs blancheset roses. Marcelle en cueillit une sans savoir et ses mainsl’effeuillèrent lentement, sans savoir encore. Hélas !hélas ! ce n’était même plus pour consulter l’oracle. À quoibon ? « Tanneguy n’était plus là. »

Les feuilles de la corolle tombaient une à uneet Marcelle se taisait ; mais en ces moments où le frontépuisé de larmes s’alourdit et brûle, les oreilles entendentparfois d’étranges bruits. Marcelle croyait ouïr comme une voix,écho de sa propre pensée, prononçant à chaque feuille qui tombaitles paroles consacrées : « Un peu… beaucoup…passionnément… pas du tout ! »

Et quand la dernière foliole tomba, cet échode son âme éclata comme un cri triomphal en disant encore :« beaucoup ! »

Elle releva les yeux en tressaillant, carc’était bien une voix qui avait parlé auprès d’elle.

— Marcelle ! ma pauvre Marcelle !dit Tanneguy, qui était là, qui riait et qui pleurait.

Marcelle cacha sa tête dans le sein ducompagnon de son enfance et murmura :

— Maintenant, si tu t’en vas encore, jemourrai !

………………………………………………………………………………………

En construisant son magnifique château,Gabriel de Feuillans avait conservé l’aile occidentale de l’ancienmanoir de Treguern, qui avait un beau caractère. Cette aile secomposait de la grande salle où nous avons vu autrefois l’Anglaiscompter sur le plancher, aux pieds de Geneviève, l’or apporté danssa valise, de l’appartement de la bonne comtesse, des chambres àcoucher de Filhol et d’Étienne. Au delà de cette dernière pièce, ily avait le corridor secret communiquant avec la ferme de feu bonnepersonne Marion Lécuyer, par où Étienne, son frère, s’étaitintroduit au manoir, la nuit du quinze août 1800.

Mais l’intérieur de ce corps de bâtiments quenous avons vu triste et désolé avait bien changé, Gabriel y avaitaccumulé toutes ces magnificences qui méritaient à son château letitre de palais. La grande salle, surtout, qu’il s’était réservée àlui-même, pouvait passer pour un chef-d’œuvre de luxe et de goûtexcellent.

Le lendemain de l’octave de l’Assomption, lecomte Gabriel était assis auprès de son bureau, couvert de titreset papiers de toute sorte. De nos jours, l’immense richesse n’aplus cet étourdissant aspect des trésors antiques ; il suffitde quelques chiffons pour représenter beaucoup de millions ;aussi n’aurons-nous point la peine de décrire le trésor du comteGabriel, qui aurait tenu à l’aise dans la poche de votre redingote.C’étaient des liasses de bank-notes anglaises et un assezvolumineux paquet composé de contrats de vente. Ce paquet faisaitde Gabriel le plus riche propriétaire de Bretagne.

Dans l’embrasure d’une croisée, Mme lamarquise du Castellat, berçant entre ses bras dodus son chienmouton, s’étendait sur les coussins d’une chaise longue. Elle avaitl’air soucieux. Gabriel, au contraire, était calme dans savictoire, comme peut l’être l’homme fort qui n’a rien donné auhasard et qui a réalisé seulement la rigueur de ses calculs.

À travers les carreaux de la fenêtre, lamarquise jetait ses regards distraits sur les jardins et sur leparc où s’agitait déjà une foule élégante. Car personne n’avaitmanqué à l’appel de Feuillans vingt fois millionnaire, et, suivantsa propre expression, Paris tout entier avait fait invasion dansles solitudes de la Grand-Lande.

Aussi se préparait-on à traiter Paris suivantses goûts : une splendide salle de bal s’était élevée commepar enchantement au centre des parterres, et sur la lisière du parcon voyait la frêle armature d’un feu d’artifice qui promettaitmerveilles.

— Êtes-vous bien sûr de ce Mr Privat ?demanda brusquement Marianne de Treguern.

— Je le paie, répliqua Feuillans du bout deslèvres.

— À votre place, reprit la marquise, jem’inquiéterais davantage des rapports qui existent entre lui etOlympe.

— Je ne m’inquiète de rien, dit le comteGabriel : Olympe est intelligente ; elle doit êtreambitieuse, et j’ai vingt millions !

La marquise le regarda, étonnée : cen’était pas ainsi que Gabriel parlait d’ordinaire.

— Si j’étais homme à craindre quelque chose,reprit ce dernier, j’aurais, en vérité, bien d’autresembarras ! Les fantômes qui vous ont tourmentée si longtemps,Marianne, sont enfin venus jusqu’à moi.

— Ah ! dit la marquise en changeant decouleur, vous croyez à cela maintenant, Gabriel ?

— J’y crois depuis mon enfance,Marianne ; mais je crois aussi à mon étoile, qui est plusforte que les fantômes !

— Ah ! dit encore la marquise.

— Il y a vingt ans, poursuivit Gabriel, quej’ai fait le premier pas dans la voie où je marche. Depuis cetemps-là, une puissance occulte m’a toujours entouré et pressé detoutes parts. Je n’ai jamais passé un seul jour sans que laprésence de cette force invisible ne se fît sentir autour de moi,non point pour m’arrêter dans ma route, mais pour me pousser enavant et briser les barrières qui s’élevaient sur mon chemin.

— Le soir de la dernière fête que j’ai donnéeà Paris, murmura la marquise, ce Mr Privat me dit de vous ce quevous en dites maintenant.

— Je l’entendis, et je compris, Marianne.C’était à moi-même que s’adressaient ces paroles. Depuis lors, j’aiacheté Mr Privat comme j’achèterai tout instrument qui ne vaudrapas la peine d’être brisé violemment, Mais je n’avais pas attenduMr Privat pour savoir que mon étoile avait dompté les fantômes etque les fantômes étaient mes esclaves !

— Et cependant, Gabriel, vous leur avez obéiune fois au moins, à ces esclaves, dit la marquise dont le sourireeut une nuance de raillerie.

Mr de Feuillans leva le papier qu’il tenait àla main.

— Parlez-vous de cela ? demanda-t-il.

— Je parle de votre testament, réponditMarianne.

Feuillans remit le papier à sa place.

— En voici le double, dit-il ; c’est àcette occasion que j’ai vu pour la première fois les trois êtresfantastiques qui sont liés si étroitement à ma vie. La compagnieanglaise semblait disposée à élever un conflit ; au moment detoucher l’enjeu de cette immense partie, je voyais mes espérancesreculer, sinon s’évanouir. C’était la nuit ; la fatigue avaitfini par fermer mes yeux. Je m’éveillai en sursaut ; la lampeéteinte laissait ma chambre dans une obscurité profonde. J’entendisune voix qui disait : « Gabriel, tu recevras demain lemontant de ton contrat si tu veux disposer de tous tes biens enfaveur de l’enfant qui fut baptisé sous le nom de Tanneguy deTreguern, le 16 août de l’année 1800. »

— Notre fils ! s’écria Marianne qui seredressa tout émue sur la chaise longue.

— Je devinai leur erreur, poursuivit Gabrielau lieu de répondre et j’acceptai, après avoir demandé à mesmystérieux visiteurs quels étaient leurs noms. À cette question,trois voix répondirent tour à tour :

— Filhol de Treguern…

— Jérôme Clément.

— Johann-Maria Worms.

La marquise appuya sa tête entre ses mains, enmurmurant :

— Ces noms, Mr Privat me les avait dits tousles trois !

— Mais l’autre enfant, reprit-elle, celui quenous fîmes passer pour notre fils ? Stéphane ?…

— Celui-là est mort, dit Feuillans qui nechangea point de visage.

Puis il poursuivit :

— Pour achever l’aventure, le lendemain,l’argent de la compagnie anglaise était à mon hôtel.

— Il faut donc qu’ils soient bien forts, ceshommes ! pensa tout haut Marianne.

— Ils seraient faibles contre moi, ditFeuillans avec assurance ; si ce sont des spectres, j’ai monétoile. S’ils vivent, j’ai vingt millions !

Dans la chambre de feu la bonne comtesse, mèrede Filhol, qui était séparée de la grande salle par ce corridor oùÉtienne avait assisté, vingt ans auparavant, à l’entrevue del’Anglais avec Geneviève, sept personnes étaient réunies. Celles-làn’étaient pas entrées par la grande porte du château, et le comteGabriel ne soupçonnait point leur présence.

C’étaient d’abord ces trois personnages quenous avons vus dans le pavillon Louis XV : le comte, ledocteur et le marchand de diamants. C’était ensuite StéphaneGontier, tout pâle encore de sa blessure, qui s’appuyait au brasrobuste de Tanneguy. Au dernier plan, Olympe de Treguern et lecommandeur Malo se tenaient debout.

Le docteur Jérôme Clément et le lapidaireJohann-Maria Worms avaient dit :

— Pourvu que nous ayons notre part, le restenous importe peu. Faites vos affaires en famille ; nous vousaiderons suivant la lettre de l’association, s’il y a lieu.

Le comte regardait tour à tour d’un air sombreTanneguy et Stéphane.

— Lequel est-ce ? murmura-t-il ; jene crois pas à la voix du sang.

Là porte qui communiquait avec l’anciennechambre de Filhol s’ouvrit tout à coup et une femme parut, dont lesbeaux cheveux blonds tombaient en désordre sur sa mante devoyage.

— Ma mère ! s’écria Olympe qui seprécipita dans ses bras.

Le docteur et le marchand de diamantsprononcèrent le nom de la comtesse Torquati et la saluèrent.Celle-ci ne fit qu’effleurer d’un baiser le front d’Olympe ets’élança vers Tanneguy, qu’elle pressa passionnément contre soncœur.

— Voyez, dit Malo de Treguern.

Le comte secoua sa tête couronnée de cheveuxblancs.

— Je ne crois pas à l’instinct des mères,prononça-t-il froidement.

Comme la comtesse lui jetait un regard dereproche, il reprit avec plus de douceur :

— Ne m’accusez pas, Geneviève. J’y croiraisqu’il me faudrait encore une autre certitude.

Stéphane et Tanneguy se tenaient par lamain.

— Quoi qu’il arrive, nous resteronsfrères ! dirent-ils en même temps.

Les yeux d’Olympe s’emplirent de larmes. Elletira un papier de son sein.

— Tanneguy de Treguern, dit-elle en leprésentant au jeune homme, voici la page que douairière Le Brecavait arrachée au registre de la paroisse d’Orlan : c’estvotre acte de naissance.

Ceci ne parut faire aucune impression sur lecomte.

— Il y avait deux berceaux au moulin deFanchette Féru, prononça-t-il lentement ; avant d’aller aubaptême, on les changea, de sorte que le fils de Treguern reçut lenom de Stéphane, et que le rejeton du cloarec fut appeléTanneguy.

La comtesse Torquati fut obligée de soutenirOlympe, qui chancelait, prête à s’évanouir. L’idée tant de foisrepoussée que Stéphane était son frère venait de nouveau épouvanterson âme. Le commandeur prit la parole à son tour en s’adressant aucomte et dit :

— Ce qu’on vient de vous dire est la vérité,mon neveu Filhol ; j’étais le seul gardien des destinées deTreguern. Quoique j’eusse deviné la substitution, je ne protestaipoint au moment du baptême, car je savais que plus d’un dangermenacerait la vie de l’héritier des chevaliers. Mais, dans lasoirée qui suivit le baptême, je me glissai au moulin de Guillaume,et de ma propre main, je changeai encore une fois les berceaux.Comme cela, me disais-je, Treguern portera son vrai nom, mais lefaux prêtre et la Le Brec, croyant voir leur sang maudit,respecteront son existence.

Le comte baissa les yeux et restaimpassible.

— Il te faut donc encore une autre preuve, monneveu Filhol ? dit Malo qui lui mit la main sur l’épaule.

— Oui, répliqua le comte sans relever lesyeux.

Gabriel avait fait poser partout de grandesglaces contre les lambris.

— Tu disais, l’autre jour, reprit lecommandeur Malo, d’une voix basse et plus triste, tu disais queTreguern était tombé à ce point d’avoir perdu ce funèbre privilègequi le faisait jadis deviner les approches de la mort. Tu tetrompais, mon neveu Filhol.

Avant que le comte eût le temps de répondre,Malo le saisit par le bras et l’entraîna vers l’une des glaces.

— Regarde ! lui dit-il.

Le comte obéit machinalement ; mais àpeine eut-il jeté un regard sur la glace qu’il recula de plusieurspas, la face livide et le corps tout tremblant.

— N’y a-t-il pas au devant de cette glace,murmura-t-il avec détresse, une tenture noire semée de larmesblanches ?

— Il n’y a rien, répliqua le commandeur.

— Alors, c’est le voile de Treguern qui mecache ma propre image, et je suis condamné à mourir !

Le commandeur inclina la tête en signed’affirmation.

— Que la volonté de Dieu soit faite !prononça Filhol, qui se redressa ; je ne méritais pas de voirla renaissance de Treguern !

— À quelques pas de nous, reprit Malo, quidésigna la porte du corridor, il y a un autre homme condamné àmourir. La certitude que tu demandes est là tout près de toi. Cesdeux jeunes gens vont regarder et tu ne douteras plus, mon neveuFilhol !

Le comte alla prendre lui-même par la mainStéphane et Tanneguy en leur recommandant le silence ; il lesconduisit jusqu’à la porte vitrée qui donnait sur la grande salle.Gabriel était toujours assis devant son secrétaire. Le comte mitTanneguy et Stéphane au-devant de lui et leur dit :

— Que voyez-vous à travers cevitrage ?

— Je vois Mr de Feuillans, mon assassin,répondit Stéphane.

— Où donc ? demanda Tanneguy ; moije ne vois qu’un drap mortuaire qui descend du plafond auplancher.

Malo prononça tout bas à l’oreille deFilhol :

— Êtes-vous convaincu ? il est Treguern,puisqu’IL VOIT LE VOILE…

Filhol baisa Tanneguy au front et lui dit,tandis qu’une larme roulait lentement sur sa joue :

— Treguern, mon fils chéri, oublie ton père,pauvre pécheur, et ne te souviens que des bons chevaliers, tesaïeux, qui vivaient, qui mouraient pour Dieu et le roi.

Puis il s’agenouilla sur le carreau et demandaun prêtre pour bien finir.

De l’autre côté de la porte vitrée, ce n’étaitplus la marquise du Castellat qui était avec le comte Gabriel. Lenègre Congo avait remplacé la marquise. Il tenait à la main unpistolet américain à quatre coups.

— Les reconnaîtrais-tu bien tous lestrois ? demandait Gabriel.

— Oui, maître, répondait Congo.

— Au moment où le feu d’artifice partira,trois explosions de plus ou de moins ne seront pas remarquées. Etdans ces sortes de réjouissances il est rare qu’on n’ait pas àdéplorer quelque malheur. Vise avec soin et qu’ils soient bienmorts, cette fois.

Congo branla sa tête noire en souriant.

— Et j’aurai les dix mille francs ?dit-il.

— Tu auras tes dix mille francs, ce soirmême !

Dans les jardins embaumés du château deTreguern, les hôtes parisiens erraient ; la nuit étaitvenue : c’était le beau moment de la fête ; le baronBrocard, Champeaux et bien d’autres se moquaient des troisFreux, qui n’avaient pas voulu se montrer, bien qu’on lesappelât à grands cris. À cette occasion, Champeaux essayaitvainement de raconter la fameuse histoire qu’il tenait de satante.

Mais malgré l’absence des trois fantômes, lesurnaturel avait sa petite part dans la fête donnée par le nouveaucomte de Treguern. Au milieu d’un groupe, Noisy le Sec parlait etnarrait une aventure dont il prétendait avoir été lui-même letémoin.

C’était derrière le château, sur la lisière dela forêt, aujourd’hui même. Feuillans, fuyant un instant la foule,se promenait là, tout seul. Noisy se dirigeait vers lui pour lecomplimenter sur les magnificences de sa demeure, lorsqu’une femmevêtue de blanc était sortie des profondeurs de la forêt. La bruneconfondait déjà les objets ; mais Noisy prétendait avoirreconnu parfaitement le beau visage de Laurence de Treguern, ainsique sa douce voix, lorsqu’elle avait dit à Gabriel :

— Songe à Dieu ! tes minutes sontcomptées !

Ce Noisy avait toujours de ceshistoires ! La première des trois fusées qui devaient donnerle signal du feu d’artifice traça dans l’air un rapide sillond’étincelles. Quand la fusée s’éteignit, l’anecdote lugubre deNoisy le Sec était déjà oubliée.

Tout le monde se précipita vers le parc,Feuillans, qui n’était point encore sorti du château, devait ouvrirle bal avec Olympe, sa belle fiancée, tout de suite après le feud’artifice. On venait de voir passer Olympe de Treguern au bras ducommandeur Malo. Autour d’eux s’agitait le petit avocat Privat, dixfois plus affairé qu’à l’ordinaire.

Au dernier étage du château, régnait une largefrise. Deux hommes se montrèrent à la plus haute fenêtre situéejuste au-dessus du perron. L’un de ces hommes n’avait point debras.

— Mathurin, dit-il à son compagnon, c’estl’heure ; j’entends le faux prêtre qui descend le grandescalier. Mets la corde entre mes dents et sauve-toi. Ce qui vasuivre n’est point ton affaire.

— Je ne connais pas ton dessein, mon frèreÉtienne, répliqua l’ancien sergent Mathurin, et je me lave lesmains de ce qui peut arriver.

Il mit entre les dents d’Étienne une cordeterminée par un nœud coulant qui contenait une pierre. Étiennedescendit sur la frise, où il se tint en équilibre. À ce momentmême le comte Gabriel paraissait à la porte du vestibule et donnaitle signal de tirer la troisième fusée.

Étienne fit un mouvement de la tête ; lecomte Gabriel poussa un grand cri et s’affaissa sur lui-même, roidemort. Une pierre, tombant de la frise, venait de lui fracasser lecrâne.

La lisière du parc ressemblait à unincendie ; au milieu des mille feux qui se croisaient detoutes parts, trois détonations plus fortes retentirent. C’était lenègre Congo qui gagnait ses dix mille francs en brûlant troiscervelles ; Jérôme Clément, Johann-Maria Worms et Filholn’étaient plus.

Une voix triomphale alors s’éleva etdit :

— Treguern est mort ! c’est la troisièmefois ! Vive Treguern !

Quand on ôta les planches qui cachaient letombeau du grand chevalier Tanneguy, dans le chœur de l’églised’Orlan, on put remarquer que la table de granit était entière etque l’angle brisé ne manquait plus. Étienne tout seul aurait pudire à quel usage avait servi cette pierre avant de reprendre saplace, et comme s’était accomplie la prophétie.

Il y eut trois tombes nouvelles aucimetière ; deux toutes simples portant les noms inconnus deJérôme Clément et de Johann-Maria Worms ; la troisième en beaumarbre noir portant l’écusson des chevaliers avec le nom deFilhol-Aimé-Tanneguy le Madré, comte de Treguern.

Vers ce temps, les religieuses ursulines deRedon reçurent dans leur communauté une jeune fille qui prit levoile sous l’invocation de Sainte-Laurence.

Le commandeur Malo avait disparu, mais le jouroù le jeune comte Tanneguy épousa Marcelle, la jolie, la simplepaysanne, on vit comme de joyeuses lueurs danser toute la nuitderrière les crevasses de la Tour-de-Kervoz.

Mr Privat était de la noce. Il ne demandaitplus la cause de cette protection mystérieuse qui avait silongtemps entouré Gabriel de Feuillans, mais vous l’eussiez prispour une âme en peine. Il était veuf, en effet ; son affaireavait rendu le dernier soupir.

Ce fut une vraie fête, ce mariage. Tanneguyétait bien aimé dans la contrée ; il prit Étienne, le pauvremutilé, pour un de ses témoins. Puis, avant de monter à l’autel, ilmit la main de Stéphane dans la main d’Olympe émue et bien pâle, endisant :

— Quoi qu’il arrive, nous resteronsfrères !

FIN

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