L’Homme sans bras

Chapitre 8OLYMPE DE TREGUERN

 

Jamais les salons et les jardins de l’hôtel duCastellat n’avaient été encombrés plus magnifiquement. Sous lesguirlandes de fleurs et de lumières, la foule brillantes’empressait au plaisir. C’était une de ces belles cohues que Parisseul au monde sait réunir et mettre en joyeuse fièvre. Il y avaitlà tout un essaim de femmes charmantes. L’esprit pétillait déjàdans les mille causeries nouées à l’aventure ; l’orchestre deTolbecque essayait ses préludes vifs et gracieux. On sentait je nesais quel éblouissement, précurseur de l’ivresse heureuse, parmi latiédeur embaumée de cet air.

Il faut le dire, les fêtes de madame lamarquise valaient encore mieux que leur réputation. L’hôtel duCastellat, construit au temps où les fêtes étaient la grandeaffaire, était entre les mains de Marianne de Treguern comme unstradivarius sous les doigts d’un virtuose ; elle en tirait unparti excellent. C’était son goût et sa passion. Frivole outremesure, ne sachant ni travailler, ni réfléchir, ni même causer danstoute la beauté du mot, la marquise donnait son intelligenceentière à ce labeur de maîtresse de maison et achetait au prix desommes folles le privilège d’avoir des salons bien remplis.

Elle était là ce soir, se donnant toute àtous, modestement fière du grand succès de son œuvre et ne gardantaucune trace apparente de cette détresse qu’elle avait éprouvéequelques instants auparavant dans son entrevue avec Mr Privat.

Mr Privat ne l’avait quittée qu’au seuil dessalons, et maintenant il se promenait dans le bal, le nez au vent,les mains derrière le dos, jetant des regards franchementapprobateurs sur les magnificences de la fête. Le lion de cesfastueuses réunions, Gabriel de Feuillans, venait de faire sonentrée. Quand il était venu baiser la main de la marquise, celle-cilui avait dit tout bas :

— Prenez garde ! Il y a du nouveau.

Une émotion contenue et à grand-peinedissimulée perçait sous la gravité fière qui était le masquehabituel de Feuillans.

— Marianne, murmura-t-il, savez-vous le nom detous ceux qui ont eu l’entrée de votre maison ce soir ?

La marquise ouvrait la bouche pour répondre,mais elle rencontra le regard perçant de Mr Privat qui se fixaitsur elle par-dessus ses lunettes.

— On nous observe, dit-elle en appelant surses lèvres un gai sourire, je ne puis que vous répéterencore : Prenez garde !

Mr Privat pensait à part, lui, en analysant cesourire :

— Est-ce une bonne grosse femme, pétried’égoïsme et d’insignifiance, ou la plus parfaite comédienne del’univers ?

Une rumeur se fit, les groupes s’agitèrent etla foule se pressa du côté de l’allée des tilleuls où naguèreJosille et la petite Vevette s’évertuaient à mettre le feu auxlampions ; la marquise serra le bras de Feuillans quis’inclina pour s’éloigner.

Dans l’allée des tilleuls, un couples’avançait à pas lents. C’était un vieillard de grande taille, à laphysionomie morne et triste, qui portait un costume bizarre, qu’oneût pris volontiers pour un déguisement de carnaval. La pièceprincipale de ce costume consistait en un manteau de drap noirdescendant jusqu’aux pieds et sur lequel étaient brodés en or lesattributs de la passion de Notre-Seigneur. Une large croix de Maltelui pendait au cou. À son bras s’appuyait une jeune fille dont latoilette de bal était remarquable surtout par son élégantesimplicité. Sur leur passage, on murmurait les noms du commandeurMalo et de Mlle Olympe de Treguern.

Chacun voulait la voir, et quand on l’avaitvue, la curiosité survivait à l’admiration. Des bruits si étrangescouraient sur cette belle jeune fille qui était la fiancée de Mr deFeuillans, et dont la vie s’entourait d’un voilemystérieux !

Tout à l’heure encore, on parlait d’elle.Olympe de Treguern avait trop d’admirateurs pour ne point avoird’ennemis. On commentait son absence, on se demandait pourquoi ellen’était pas là, auprès de la marquise qui lui servait de mère.

Il y avait des gens qui prétendaient savoirqu’une grande froideur régnait entre la marquise et sa nièce.Olympe était l’héritière unique de feu Mr le marquis du Castellat,qui avait fait un testament en sa faveur, mais là n’était pas lecasus belli, car la tante et la nièce n’avaient jamaisparlé d’affaires d’intérêt. D’autre part, Olympe n’avait certes pasà se plaindre des sévérités de la marquise ; on la laissaitmaîtresse absolue de ses actions, et suivant certains bruits,Olympe usait de cette liberté largement.

Ces bruits qui courent dans le monde ont dessources introuvables, comme celles du Nil. Le monde n’accusait pasOlympe en termes positifs ; le monde lui-même, en face del’angélique fierté de cette enfant, avait peur de n’être pas leplus fort. Mais le monde disait tout bas, avec ses mille voixinsinuantes, qu’il y avait un secret dans l’existence d’Olympe.

Le chevalier de Noisy tout seul, l’anciensoupirant respectueux de Laurence de Treguern, niait celaénergiquement. On supposait que le chevalier de Noisy en savait unpeu plus long que les autres.

C’étaient des absences subites et imprévues,des éclipses, pourrait-on dire, puisque l’expression favorite despoètes de la Restauration faisait d’Olympe un astre. On avait vuces éclipses se produire au milieu même d’une fête ; il y enavait qui ne duraient qu’une heure ; d’autres fois, Olympe nerevenait qu’au bout d’une semaine ; dans une circonstancerécente, ceux qui étaient à l’affût de ce petit mystère l’avaientcherchée en vain durant la moitié d’un mois.

Où allait-elle ? Gabriel de Feuillans,son fiancé, le savait-il ? Depuis quelque temps, Gabriel deFeuillans, pour sa grande affaire de tontine, était plus souvent àLondres qu’à Paris. Où allait-elle ? En ces circonstances, lamarquise du Castellat se bornait à répondre invariablement que sanièce était indisposée.

Mais, quand une riche héritière est malade,les médecins ne manquent pas, et les médecins n’ont jamais étéaccusés de mutisme. Quand on lui parlait d’Olympe, le médecin de lamarquise tournait ses pouces gravement et faisait de la tête unsigne d’ignorance. Un jour qu’on le poussait, il affirmasérieusement qu’il n’avait pas été appelé une seule fois à l’hôtelpour Mlle de Treguern. Il n’avait à s’occuper que des nerfs de lamarquise. Cela devait être vrai ; en fait de visites, ledocteur était incapable de mentir par soustraction.

Il est de ces maladies si malheureuses et siterribles qu’on les dissimule comme une honte ; le patient secache pour souffrir ; il empêche le jour de pénétrer dans saretraite, comme s’il ne voulait point que le soleil vît l’horreurde ses convulsions ; il ferme tout passage au bruit comme s’ilavait peur qu’une porte entr’ouverte ne révélât le secret de seshurlements ou de son râle.

Mais il y avait une si douce fraîcheur sur lesjoues d’Olympe, tant de vigueur flexible dans sa taille, tant delégèreté dans sa marche, tant de vie jeune et vaillante dans sonsourire ! Comment croire ? Et, cependant, on parlait decertains jours où la pâleur venait remplacer l’incarnat de ce teintéblouissant, où la tristesse mortelle noyait ce beau sourire.

En somme, si ce n’était pas cela,qu’était-ce ? Où allait-elle ?

Il se trouvait bien de ces gens qui, comme Mrde Noisy, veulent expliquer tout naturellement, et quidisaient : C’est une jeune fille qui s’enferme pour rêver,c’est une enfant gâtée qui a ses caprices. Mais ces sages,loin d’étouffer la discussion, l’irritent et l’enveniment.

Les caprices ont des bornes, et la rêverie nedoit pas aller jusqu’au somnambulisme. Expliquez donc, puisque vousvoulez tout expliquer, pourquoi l’on avait vu, un certain soir queMlle de Treguern était indisposée, une jeune fille, en toutsemblable à Mlle de Treguern, elle-même ou son ombre, franchir lagrille munie de persiennes de cette petite maison située derrièreles jardins de l’hôtel du Castellat : la petite maison quidonnait sur ce terrain triangulaire où prit fin la course nocturnede Tanneguy le Breton, lorsqu’il s’évanouit auprès du corps deStéphane Gontier, son ami et son frère. Stéphane habitait cettemaison.

Il y a des ressemblances. On avait pu setromper. Seulement, on citait je ne sais quel récit d’ungentilhomme qui s’était rencontré sur la route de Bretagne, àcinquante ou soixante lieues de Paris, avec une chaise de postebrisée. C’était à l’époque de cette indisposition, ou éclipse pluslongue que les autres, qui avait privé les admirateurs d’Olympe dela vue de leur astre pendant quinze jours au moins. Le gentilhommes’était avancé pour offrir ses services ; une jeune femmeavait paru à la portière de la chaise brisée, et à la vue dugentilhomme, un geste plus rapide que l’éclair avait rabattu sonvoile. Mais il n’est point de geste si rapide que ne puissedevancer le regard, et le gentilhomme disait que dans cette chaisebrisée sur la grande route, au milieu d’une lande deBasse-Normandie, il avait cru reconnaître Mlle Olympe deTreguern.

Noisy le Sec avait donné un coup d’épée à cegentilhomme. Un coup d’épée ne prouve rien. Cependant, avantd’entamer le chapitre d’Olympe, on s’assurait volontiers que Noisyle Sec n’était pas à portée d’entendre.

C’était une tête de brune, délicate et à lafois décidée, pensive, mais souriante aussi, mais gracieuse surtoutet portant, avec un naïf orgueil, sa poétique couronne de beauté.Elle pouvait avoir vingt ans ; toutes les joies, tous lesespoirs de la jeunesse rayonnaient sur son front. Au fond de sonregard limpide, on devinait comme un trésor de vaillance, detendresse et de pureté.

Paris, l’immense écrin des perles de beauté,le parterre émaillé de fleurs animées, Paris ne possédait point deperle plus parfaite, point de fleur plus doucement épanouie. Lespoètes disaient que cette délicieuse Olympe, dont les cheveux noirsprodigues ruisselaient sur ses tempes nacrées, dont les yeux bleusglissaient leurs rayons suaves entre ses long cils recourbés sousl’arc d’ébène que dessinaient fièrement ses sourcils, dont labouche sérieuse laissait échapper, quand venait à s’entr’ouvrir lecorail de ses lèvres, un sourire angélique, les poètes disaientqu’Olympe, la belle entre les belles, la noble, la fière, labienheureuse, était un rêve du ciel.

Le commandeur Malo remit Olympe entre lesmains de la marquise, tandis que Mr Privat, s’approchantbrusquement de Feuillans, lui disait :

— Pour cela, non, monsieur, Marianne deTreguern ne sait pas le nom de tous ceux qui, ce soir, ont eul’entrée de sa maison !

C’était, sous la grande charmille, un lieu quela marquise avait choisi dès longtemps pour tenir sa petite cour.On voyait, à travers la verdure, l’éblouissante clarté de la sallede bal, et les accords de l’orchestre arrivaient là, voilés et plussuaves. Pour toute lumière, on n’avait que les rayons perdus desifs plantés au revers des bosquets. Ces lueurs éclairaient encoreassez vivement le côté du berceau où s’asseyait la marquise,environnée de son cercle intime, mais la partie opposée, qui avaitune issue sur les massifs voisins du pavillon Louis XV, restaitplongée dans l’ombre. Le commandeur, en effet, avait éteint de sapropre main les lampions qui entouraient sa mystérieusedemeure.

Le commandeur était là, debout, adossé contreun arbre.

— Et vous, Feuillans, demanda-t-on. carl’entretien roulait comme d’habitude sur les choses de l’autremonde, nous direz-vous enfin si vous croyez auxrevenants ?

— Je n’ai jamais vu de revenants, répliqua lebeau Gabriel

— Madame, dit Champeaux à sa voisine, j’avaisune tante qui savait un tas de contes à dormir debout. Je suis bienfâché de les avoir oubliés : j’aurais eu le plaisir de lesnarrer en détail.

— J’aurais parié, murmura le baron Brocard àl’oreille de Noisy, en regardant Olympe, que c’était notre amazonede l’avenue de Madrid !

— Vous eussiez perdu, repartit sèchement, lechevalier.

— On parle chez nous, dit Mr Privat avec unetimidité feinte ou réelle, et, si je prends la liberté de citer monpays, c’est que j’ai l’honneur d’être le compatriote de madame lamarquise, on parle de revenants qui ne se montrent point et dontles voix s’entendent seulement dans la nuit.

— Vous êtes du pays d’Orlan ?s’écria-t-on à la ronde.

Mr Privat s’inclina modestement. Vingt voixprononcèrent à la fois le nom des trois Freux, dont onavait parlé si souvent à l’hôtel du Castellat. Et le cercle serétrécit autour du petit homme. Gabriel de Feuillans était à unedizaine de pas du commandeur Malo. Vis-à-vis d’eux, après lacontredanse, Olympe de Treguern vint s’asseoir.

— Mesdames, répondit Mr Privat avecsimplicité, je ne sais quel hasard a porté jusqu’ici la renommée decette triple apparition qui effraie les bonnes gens du bourgd’Orlan, et si quelque chose m’a étonné dans ce monde brillant oùtout était nouveau pour moi, pauvre légiste de village, c’a été,assurément, d’entendre citer nos spectres campagnards, qui doiventêtre bien flattés de cet honneur

Il glissa un regard vers Olympe deTreguern.

— Autrefois, continua-t-il en s’adressant àelle directement, il y avait un manoir qui portait le nom de votrenoble famille, mademoiselle. Mr de Feuillans, ajouta-t-il ensaluant Gabriel, rendra sans doute ce nom au château qu’il a faitbâtir, quand il sera devenu votre époux. C’est autour des muraillestoutes neuves de ce palais que les trois Freux viennent àl’heure de minuit. Mr le commandeur Malo sait bien qu’il y avaitune prophétie annonçant que le dernier comte de Treguern mourraittrois fois. Les gens de la Grand-Lande pensent que cetteapparition, connue sous le nom des Trois Freux, n’estautre chose que Treguern trois fois mort qui vient visiter leslieux où fut la maison de son père.

Mr Privat s’était adressé successivement àOlympe, à Mr de Feuillans et au commandeur. Le commandeur,Feuillans et Olympe gardèrent tous les trois le silence.

La marquise jouait avec son éventail ;contre son habitude, un sourire sceptique courait autour de seslèvres. Le baron Brocard haussait les épaules franchement ;Noisy écoutait de toutes ses oreilles.

— Quant à Valérie-la-Morte, reprit Mr Privat,on a commencé de la voir sous les saules qui environnent laTour-de-Kervoz, à l’époque où la plus jeune sœur du comte Filholpassa malheureusement de vie à trépas.

— Laurence ! murmura le chevalier deNoisy, qui serra sans le savoir le bras du baron Brocard.

— Balivernes ! grommela celui-ci.

Un tressaillement convulsif avait agité leslèvres de Feuillans. Derrière la charmille, Josille et la petiteVevette passèrent, portant des plateaux de rafraîchissements versla salle de bal.

— Je te dis que je l’ai vue ! disaitJosille avec impatience, comme je te vois, la Vevette !Peut-être bien que j’ai des yeux !

— Je te dis que tu as la berlue !ripostait la petite fille.

— Elle a passé au bas du mur, pendant quej’allumais sur la terrasse, reprit Josille, ses cheveux étaient endésordre et tombaient sur sa mante.

— Pendant que tu allumais sur la terrasse,mademoiselle était justement à sa toilette !

— Alors elle est double, ou bien je suis fainé[1].

— Tu es innocent, voilà tout, s’écria la jeunefille, qui le poussa en avant.

Mais Josille résista.

— Toi, dit-il, tu es comme le baron Brocard,qui ne croit à rien !

— Et toi, répliqua Vevette, tu es comme lechevalier de Noisy qui prend les vessies pour des lanternes et quiraconte le matin sans rire tout ce qu’il a rêvé dans la nuit.

— Écoute ! je n’ai point rêvé : lapreuve, c’est que je me suis laissé couler jusqu’en bas du mur pourvoir par où notre demoiselle avait disparu. Quand j’ai été dans lechemin qui est là au pied de la terrasse, je n’ai rien vu, mais tusais bien la maison avec une porte verte et une petite grille icitout près ?

— Eh bien ? dit Vevette que la curiositéprenait malgré elle à la fin.

— Eh bien ! j’ai entendu qu’on parlaitderrière les barreaux… Devine qui ?… Stéphane Gontier que nousavons connu au pays.

— Puisque c’est là qu’il demeure ! ditVevette.

— Et Mr Gabriel ! acheva Josille.

— Ah ! murmura la fillette en serapprochant. Et que disaient-ils ?

— Mr Gabriel disait comme ça : Vousavez des fonds ; prêtez-moi cent mille francs pour troisjours.

— Est-ce bien possible ! Et Stéphanerépondait ?

— Il répondait qu’il ne voulait point, et MrGabriel se démenait pour lui faire croire qu’il allait être richecomme un Crésus et qu’il partagerait avec lui. Et le Stéphanerépondait toujours : Nenni, nenni, merci bien : jen’ai point confiance en vous !

Ils se trouvaient en ce moment au revers de lacharmille, formant le cabinet de verdure où la marquise et soncercle étaient réunis. Vevette déposa son plateau par terre et pritle bras de Josille ; de son autre main, elle écarta quelquesbranches, de manière à glisser un coup d’œil dans le cabinet deverdure.

— Regarde ! dit-elle à voix basse, voiciMr Gabriel de Feuillans et voici Mlle Olympe de Treguern !

Josille avança la tête et regarda.

— Les vois-tu ? demanda la fillette.

— Je les vois, répondit Josille.

— Eh bien ?

— La main sur la conscience, répéta Josillepresque solennellement, c’était bien lui et c’était bienelle !

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