L’Homme sans bras

Chapitre 11L’INTÉRIEUR DU PAVILLON LOUIS XV

 

C’était une pièce très vaste, haute d’étage etvoûtée comme une chapelle. De chaque côté, dans le sens de lalongueur, il y avait des fenêtres. Les murailles poudreusesgardaient encore çà et là quelques traces de fresques mignonnesdont les couleurs tendres essayaient de paraître sous les toilesd’araignées qui tombaient des frises et qui étaient grandes commedes haillons.

Entre les fenêtres, on apercevait des vestigesde sculpture ; on devinait même en deux ou trois endroits lecontour coquet de ces cartouches du temps de Louis XV quiencadraient les portraits ou les écussons. Mais ici le temps et lapoussière avaient été aidés dans leur œuvre de destruction ;le marteau avait piqué les reliefs, et il semblait qu’un Vandaleeût attaqué à coups de maillet la guirlande de nymphes qui couraitau-dessus de la corniche.

Autrefois, lorsque ces sculptures souriaient,lorsque ces émaux, brillants et tout neufs, renvoyaient enétincelles gaies la lumière épandue par les lustres de cristal, celieu devait être comme un petit temple du plaisir. Maintenant qu’ony respirait une odeur de cave et de sépulcre, quelques souvenirsrestaient cependant de sa destination première ; une fantaisielugubre avait accumulé en ce lieu tous les emblèmes de deuil, tousles objets qui rappellent l’idée de la mort sans pouvoirentièrement effacer les traces du passé gracieux. Quelque part, aumilieu des débris de la frise, le marteau avait oublié une écharpeflottante qui livrait au vent sa draperie de marbre ;ailleurs, c’était un lambeau de peinture qui souriait vaguementsous les plis d’un drap mortuaire ; ailleurs encore, derrièreune tête de squelette, des roses se perdaient.

Mais nous n’en pourrons dire assez pour que lelecteur se doute, ne fût-ce qu’un peu, de l’aspect offert par celieu qui outrepassait les limites du bizarre et qui ne pouvaitservir de retraite qu’à un illuminé ou qu’à un fou.

Bien que la pièce fût grande, le mouvement s’ytrouvait gêné à chaque pas par une profusion d’objets jetés là endésordre, et dont chacun contribuait, pour sa part, à fairel’ensemble plus étrange et plus sombre. Tout au fond, vis-à-vis dela porte principale, à la place où la cheminée se trouved’ordinaire, il y avait un tombeau de granit qui avait dû êtreapporté là pierre à pierre et reconstruit ensuite patiemment. Surle tombeau, un chevalier vêtu de mailles était étendu, les brascroisés sur sa poitrine, et appuyait ses pieds au ventre d’un grandlévrier.

Le pan de muraille auquel s’adossait cemonument était presque entièrement occupé par un écusson de taillecolossale aux émaux de la maison de Treguern, noir et argent, quiavait pour supports deux pleureurs antiques au visage voilé deblanc, avec cette devise : sub morte vita. À droiteet à gauche, c’était un pêle-mêle de fragments informes portant desbribes d’inscriptions, d’urnes funèbres, d’ossements vermoulus etde croix arrachées au sol des cimetières. Sur toutes ces croix selisait le nom d’un membre de la famille de Treguern.

C’était là tout le mobilier, sauf un lit desangle étroit, recouvert d’une paillasse plate, et une grande tablechargée de compas, d’astrolabes, de parchemins et de fioles detoutes sortes, qui s’appuyait à un vieux bahut chancelant. Le bahutétait bourré de bouquins, et ses panneaux disjoints offraient unesérie de sculptures cabalistiques.

La chambre était éclairée par deux de cesflambeaux noirs qui ont la hauteur d’un homme et qui servent auxfunérailles. Deux cierges d’église, fichés dans les pointes de fer,brûlaient mélancoliquement et rendaient à peine les ténèbresvisibles.

Un homme était debout devant la tombe,tournant le dos à l’entrée et ne montrant que son large crânechauve. Il était vêtu d’une robe noire à manches ouvertes, commeles magiciens du temps passé ; il y avait, devant lui, sur letombeau même, trois grandes caisses de sapin dont les couverclesvenaient d’être décloués.

Le lecteur aurait reconnu ces trois caisses,s’il avait pu oublier le visage grave, doux et modeste, du voyageurqui était arrivé de Bretagne dans le coupé de la voiture dont MrPrivat et Tanneguy occupaient l’intérieur, et que le domestique dela marquise avait appelé « monsieur le commandeur ».

Il était là chez lui. Cette grande pièce endeuil formait l’étage unique de ce pavillon Louis XV, dontl’extérieur faisait un effet si riant et si gracieux dans lesjardins de la marquise.

Les trois caisses apportées de Bretagneétaient pleines de fragments de pierre semblables à ceux quiencombraient déjà le sol du pavillon. Parmi les pierres, il y avaitquelques vieux livres et des lambeaux de parchemin. Le commandeurétait profondément absorbé par son travail ; son travailconsistait à prendre dans une des trois caisses des morceaux degranit au hasard et à les rapprocher de l’un des angles du mausoléequi était brisé.

Le commandeur avait déjà rapproché ainsi biendes pierres, et aucune ne s’était rapportée à la cassure dutombeau ; mais les caisses étaient encore presque pleines, etchaque fois que le commandeur choisissait un nouveau fragment, uneétincelle s’allumait dans son œil. Il était facile de voir quecette besogne avait pour lui une importance décisive et qu’il nes’agissait pas seulement d’une réparation matérielle à faire auvieux mausolée.

— Voilà longtemps que je cherche,murmurait-il, et je n’ai pas encore trouvé ! Bien des pierresont dû se perdre lorsque ce Gabriel a fait remuer les fondements dumanoir, mais toutes choses sont écrites là-haut ; si je doistrouver, je trouverai.

Il s’interrompit en poussant un cri de joie,et un peu de sang vint rougir la pâleur de sa joue. Les angles dela pierre qu’il tenait à la main s’engrenaient à peu près dans lesangles frustes de la table tumulaire.

Il se mit à genoux pour mieux voir, on eût puentendre distinctement les battements de son cœur dans sa poitrine.Sa main tremblait avec violence. Un instant, son âme tout entièrepassa dans son regard. Mais son œil s’éteignit et la pâleur revintà sa joue. La pierre alla rejoindre celles qui s’amoncelaient déjàdans la poudre.

— Ce n’est pas le même granit ! murmurale commandeur qui croisa ses bras sur sa poitrine.

Puis il ajouta comme pour gourmander sondécouragement :

— Sub morte vita ! La vie estsous la mort ! Les jours d’épreuve vont finir. N’est-ce pasdemain que s’achève la vingtième année ?

Il resta un instant pensif. Deux heures denuit sonnèrent à l’horloge enrouée dont les poids pendaient contrela muraille. Il y avait déjà du temps que les jardins de l’hôtelétaient déserts, car la tragique aventure dont les hôtes de lamarquise avaient été les témoins avait abrégé, malgré tout, lesderniers instants de la fête. Un silence profond régnait au dehors,et l’on n’entendait même pas ce murmure qui est la voix deParis.

La lumière des deux cierges tombait sur levisage du commandeur, blanc et poli comme un ivoire antique. Sesyeux étaient baissés et des paroles lentes glissaient entre seslèvres.

— Nous autres Treguern, disait-il, nous sommesles enfants de la tombe ; nos armoiries sont un emblème dedeuil ; à une tombe est attaché notre destin… mais tout péchés’expie par la miséricorde de Dieu : et si la science n’estpas vaine, j’ai lu notre nom écrit en lettres brillantes dans lelivre de l’avenir.

Il prêta l’oreille comme si un bruit lointainfût arrivé jusqu’à lui.

— Il y a des gens qui veillent, reprit-il avecun singulier accent d’emphase, pour relever la vieille tour !Les champs portent toujours leur moisson dorée, la rivière couleentre les prés, peuplés de troupeaux ; les moulins tournent auvent qui vient de la mer et les arbres de la forêt ont grandi. Laterre attend son maître !

Il s’interrompit pour écouter encore, puis ils’approcha de l’une des croisées et souleva un pan de la sergegrise qui servait de rideau. En face de la croisée une longue alléede tilleuls s’étendait ; la lune qui passait entre lesbranches arrondies en berceau éclairait, çà et là, des statues demarbre qui semblaient plus blanches au milieu de l’ombre. Toutétait immobile et silencieux. Le commandeur passa tour à tour sesdeux mains sur son front.

— S’il avait dû mourir, cet enfant,pensa-t-il, j’aurais vu le voile !

Il laissa retomber le rideau et vint s’asseoirauprès de la grande table dont la robuste vieillesse fléchissaitsous le poids des débris qui l’encombraient.

Le commandeur repoussa un octant rongé devert-de-gris qui s’en alla grincer contre un alambic muni de sacornue ; il acheva de se faire une place en rejetant à droiteet à gauche deux ou trois poignées de ferraille et s’assit sur latable même, à côté d’une haute pyramide de bouquins. Il y avait làles douze tomes in-folio composés par maître Albert, de Lawiger enSouabe, si connu sous le nom du Grand-Albert ; le Traitéde la philosophie occulte de Corneille Agrippa ; leMiroir des apparitions de Gaufridi ; l’Héxameronespagnol, et le Voyage infernal de BarthélémyHolzhauser.

Le commandeur prit un volume au hasard danscette sinistre bibliothèque et se mit à le feuilleter avecdistraction.

— Comte de Treguern ! dit-il brusquementen couvrant de sa main la page ouverte, un Le Brec ! n’est-cepas le dernier outrage ! Treguern ! Treguern !Treguern ! n’es-tu pas assez mort pour vivre ?

Il reprit sa lecture, mais on pouvait voir queson esprit était ailleurs, et qu’il s’attendait à être bientôtinterrompu. En effet, au bout de quelques minutes, la porteprincipale s’ouvrit tout doucement et sans qu’on eût frappé :Olympe de Treguern se glissa plutôt qu’elle n’entra dans lachambre. Elle avait encore sa robe de bal, mais ses cheveuxtombaient en désordre sur ses épaules. Elle traversa la chambresans prononcer une parole.

— Je vous attendais ! dit le commandeurqui ferma son vieux livre et se mit sur ses pieds ; vont-ilsvenir ?

La jeune fille passa devant lui sans s’arrêteret fit un signe de tête affirmatif. On entendait un bruit sourd àl’autre bout de la chambre, à gauche du grand écusson de Treguern,qui était derrière le tombeau. Olympe se fraya un chemin au milieudes armes ébréchées, des fragments de pierre et des croixvermoulues pour arriver jusqu’à l’endroit d’où le bruit semblaitpartir.

Elle toucha un bouton caché derrière la toileantique, et le champ noir semé de larmes d’argent du grand écussonde Treguern, basculant comme le tablier d’un pont-levis, montra unelarge ouverture béante par où un vent humide et froid se répandit àl’intérieur du pavillon.

Une figure humaine se dessina sur le noir del’ouverture et entra. Puis deux autres hommes se montrèrent à leurtour, portant une civière recouverte d’un drap. Ilsdirent :

— Merci, Valérie.

Olympe s’était effacée pour les laisserpasser ; le premier arrivant fit le tour du mausolée et saluasilencieusement le commandeur. Il montra du geste la table depierre où ses deux compagnons qui peinaient sous le fardeaudéposèrent le brancard. Olympe appuya ses deux mains contre sapoitrine pour contenir les battements de son cœur ; elle vintse placer derrière le tombeau et resta immobile.

Les trois hommes qui venaient d’entrer avec lacivière étaient différents d’âge, de tournure et de visage :le premier paraissait jeune encore, malgré ses cheveux et sa barbe,qui étaient d’une blancheur éclatante ; les deux autresétaient presque des vieillards. Tous trois portaient des costumesde couleur sombre. Celui qui tenait la tête du brancard étaitgrand, vigoureusement charpenté, et la tête longue, terminée parune mâchoire énorme, se couvrait d’une forêt de cheveuxgrisonnants. Celui qui tenait les pieds du brancard était, aucontraire, de petite taille, très chauve, et de faible apparence.L’homme à la barbe blanche avait les traits réguliers etbeaux ; sa taille conservait un grand air et il pouvait bienêtre le chef de ce mystérieux trio.

Malgré les différences physiques quiexistaient entre eux, je ne sais quel stigmate indéfinissablemarquait ces trois êtres d’un cachet uniforme. Peut-être était-ceseulement qu’ils avaient usé leur vie aux mêmes efforts et mis encommun la passion qui couvait sous la pâleur glacée de leursvisages. Ils avaient dû, ces hommes, s’attaquer à une tâcheterrible : ils avaient dû souffrir tous la même peine ettenter le même labeur, car le même signe de résolution morne étaitdans leurs regards, qui n’avaient plus rien d’humain.

Ils étaient graves, durs, inflexibles ;on voyait bien que leur cœur, qui s’était fait sourd à leur propresouffrance, ne devait point écouter le cri de la souffranced’autrui. Aucun d’eux n’avait un nom. On désignait l’homme à labarbe blanche sous ce titre : le Comte, on appelaitle plus grand le Marchand de diamants, et le petitvieillard chauve le Docteur.

Le commandeur regardait en frissonnant le drapétendu sur la civière ; Olympe, au contraire, détournait lesyeux et faisait effort pour retenir ses larmes qui voulaientjaillir.

— Il n’est pas mort ! prononça lecommandeur d’une voix altérée, il ne peut pas être mort ! Jen’ai pas vu le voile.

Le comte eut un sourire de moqueriecruelle.

— Treguern est tombé bien bas !prononça-t-il du bout des lèvres ; le diable ne prend plus lapeine de lui tirer sa bonne aventure !

Il souleva le drap qui recouvrait le brancard,et l’on put voir le corps de Stéphane avec son visage livide et sachemise tachée de sang. Une plainte s’échappa de la poitrined’Olympe, tandis que le commandeur répétait dans une sorted’hébétement :

— Il n’est pas mort ! il ne peut pas êtremort !

L’aspect du malheureux jeune homme nedémentait que trop ces paroles.

— Le jour vient vite en cette saison, dit lecomte avec calme, et il faut qu’il soit en terre avant le jour.

— Voici Mr Malo, ajouta le docteur, qui vanous montrer l’endroit où le jardinier de Mme la marquise duCastellat met sa pelle et sa pioche.

Olympe chancelait sur elle-même et se retenaità l’angle de la table. Le commandeur fit un pas en avant et mit samain sur le cœur de Stéphane ; le souffle de la jeune filles’arrêta dans sa poitrine.

— Eh bien ! demanda le marchand dediamants au commandeur, qu’en dites-vous ?

— Je ne sens pas son cœur, répondit lebonhomme à voix basse ; mais je sais qu’il n’est pas mort.

Il ajouta en s’adressant au docteur :

— Vous qui êtes médecin, si vous vouliez, vouspourriez le sauver.

Les mains d’Olympe se joignirent malgré elletandis que ses beaux yeux suppliants se tournaient vers le docteur.Le geste et le regard furent perdus. Le docteur ditfroidement :

— Le couteau a pénétré sous la quatrièmecôte ; il y a eu lésion de l’organe et l’épanchement adéterminé la mort. Ce n’est pas le nègre qui a frappé cecoup-là !

— Si c’est Gabriel lui-même qui a tué le jeunehomme, murmura le comte, la justice de Dieu commence sur laterre !

— À minuit, reprit le marchand de diamants,Gabriel était dans les salons de la marquise.

— Un quart d’heure avant, ajouta le docteur,il descendait de voiture à la porte de l’Anglais avec les dernierscent mille francs de la tontine.

— À minuit et demi, prononça le commandeur,Gabriel Le Brec est rentré dans la maison de la victime. Je l’aivu !

— La maison était déjà cernée ! dit lecomte avec inquiétude, par où a-t-il pu sortir ?

Comme il achevait ces mots, on frappa troiscoups précipités au revers de l’écusson de Treguern. Les troisinconnus dressèrent l’oreille et se regardèrent. Le comte seulresta calme.

— Éteignez les flambeaux !ordonna-t-il.

Le marchand de diamants d’un côté, le docteurde l’autre, soufflèrent les cierges qui étaient aux deux angles dumausolée ; la chambre resta seulement éclairée par la lumièrede la lune dont les rayons obliques frappaient les fenêtres donnantsur le jardin.

— Cachez-vous ! dit encore le comte, quisaisit Malo à bras le corps et l’entraîna derrière le bahut.

Les deux autres s’étaient accroupis entre latombe de granit et l’embrasure de la première fenêtre. Au dehors onfrappait à coups redoublés, et celui qui heurtait ainsi, croyantsans doute que l’intérieur du pavillon était désert, essayait deforcer l’entrée.

Un silence profond régnait désormais dans laretraite du commandeur. Tous les objets avaient changé d’aspect etces rayons de lune, tamisés par la serge des rideaux, jetaientpartout de grandes ombres parmi lesquelles le mausolée, les urneset les croix semblaient surgir, estompés de clartés blafardes. Onvoyait çà et là comme de larges draperies qui pendaient sur la têtemutilée des statues. Jamais décor de théâtre exécuté par un pinceauénergique et hardi n’aurait pu produire ces effets sinistres etpleins de mystère.

La porte que dissimulait l’écusson de Treguernet par où le comte était entré avec ses deux compagnons avait uneserrure qui datait de Louis XV. En ce temps-là, cette serrure touteneuve était forte ; une fois fermée, il aurait fallu un bélierpour la briser. Mais trois quarts de siècle et l’humidité d’unescalier souterrain suffisent à ronger même l’acier. Au bout dequelques minutes, l’écusson des Treguern bascula de nouveau, et unhomme qui portait un long manteau sur un costume de bal d’uneélégance irréprochable, s’élança dans la chambre. Il regarda toutautour de lui, puis il remit en place l’écusson.

— Personne ! murmura-t-il après avoirprêté l’oreille ; j’ai toujours le même bonheur ! Dieu neme punira pas en cette vie !

Il eut un frisson, parce que ses yeux,habitués à l’obscurité, voyaient clair en ce pêle-mêle lugubre.

— Si les morts revenaient, pensa-t-il,n’est-ce pas ici que je reverrais les morts ?

Il tourna l’angle du mausolée et se dirigeavers la porte principale, auprès de laquelle il pouvait apercevoirle pauvre lit de sangle du commandeur Malo qui était vide. Un nuagepassa sur la lune, et la chambre s’emplit tout à coup de ténèbres.Le nouveau venu fit quelques pas au hasard ; son pied trébuchadeux ou trois fois, et il se sentit perdu au milieu des milledébris qui encombraient le sol. Était-ce une illusion ? Il luisemblait entendre dans la nuit qui l’entourait des respirationscontenues…

Il tâtonnait, il cherchait à s’orienter ;ses mains étendues sondaient l’obscurité. Il rencontra l’angle dela table sculptée, puis il poussa un cri, parce que ses doigtsvenaient de toucher une main froide.

La lune glissa hors du nuage, éclairant à lafois le visage du nouveau venu et le corps de Stéphane ;l’homme était pâle, presque autant que le cadavre, et si l’œil eûtété certain de ses impressions dans ces ténèbres, on aurait pu direque l’homme et le cadavre avaient entre eux je ne sais quellefrappante ressemblance.

Le mort renversait sa tête, toute jeune, dansles boucles d’une chevelure blonde ; c’étaient des cheveuxblonds qui couronnaient le front haut et fier de Gabriel deFeuillans. Celui-ci poussa un second cri étouffé et recula d’unpas ; ses genoux chancelaient ; son regard épouvanté fitencore une fois le tour de la chambre.

— Pourquoi ici ? balbutia-t-il, qui doncl’a apporté ici ?

Ses mains se croisèrent et sa tête s’inclinacomme celle de l’accusé qui subit à l’improviste l’épreuve de laconfrontation.

— Les gens de justice sont dans la ruelle surle lieu du meurtre, dit-il, ils suivent la trace marquée par lesgouttes de sang et cherchent un cadavre. L’assassin n’avait pas eule temps de cacher le cadavre. Qui donc est venu en aide àl’assassin, cette fois comme toujours ?

Il redressa le front et son œil eut un éclairde défi. On voyait bien que, malgré son audace, cet homme croyaitaux choses surnaturelles.

— J’accepte ! prononça-t-il avec lenteur,en étendant sa main dans le vide, comme s’il eût fait un pacte avecceux qui ne sont point de ce monde. J’accepte votre aide ! Ily a longtemps que j’ai choisi entre la vie et l’éternité !

Un murmure indistinct suivit ces paroles.Gabriel frappa le sol d’un pied assuré, et dit en élevant lavoix :

— Montrez-vous donc ! Je vousattends !

Son œil intrépide et calme fouillait lesténèbres. Personne ne se montra ; mais une voix indistinctequi sortait on ne sait d’où prononça ces deux mots :

— Plus tard !

— Plus tard, soit ! répliqua Gabriel quidrapa son manteau sur ses épaules en prenant le chemin de la porte.En attendant, merci et au revoir !

Il traversa la chambre d’un pas rapide, ouvritla porte et disparut. Le commandeur quitta le premier sacachette ; il était plus pâle encore que de coutume.

— La prophétie dit, prononça-t-il comme en separlant à lui-même : « Quand le damné appellera levengeur, quand la pierre qui manque au tombeau de Tanneguy seraretrouvée, Treguern, trois fois mort, ressuscitera ! » Ledamné n’a-t-il point appelé le vengeur ?

Olympe souleva le rideau derrière lequel elles’était cachée, et se rapprocha du tombeau.

— Avez-vous vu, dit le comte, comme le mortressemble au vivant ?

— Cela est vrai, répliquèrent à la fois lemarchand de diamants et le docteur.

Le commandeur poursuivait :

— La pierre manque encore, et Treguern n’estmort que deux fois.

— Allons ! reprit le docteur, c’est lapelle et la pioche qu’il nous faut à présent. Quand même nous neserions pas des oiseaux de nuit, à pareille besogne on ne peut pastravailler en plein jour.

— Qui veillera le corps ? demanda lecommandeur ; je suis Breton et je suis chrétien. J’ai donnél’hospitalité au mort, il faut qu’il ait une prière avant dedescendre dans sa tombe.

Le comte se tourna vers Olympe :

— Valérie, dit-il, voulez-vous prier etveiller ?

Olympe répliqua à voix basse :

— Je veillerai et je prierai.

Ils sortirent. Olympe, entendit leurs pass’étouffer sur le sable des allées ; elle les vit passer commedes ombres entre les troncs des grands tilleuls, puis se perdredans les bosquets. Elle vint se mettre à genoux auprès du corps deStéphane. Elle voulut prier comme elle l’avait promis ; maisles paroles de la prière ne trouvaient plus le chemin de seslèvres. Les sanglots l’étouffaient.

Elle se releva ; elle mit ses deux coudessur la table de granit ; ses cheveux inondèrent le front dumort avec ses pleurs.

— Stéphane, dit-elle, ne m’entendez-vousplus ? Je ne connais pas ce maître à qui ma mère m’a ordonnéd’obéir. Je n’aimais en ce monde que ma mère et vous… Et lacomtesse m’a dit ce matin : S’il te fallait choisir entrecelui que tu veux pour fiancé et moi qui suis ta mère, queferais-tu ?

Elle se pencha davantage. Elle était bellecomme l’ange de douleur.

Elle dit encore :

— Stéphane, j’avais choisi entre vous et mamère ! Je vous avais averti, malgré ma mère, du danger quivous menaçait. Pourquoi n’avez-vous pas voulu me croire ?

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