L’Hôtel Saint-Pol

XIV – LE MARI DE LA DUCHESSED’ORLÉANS

Le chevalier de Passavant ne témoigna aucunétonnement. Il lui sembla tout naturel qu’une femme de cœur, fût-ceune reine, eût été intéressée par le malheur d’une si aimable, sijolie, si gracieuse petite fille, et se fût rapidement attachée àelle. Il ne dit donc rien. Mais en lui-même, il bénit la reine etse jura que si jamais elle avait besoin de la vie et du sang d’unhomme, cette vie serait la sienne, ce sang il le répandrait avecjoie pour celle qui avait consolé les derniers jours deRoselys.

Il salua Saïtano d’un léger signe de tête,rejeta sur ses épaules son manteau séché, et sortit sans que, deson côté, le sorcier eût dit un mot d’adieu.

Saïtano verrouilla sa porte, et, en seretournant, vit une femme grande, sèche, grisonnante de cheveux,l’œil étrangement froid, qui le regardait.

– Eh bien, Gérande, il faut donc quetoujours tu écoutes aux portes ? dit le sorcier. Tu as vu,hein ? Tu as entendu ? Qu’en dis-tu ?

– Je dis, répondit Gérande, que vous avezeu tort de laisser partir ce jeune homme.

– Par le sacré Grimoire, on voit bien quetu n’as pas éprouvé la force de son poignet ! Mais je leretrouverai, Gérande, il ne perdra rien pour attendre. Et d’ici là,comme de grandes choses se préparent, comme la reine va avoirbesoin de dévouements aveugles, tu vois, j’ai fait de ce jeunehomme un serviteur fidèle jusqu’à la mort, tu peux me croire.

– C’est égal, reprit Gérande, vous avezeu tort de le laisser aller.

Et cette fois, cette femme prononça cesparoles d’un accent de si froide et prophétique menace que lesavant, l’homme que rien n’ébranlait, se sentit troublé au fond del’être comme on l’est quelquefois, au milieu de la nuit, par lesoudain hululement des oiseaux de mauvais augure. Mais bientôt,secouant la tête :

– Pauvretés que tout cela ! Et quem’importe même le sort du royaume de France, de tous les royaumes,le sort du monde ! Allons travailler. Je suis sur le point detrouver, Gérande !… Le Grand-Œuvre ! Comprends-tu ?Viens, Gérande, montons voir Laurence d’Ambrun…

– La mère de la petite Roselys, ditGérande avec son calme sinistre.

Et tous deux s’engagèrent dans un escalier debois qui montait en tournant jusqu’à l’unique étage de la vieillemaison de la Cité.

Cependant, le chevalier de Passavant s’étaitéloigné de cette maison où il était peut-être venu chercher un peud’espoir et où il n’avait trouvé qu’une douleur. Absorbé qu’ilétait par ce qu’il venait d’apprendre, il vagua au hasard dans laCité, sans se soucier de savoir où le conduiraient ses pas, et sedisant qu’il serait toujours temps de frapper à une ported’auberge.

Il s’éveilla tout à coup de ses songeriescouleur de deuil et de tristesse, et, avec étonnement, se vit aumilieu d’une foule, parmi des lumières qui éclairaient une rueétroite, véritable boyau où trois chevaux n’eussent pu passer defront. Ces lumières venaient des devantures de plusieurs cabaretsqui, malgré les ordonnances, malgré le guet, demeuraient ouverts lanuit jusqu’à une heure assez avancée. Cette foule de gens, quiallaient, venaient, se croisaient, ricanaient, échangeaient deterribles plaisanteries, était composée en majeure partie de gensd’armes en casaque de buffle, et de gentilshommes soigneusementmasqués.

Au milieu de ces gens évoluaient, seules, oupar groupes de deux ou trois, des jeunes femmes, presque toutesvraiment jolies, fardées avec un art sûr, quelques-unes l’air laset indolent, d’autres rieuses, beaucoup richement vêtues de soie etde fourrures, toutes portant les mêmes insignes qui leur étaientimposés par l’ordonnance de 1367 : le collet renversé, lesplumes de geai àleurs cheveux, la ceinture d’argent à la taille.

Cette rue s’appelait le Val d’Amour.

La plupart de ces marchandes de sourires quihantaient ce lieu célèbre étaient plus modestes, et de plusbienséante tenue que les malheureuses du Champ-Flory, les mégèresde la rue Coupe-Gueule, ou les tristes filles de joie de la rueTyron et de la rue Baille-Hoé.

Le chevalier de Passavant, tout à coup, futinterpellé par une fille pâle, aux yeux noirs, profonds, qui sourittristement, et lui dit :

– Bonsoir, beau capitaine. Voulez-vousfaire une bonne œuvre ?…

– Voyons ? sourit Passavant. Je nedemande pas mieux.

– Oui. J’ai vu cela tout de suite. Ehbien, il s’agit tout simplement de me faire souper. Figurez-vous,mon gentilhomme, que depuis hier, je n’ai mangé qu’un morceau depain.

Passavant fouilla dans son escarcelle, en tiraun écu d’or, et le tendit, en disant doucement :

– Excusez-moi de ne pas souper avec vous.De vrai, je n’ai pas faim. Mais laissez-moi vous… offrir…

Il ne savait trop que dire. La fille àceinture d’argent prit la pièce, la regarda et s’écria :

– Mais c’est un écu d’or !…Vraiment… je…

Elle tremblait. L’aubaine lui semblaitincroyable. Déjà Passavant esquissait un geste d’adieu.

– Ohé ! cria à ce moment une voix.Ohé ! d’Ocquetonville, voici Ermine Valencienne qui te veuttrahir. Arrive un peu voir !

– C’est bon, Guillaume de Scas !répondit une autre voix rude et avinée. On y va ! À moi,Courteheuse ! À moi, de Guines !

Trois gentilshommes sortaient en titubant d’uncabaret et rejoignaient celui qui avait poussé le cri d’alarme.L’un d’eux, celui qu’on avait appelé d’Ocquetonville, s’approcha enricanant et saisit le bras de la fille pâle aux yeux noirs.

– Laissez-moi ! dit ErmineValencienne, d’une voix de terreur. Je vous déteste ! Je voushais ! Laissez-moi !

– Tu viendras boire et manger avecmoi ! gronda d’Ocquetonville.

– Si elle le veut bien ! ditpaisiblement Passavant.

– Oh ! prenez garde, mongentilhomme, trembla Ermine à voix basse. Ces gens appartiennent àJean sans Peur, ils sont maîtres de tout. Le chevalier du guettremble devant eux… ainsi !…

Ces gens, en effet, arboraient la croix rougede Saint-André. C’était le fameux quatuor qu’on appelait lesmolosses de Jean sans Peur. Ils terrorisaient Paris.D’Ocquetonville, de Courteheuse, de Guines, de Scas, les mêmes dontl’Histoire a conservé les noms, et qui bientôt… mais on les verra àl’œuvre.

D’Ocquetonville considéra un instant lechevalier de Passavant par-dessus son épaule et ricana :

– Je vous engage à passer votrechemin.

– Mon chemin est ici, je reste donc, etvous engage, moi, à lâcher cette fille… Non ?… vous ne voulezpas ?… Eh bien !…

En même temps, la main de Passavant, d’un coupsec et dédaigneux, frappa la main qui serrait le bras d’ErmineValencienne. Il y eut quatre hurlements de fureur.

– Damnation ! vociféra deCourteheuse. – Misérable truand ! gronda de Scas. – Suppôtd’Écorcheurs ! grinça de Guines. – Ventre-Dieu ! tonnad’Ocquetonville, je veux savoir la distance qu’il y a de ta peau àton cœur et la mesurer avec ceci !

À l’instant, il dégaina… Les lourdes épées deses trois compagnons sortirent des fourreaux. Et les quatremolosses se ruèrent sur Passavant. Le chevalier se trouva soudainla rapière au poing, parant, ripostant, attaquant. Il y eut unfurieux cliquetis, et, dans la rue, des cris de femmes. Mais lesquatre portaient des casaques de cuir épais. Dès les premierscoups, Passavant comprit qu’il allait être tué sans pouvoir blesserun seul de ses adversaires à la poitrine. Il recula et sentitderrière lui les marches d’un perron. Les quatre, autour de lui,bondissaient, hurlaient, vociféraient des insultes effrayantes, etcependant, s’étonnaient de toujours trouver à la parade la rapièrefine, vivante, cinglante. L’ennemi eût dû être tué dix fois déjà.Il montait à reculons les quatre marches du perron d’auberge et,son petit sourire aigre-doux frémissait au coin de sa lèvre.

– Une, dit-il en posant le pied sur lapremière marche. Et sa rapière cingla le visage d’Ocquetonville. –Deux ! cria-t-il sur la deuxième marche. – Trois ! à latroisième. – Quatre ! à la quatrième. Et à chaque cri, àchaque marche, siffla, cingla la fine lame qui vint s’abattre surune joue et la rayer d’une balafre rouge. Courteheuse aprèsd’Ocquetonville, puis de Guines, puis de Scas… Et d’un bond, il futdans le cabaret dont une femme lui ouvrit la porte. Il y avait euquatre rugissements. Mais les molosses, maintenant, ne criaientplus. Dans le même instant, ivres de honte, sanglants, enragés, ilsfurent dans le cabaret où ils firent un signe à quinze hommesd’armes. Tout ce monde, ensemble, se jeta sur Passavant enhurlant : À mort ! À mort !…

Il se vit perdu !

Le chevalier, d’instinct, s’était acculé à unangle, et faisait face aux assaillants. La bande se rua, les unsarmés de leurs épées, d’autres saisissant un escabeau pourl’assommer. En un instant, le cabaret fut plein de clameurs. À cemoment, tout à coup, une voix impérieuse domina le tumultedéchaîné :

– Holà ! Bas les armes !…

Un gentilhomme couvert de son manteau, levisage masqué – comme la plupart de ceux qui se hasardaient en ceslieux – s’avança vivement. Et comme il était escorté de cinq ou sixgaillards qui semblaient déterminés, on lui fit place. Rapidement,il atteignit le groupe furieux que formaient Ocquetonville, Scas,Guines et Courteheuse. D’un coup sec, il releva les épées, etcria :

– J’ai dit : Bas les armes, mesmaîtres !…

Le ton était si impérieux qu’ils obéirentd’instinct. Il était temps : le justaucorps de velours grisportait huit ou dix entailles dont une ou deux s’ourlaient derouge. Dans le cabaret, il se fit un grand silence.

L’inconnu considérait le chevalier dePassavant, pâle, maigre, hérissé dans son angle.

– J’ai tout vu, dit-il au bout d’uninstant. Vous êtes un brave. Et c’est pourquoi je suis accouru pourvous tirer de ce mauvais pas. Mort de Dieu ! Je me rappellerailongtemps les quatre coups de cravache, un par marche !…

Il y eut quatre grognements furieux.

– Silence ! reprit l’inconnu.Monsieur, ajouta-t-il, je vous tiens pour un brave gentilhomme, etsi vous cherchez fortune, elle est toute trouvée : il netiendra qu’à vous, dès demain, d’appartenir à ma maison. Et dèslors je me charge de vous.

Passavant avait baissé la pointe de sarapière. Il eut l’air de la considérer un instant.

– Monseigneur… dit-il enfin.

– Pourquoi m’appelez-vous ainsi ?interrompit vivement le gentilhomme masqué.

– Parce que vos paroles, votre air, et ceque vous venez de faire me prouvent que j’ai l’honneur de parler àun noble et haut personnage.

– Bien dit ! firent les compagnonsde l’inconnu. Monsieur est aussi spirituel que brave.

– Monseigneur, donc, reprit le chevalier,je vous rends mille grâces pour l’intérêt que vous voulez bien metémoigner. Mais je me suis si peu appartenu pendant ces dernièresannées que j’éprouve le besoin irrésistible d’être à moi pourquelque temps. Je me vois donc forcé, à mon grand regret, derefuser vos offres, pour si honorables qu’elles soient. Mais ce queje puis vous dire, c’est que je vous dois la vie et que je nel’oublierai pas, quoi qu’il advienne.

Ces derniers mots furent prononcés avec une sifière assurance que l’inconnu ne put s’empêcher de s’incliner commesi, par une étrange intervention des rôles, ce fut lui qui setrouvait en reste de gratitude avec celui qu’il venait sûrement desauver de la mort.

En même temps, il se démasqua rapidement.

Les quatre attaquants, d’un même mouvement,plièrent l’échine.

– Le frère du roi !… Le ducd’Orléans !…

Déjà Louis d’Orléans, pour ne pas laisser voirson visage aux autres assistants, avait remis son masque. Mais setournant vers Passavant :

– M’avez-vous reconnu,monsieur ?

– Monseigneur, dit le chevalier, j’aientendu prononcer votre nom par ces messieurs. Je puis donc vousassurer que masqué ou non, en quelque temps et lieu que ce soit,s’il y a danger autour de vous, je saurai vous reconnaître.

– Eh bien, joignez-vous donc à mescompagnons pour m’escorter jusque hors de la Cité. Quant à vous,ajouta-t-il en fixant les quatre qui se courbaient, prenezgarde !

Et il sortit, suivi de ses gentilshommes et dePassavant. Quant aux quatre molosses de Jean sans Peur, ilsdisparurent, empressés, par un autre chemin. Dans la rue, lechevalier sentit tout à coup sur son bras une main fine ettremblante. Il se retourna et reconnut la jeune femme qu’il avaitarrachée aux violences de d’Ocquetonville. Elle baissait les yeux.Elle murmura :

– Adieu, mon gentilhomme. J’ai voulu vousdire mon nom. Je m’appelle Ermine Valencienne.

– Allons, fit doucement le chevalier, nepensez plus à ces mauvais gentilshommes indignes de porter l’épée.Vous êtes belle. Je vois à vos yeux que vous avez du cœur. Quittez…cette rue, si vous m’en croyez, quittez…

Il allait dire : « Quittez le tristemétier que vous faites. » Il se retint, crainte de chagrinerla pauvre fille. La tête baissée, elle considéra un instant la bouede la chaussée, regard terrible qui voulait peut-être dire :Cette boue fut mon berceau. Elle sera ma tombe… Enfin, ellemurmura :

– Adieu, beau capitaine. Dieu vousgarde !

Et elle s’enfuit, tenant dans sa main crispéela pièce d’or que lui avait donnée le chevalier.

Le chevalier quitta le duc d’Orléans à laporte de son hôtel seulement, refusa encore l’offre qui lui futfaite de prendre du service dans la maison du frère du roi, et s’enalla passer la nuit en l’auberge du fameux Thibaud Le Poingre,sise, sous l’enseigne de la « Truie pendue », dans la rueSaint-Martin, juste en face le logis de Passavant.

Le lendemain matin, en effet, le chevalier dePassavant, s’étant éveillé frais et dispos, ayant pansé les légèresblessures dont il avait été atteint pendant la rixe, compta safortune, c’est-à-dire la somme que dans son escarcelle avaitglissée Honoré de Champdivers. Et il raisonna ainsi :

– J’ai besoin d’accoutumer bras et jambesà l’exercice, mon cerveau à penser, mes yeux à faire connaissanceavec la lumière du jour, bref il faut réapprendre la vie. Roselysétant morte, rien ne me retient à Paris. Je vais donc prendre lacampagne et, dure que dure, mener sur les grands cheminsl’existence d’un gentilhomme riche, libre de ses bras, libre de sonesprit, libre de son cœur.

Ayant ainsi parlé, il fit trois parts de safortune.

Une petite pour renouveler à la friperie sesvêtements déchirés.

Une un peu plus forte pour acheter un boncheval de route.

Une troisième plus forte encore pour vivredure que dure.

Ayant calculé la nourriture de son cheval, lasienne, le gîte d’étape, et tenu compte des dépenses imprévues quisont toujours la plus grosse dépense, il estima qu’il pouvaitdiviser son argent en soixante parts dont chacune était capable delui assurer pour un jour l’existence d’un grand seigneur qui n’arien à ménager.

Il avait donc deux mois devant lui pourrefaire connaissance avec l’air, la lumière, le soleil, la pluie,les hommes, les loups, la vie enfin. On était au 18 d’octobre. Ilrentrerait donc vers le 18 décembre de la même année 1407 pourprendre ses quartiers d’hiver à Paris.

Ce jour-là vers midi, monté sur un bon cheval,il quitta Paris pour s’en aller à l’aventure.

Disons tout de suite qu’en cettepérégrination, s’il trotta, galopa, respira à cœur joie, s’ilreprit bonne mine, s’il vécut à sa fantaisie, il n’eut qu’une seuleaventure : ce fut de constater que, si bien qu’il eût calculé,si décidé qu’il fût à ne pas dépasser d’un denier la sommejournalière qu’il s’était octroyée, cette somme de dépense futrapidement doublée. Il en résulta qu’au bout d’une vingtaine dejours, il dut songer au retour. Ce retour s’accéléra au fur et àmesure que se dégonflait l’escarcelle, les étapes s’allongèrent enraison inverse de l’état de sa fortune. Il en résulta que le retourne dura que dix jours. Et le résultat final de toute cettearithmétique fut que Passavant reparut sous les murs de Paris justeun mois après avoir franchi la porte Saint-Denis par où il étaitsorti, c’est-à-dire le 18 de novembre 1407, date que nous avons àretenir, car elle est historique à plus d’un titre.

C’est à ce moment que nous reprendrons contactavec le chevalier.

C’est pendant cette absence de notre jeune amique se prépara l’événement historique, la tragédie qui décida dusort de Hardy de Passavant et d’autres personnages. Le lendemainmatin de cette algarade du Val d’Amour, c’est-à-dire le matin où lechevalier sortit de Paris pour se lancer en sa randonnée,Ocquetonville, Scas, Courteheuse et Guines se rendirent à l’hôtelde Bourgogne, situé entre la rue Mauconseil et la rue Montorgueil.Ancien hôtel d’Artois, il avait été apporté en dot par Margueritede Flandre comtesse d’Artois à Philippe, père de Jean sans Peur.Devenu duc de Bourgogne, ce dernier en fit son habitation favoriteà chacun de ses séjours à Paris.

C’était un logis de redoutable aspect.

C’était l’antre de Jean sans Peur.

Lorsque le frère du roi, Louis d’Orléans,passait par hasard près de l’hôtel, on le voyait pâlir, etquelquefois il murmurait :

– C’est de là que sortira la foudre quidoit me tuer.

Jean sans Peur reçut tout de suite ses quatrefidèles, et voyant leurs visages balafrés d’une raie rouge, ilfronça les sourcils. Les quatre grinçaient des dents, trépignaientde fureur, juraient par toutes les cornes et tous les nombrils deSatan ou du pape, indifféremment. Enfin, d’Ocquetonville, chef enquelque sorte du quatuor de molosses, raconta la chose.

Jean sans Peur écouta, les lèvres serrées,l’œil mauvais.

Quand il sut le rôle qu’avait joué le ducd’Orléans dans l’affaire, il pâlit :

– C’en est trop ! gronda-t-il. Je nesupporterai pas cette nouvelle insulte.

– Pardieu ! grogna Scas. Il a trèsbien reconnu à qui nous étions, monseigneur !

– Il a ricané en voyant nos croix deSaint-André, dit Guines.

– Enfer ! jura Courteheuse,l’insigne de Bourgogne n’est guère respecté !

– C’est bien. La paix ! interrompitJean sans Peur dans un grondement sourd. Entre Orléans etBourgogne, c’est une guerre à mort. L’un de nous deux est detrop.

Les joues tremblantes de fureur concentrée, ilalla ouvrir une porte qui donnait sur une petite salle, et d’unevoix qui monta crescendo, plus rude, plus violente, à chaqueappel :

– « Bruscaille !… »« BRAGAILLE ! ! »BRANCAILLON ! ! ! Ils entrèrent l’un derrièrel’autre, Bruscaille petit, mince, maigre – Bragaille, taille etcorpulence moyennes – Brancaillon énorme. Tous trois vous avaientde ces tournures et de ces physionomies que le bourgeois n’aimaitpas, à la brune, rencontrer au détour de quelque ruelle. Ils sedrapaient en de vastes manteaux et portaient en travers des jambesdes rapières immenses. Jean sans Peur, un jour, il y avait deux outrois ans de cela, les avait ramassés affamés, dépenaillés, criantmisère ; il les avait ramassés disons-nous, à la suite d’unebagarre où il les avait vus à l’œuvre ; et sans doute il avaitjugé qu’ils pouvaient lui rendre des services. Enrôlés parmi lesgens du duc de Bourgogne, ils étaient employés aux besognes quiexigent bon pied, bon œil, et aussi peu de scrupule que possible.Des services, oui, ils en avaient déjà rendu plus d’un. Le maîtreles tenait en haute estime.

Ils entrèrent donc, multipliant lessalutations, l’un derrière l’autre, et, par une savante manœuvre,s’arrêtèrent de front, par rang de taille, inclinés devant Jeansans Peur.

– C’est bien ! dit le maître.

Ils se redressèrent, automatiques, les talonsjoints, la main appuyée à la garde de la rapière, et l’un à l’autrese coulèrent un joyeux regard qui voulait dire : Il va y avoirde la besogne, des coups à donner, des écus à recevoir.

Et ils attendirent l’ordre.

– C’est bien, répéta Jean sans Peur. Vousme plaisez. Vous êtes, mort-dieu, vous êtes trois bonsvivants !

À ces mots pourtant bien simples, les troissautèrent, livides de terreur, jetèrent autour d’eux des yeuxhagards, et finalement, tirant du fourreau leurs colichemardesgigantesques :

– Les trois vivants ! glapitBruscaille. C’est faux ! C’est faux !

– Qui dit que nous sommes les troisvivants ! hurla Bragaille. Horrible mensonge !

– Qu’on touche aux trois vivants !tonitrua Brancaillon. Qu’on y touche, foudre et tonnerre !

Le duc et ses gentilshommes demeurèrenteffarés.

– Or çà ! éclata Jean sans Peur, quesignifie ? Ici, drôles, ici !…

À ces voix qu’ils reconnurent, Bruscaille,Bragaille, Brancaillon, tressaillirent, parurent revenir au sens dela réalité. Bruscaille, le premier, rengaina, puis Bragaille, puisBrancaillon. Ils s’essuyèrent le front, grondant des choses connuesd’entre d’eux seuls.

– Expliquez-vous, marauds ! dit leduc.

– Jamais ! répondit Brancaillon.

– Plutôt la mort ! ditBragaille.

– Monseigneur, dit Bruscaille, daigne,votre haute magnanimité nous pardonner. Oserai-je vous présenterune supplique, tant en mon nom qu’en celui de mes deuxacolytes ?

– Soit. Parle, dit Jean sans Peurétonné.

– Eh bien, monseigneur, nous sommes icibien traités, bien vêtus, bien nourris, bien payés. Et par-dessusle marché, vous nous envoyez parfois en des expéditions qui nousravissent l’âme. Mais nous aimerions mieux être à jamais privés del’honneur de vous servir, reprendre le collier de misère, devenirchiens errants, par les rues plutôt, que…

– Plutôt que quoi ? Parle !

– Plutôt, dit Bruscaille d’une voix quis’affaiblissait, plutôt que de nous entendre dire que nous sommes…« les trois vivants ! » C’est faux, monseigneur, jevous le jure.

– C’est faux ! répétèrent en chœurBragaille et Brancaillon.

– Assez ! dit le duc de Bourgogne.Vous avez eu un moment de démence, n’en parlons plus. Seulement,écoutez bien, mes drôles. Il s’agit cette fois d’une missiondifficile. Il faut retrouver un homme dont on ne sait ni le nom nile logis qui l’abrite. Cet homme m’a mortellement offensé. Si vousme l’amenez mort ou vif, il y a cent écus pour vous. Ocquetonville,fais à ces bons garçons une description exacte du truand.

Ocquetonville dépeignit avec exactitude lestraits et le costume du chevalier de Passavant. Le signalementqu’il donna s’enrichit des nombreux détails fournis parCourteheuse, Guines et Scas.

– Cela suffit, s’écria Bruscaille dont lepetit œil étincelait. En chasse, mort diable ! J’ai toujourseu la passion de la chasse, monseigneur. Avant deux jours je veuxavoir débusqué la bête.

– Et moi, alors, je lui mets la main aucol ! dit Bragaille.

– Et moi, alors, je l’assomme avecceci ! : s’écria Brancaillon en montrant son poing groscomme deux poings d’homme ordinaire.

– Eh bien, en chasse, donc, mesbraves ! s’écria Jean sans Peur.

Tous trois, ensemble, se courbèrent, seredressèrent et sortirent. Ocquetonville les escorta jusqu’à laporte de la salle. Et comme ils descendaient l’escalier :

– Holà ! fit-il, je ne vous ai pointdit où il faut chercher le truand.

– Et où faut-il chercher ? criaBruscaille.

– Dans la Cité.

Et Ocquetonville referma la porte.

Dans l’escalier, les trois sacripantss’étaient arrêtés tout net et se regardaient avec des yeuxterribles. Bragaille tremblait sur ses jambes. On entendaitBrancaillon souffler comme le bœuf de l’abattoir.

– Sortons toujours, dit Bruscaille.

Quelques instants plus tard, ils étaient horsde l’hôtel de Bourgogne. Mais au lieu de se diriger vers la Cité,sans se le dire, d’instinct, ils lui tournèrent le dos et s’enallèrent vers le Temple. Là les maisons se faisaient plus rares.Ils avisèrent un bouchon où venaient se rafraîchir les maraîcherset se réfugièrent dans la salle la plus reculée. Ils dégrafèrentleurs flamberges qu’ils posèrent sur la table. Et lorsqu’ils eurentfait apporter un broc de vin et des dés :

– Nous aurions dû aller un peu plus loin,fit Bragaille, l’homme prudent de la bande.

– Puisse la Cité s’engloutir une bonnefois dans le fleuve ! grogna Brancaillon.

– Mes enfants, dit Bruscaille, nousallons rester ici deux ou trois jours. Laissez faire, j’inventeraiune mort convenable de celui que nous cherchons, et notre illustremaître doublera la chose d’écus qui nous est due. Quant à entrerdans la Cité, j’aime mieux qu’on me coupe les deux bras.

– Et moi les pieds, dit Bragaille.

– Et moi la tête, dit Brancaillon.

C’était ainsi. Une tare dans leurs cervelles,peut-être. Ou une idée fixe. Ils avaient vu dix fois la mort ;en face sans trembler. Mais il suffisait de leur dire :« Vous êtes trois vivants » pour les faire rentrer sousterre. Il suffisait de leur proposer un tour dans la Cité pour leurfaire tourner les talons.

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