L’Hôtel Saint-Pol

XXII – L’HÔTEL DE BOURGOGNE

Cette rêverie se résumait en un thème autourduquel évoluait l’arabesque des questions, des difficultés, deshypothèses entrelacées : Il faut sauver Odette.

Il avait l’intuition très nette qu’elle neconsentirait pas à fuir l’Hôtel Saint-Pol et à abandonner le roi.Et là, dans cette vaste cité royale, guettait la reine. Quand il ysongeait, quand il évoquait cette splendide image qui l’avaitaffolé, il se sentait une étrange horreur à comprendre qu’il lahaïssait, – et c’était presque l’horreur d’un artiste obligé dedétruire quelque beau chef-d’œuvre. Belle et hideuse, ces deuxtermes s’associaient en lui, et sa résolution de se dresser devantIsabeau en ennemi mortel s’aggravait d’instant en instant… Il fautsauver Odette, comme autrefois Roselys. Se jeter à l’eau,résolument, sans réflexion.

Et le formidable point d’interrogations’érigeait.

Faible, isolé, comment et par où attaquer lareine, où tout au moins la paralyser ?

Prévenir ce Champdivers ; c’étaiturgent.

Et encore, se faire un allié de quelquepuissant seigneur.

Lequel ?

Jean de Bourgogne !

Ceci, naturellement, se présenta à l’esprit dePassavant : Jean sans Peur, contre un dévouement absolu dontil avait peut-être besoin, était capable de sauver Odette.

– Monseigneur, voici mon épée, faites-ence que vous voudrez, mais garantissez-moi vie sauve pour Odette. Jene me donne pas. Je me vends. De mon sang, j’achète la sécurité decette jeune fille. Le marché vous va-t-il ? Je suis à vous.Sinon, rien de fait.

Pendant ces débats qu’il eut avec lui-même, lajournée coulait. Thibaud Le Poingre était monté plus riant quejamais. Le chevalier avait sorti le fameux sac du coffre et demandésa note que Thibaud avait énergiquement refusé de rédiger. Puis lejeune homme avait fait un excellent dîner, dévoré avec cetimplacable appétit de la jeunesse. Puis il s’était installé devantun de ces flacons de vin des Îles qu’au dire de Gringonneur Thibaudréservait pour le roi. C’est à peu près vers le moment où le flaconse trouva vide et où l’obscurité du soir commença à entrer dans lachambre que le chevalier de Passavant prit la résolution de« se vendre » à Jean sans Peur.

Le prix, c’était l’existence d’Odetteassurée.

En somme le chevalier de Passavant trouvaittout naturel d’effacer sa personnalité et d’offrir sa vie. Cettemanière de penser côtoyait le sublime. Mais on l’eût fort étonné enle lui apprenant.

Comme il concentrait ainsi toute sonimagination sur le duc de Bourgogne, la porte s’ouvrit etOcquetonville parut ; le chevalier fit monter un autreflacon ; les innombrables salamalecs alors en usage furentéchangés ; chacun vida d’un trait son gobelet, et alors,Ocquetonville, les jambes allongées, le coude sur la table, l’épéeen travers des genoux, d’une voix sourdement rageuse :

– On ne parle que de vous,chevalier : il paraît que vous avez produit un merveilleuxeffet à la cour, au bal de cette nuit, et que Sa Majesté la reinevous a remarqué.

– Moi aussi je l’ai remarquée, ditPassavant de son air glacé.

– Ah ! Ah ! fit Ocquetonvilleeffaré. Excusez-moi, je ne suis pas habitué à ces façons deparler…

– Bah ! Vous vous habituerez. Aufait, baron.

– Le fait, c’est que Mgr le duc deBourgogne… l’auriez-vous remarqué, lui aussi ?

– Ma foi, je vous avoue que justement jepensais à lui.

– Très bien. Monseigneur, donc, plus quejamais, souhaite vous voir à son service, et je viens vousdire…

– Ne dites rien, mon cher. Je sais.Tenez, achevons ce flacon, et en route.

– En route ?

– Ne venez-vous pas me chercher pour meconduire à Jean de Bourgogne ?

– Et vous êtes décidé à me suivre ?fit Ocquetonville.

– À vous précéder, baron ; jeconviens au duc de Bourgogne ; le duc me convient ; jevais à lui, et lui dis : Touchez-là, Monseigneur. Je suisvotre homme. Que faut-il de plus ?

Ocquetonville se leva. Il était pâle.

– S’il en est ainsi, dit-il, partons. CarMonseigneur…

– Est aussi pressé de m’avoir à sonservice que je le suis de lui offrir ma rapière… Je sais.Partons.

Ocquetonville frappa du talon, et cette hainequ’il contenait mal, haine de jalousie surtout, flamboya soudainsur son visage bouleversé.

– Partons, dit-il en grinçant des dents.Mais tout d’abord, un mot, s’il vous plaît.

– Cent, mon cher. Si vous voulez, nousallons nous rasseoir.

– Inutile, gronda Ocquetonville. J’aisimplement ceci à vous dire : vos avis me déplaisent. Il nefaut pas vous figurer, mon petit chevalier, que, parce que le ducet la reine se sont entichés de vous, nous allons, nous qui avonsdéjà rendu de signalés services, vous céder le pas soit à l’HôtelSaint-Pol, soit à l’Hôtel de Bourgogne…

Le chevalier parut fort étonné. Il l’étaitsincèrement.

– Me céder le pas ? dit-il. Pourquoifaire ? Et qu’ai-je besoin que vous me cédiez quoi que cesoit ?

– Vous vous moquez de moi ! hurlaOcquetonville. Dès que vous en aurez fini avec monseigneur deBourgogne, je vous prierai de me suivre derrière l’abbaye deSaint-Germain.

– Au diable ! Et pourquoi irons-noussur le Pré-aux-Clercs, dites-moi ?

– Vous ne comprenez pas ? ricana leBourguignon.

– Si fait ! Vous voulez m’éventrerou me pourfendre. La peste si je sais pourquoi, mais enfin, vous levoulez, je n’y contredis pas. Mais pourquoi si loin ? Pourquoipas ici, tout de suite ?

Ocquetonville, entre ses dents, jura tous lessaints, d’abord, puis tous les diables. Le sang-froid, la naïveté,la candeur de son adversaire le mettaient hors de lui.

– Mais sans doute, continua Passavant.Nous sommes deux ici. Un seul sortira, voilà tout, et ira dire àJean de Bourgogne que l’autre est retenu, malgré tous les regretspossibles.

– Insolent ferrailleur ! gronda lebaron. Demain je te rentrerai tes sarcasmes dans la gorge. D’icilà, j’ai ordre de te respecter, profites-en !

Le sourire du chevalier de Passavant se fitterrible.

– Vous m’avez cherché querelle, dit-ilfroidement. Je jure que je n’avais contre vous aucune penséemauvaise. Je vous ai accueilli. Vous êtes ici chez moi. Vousm’insultez. Puis, vous me dites que vous avez ordre de merespecter. Moi qui n’ai pas d’ordre de ce genre, qui n’en recevraijamais, ou l’ayant reçu ne l’exécuterai pas, je vous dis :Flamberge au vent, ici, tout de suite !

En même temps, il dégaina, prit du champ et,la pointe de sa rapière sur le plancher, attendit que son ennemifondit sur lui. Ocquetonville tira à demi son épée, puis, larenfonçant :

– Jusqu’à demain, je dois vousrespecter ; la volonté qui me lie est plus forte que la vôtreet la mienne.

Passavant haussa les épaules et, du bout desdents :

– Demain, soit. À neuf heures du matin,sur le Pré-aux-Clercs.

Ocquetonville fit de la tête un signeaffirmatif et tous deux sortirent. Ils se donnaient le bras ets’accablaient d’amabilités.

À l’hôtel de Bourgogne, Jean sans Peur prenaitses dispositions pour recevoir le chevalier de Passavant. Iléprouvait une vague inquiétude à la pensée de révéler à cet inconnuqu’il s’agissait d’un meurtre. Et quel meurtre ! Il allait luidemander de tuer le frère du roi ! Ce Passavant était-il un deces innombrables aventuriers qui, moyennant honnête rétribution, seportaient au détour de quelque ruelle sombre, y attendaientpatiemment l’ennemi désigné à leurs coups et plantaient leur dagueentre deux épaules sans trop faire crier la victime ? Oui.Ceci était probable. Mais enfin, si l’aventurierrefusait ?…

En ce cas, le sort du chevalier devait serégler d’avance.

C’est pourquoi, en homme d’expérience et deprudence, Jean sans Peur prenait toutes les précautions voulues, etorganisait le guet-apens final. Il s’y connaissait.

En cette vaste salle des armes. Jean sans Peurfit disposer un fauteuil près de la table. Sur la table, il plaçalui-même un sac d’or. Le sac contenait une fortune.

Courteheuse, Guines, Scas, intrigués,regardaient cela sans mot dire.

Le duc les conduisit dans une petite salledont la porte était assez épaisse pour qu’ils ne pussent entendrece qui allait se dire, à moins de crier très fort, ce qui n’étaitpas son intention.

– Vous ne bougez pas, ordonna-t-il. Maissi vous m’entendez crier : « Notre-Dame ! »alors vous sortirez de ce réduit.

– Très bien, dit Scas goguenard. Etalors, tous nous partageons le sac qui est sur la table ?

Jean sans Peur le regarda en face, etl’assomma de ce mot :

– Oui !

Puis il les ramena dans la grande, salle, etacheva là ses instructions. À l’extrémité de la salle (située aupremier étage) s’ouvrait une étroite baie sans porte. Là commençaitun escalier tournant qui descendait au rez-de-chaussée dans unesalle que nous allons visiter. Les trois gentilshommes suivaient lemaître, mais, malgré eux, leurs regards se tournaient vers le sacqui, là-bas, sur la table, leur semblait un soleil.

– Il faut tout prévoir, dit Jean sansPeur, même le cas où cet homme vous tiendrait tête à tousquatre…

– Tous trois, rectifia Courteheuse.

– Tous quatre : Ocquetonville seraavec vous. Donc, au cri de Notre-Dame, vous sortez, la dague à lamain. Si l’homme vous tient tête, et que vous n’arriviez pas àl’abattre, vous le pousserez, l’acculerez, le forcerez à chercherrefuge dans cet escalier. Le reste ne vous regarde pas.

Ce fut tout. Merveilleusement dressés,d’ordinaire, un mot leur suffisait pour connaître leur besogne.Cette fois-ci le maître faisait bonne mesure, ils avaient eu toutun discours.

Jean sans Peur descendit l’étroit escalier depierre. Il aboutissait à une porte de fer au delà de laquelle on setrouvait dans une salle basse assez spacieuse, mais entièrementvide. Des murs de pierre, un plafond de pierre, et de la pierredure sur le sol. Il y avait sur les dalles et sur les murs quelqueséclaboussures brunâtres. Et le duc de Bourgogne eut un légerfrisson quand il entra. Si les pierres parlaient, elles eussentpeut-être expliqué ce frisson… si elles parlaient !… Maiscelles-ci parlaient !… Ces éclaboussures, c’étaient sinon leurvoix, du moins leur écriture. Elles disaient clairement :Prenez garde, vous qui entrez, ici on tue !

Bruscaille, Bragaille, Brancaillon, à l’entréede Jean sans Peur, se figèrent en une immobilité de respect. Ilsétaient là depuis une heure. Ils savaient ce qu’on allait leurdemander.

– Écoutez bien, drôles ; depuisquelque temps j’ai à me plaindre de vous ; d’abord, vousn’avez pu mettre la main sur l’homme que je vous avaisdésigné ; ensuite, vous avez cessé de surveiller, sans enavoir reçu l’ordre, le chevalier de l’auberge de la « TruiePendue ». Cela ne peut durer ainsi, et je vais être forcé devous renvoyer à la Cour des Miracles d’où je vous ai tirés.

Les trois s’entre-regardèrent d’un air destupéfaction profonde.

– Écoutez-moi, reprit le duc. Il y alà-haut, sur la table, un sac plein d’or, vous entendez ?

– Plein d’or ! s’écria Brancaillon,les yeux écarquillés.

– Dans ce sac, quand vous remonterezd’ici, vous aurez le droit de plonger chacun votre main etd’emporter chacun ce que tiendra cette main – si toutefois le sac yest encore. Écoutez et tâchez de comprendre. Un homme va venir. Cesac d’or lui est destiné.

– Mais alors… observa Brancaillon,candide.

Jean sans Peur reprit :

– Si l’homme prend le sac, il nedescendra pas ici, et alors vous n’avez rien à faire. Mais s’il neprend pas le sac, alors, peut-être sera-t-il obligé de descendrejusqu’à vous… et…

– Et il ne remontera jamais, ditBruscaille, la figure soudain terrible.

– Je m’en charge, dit Bragaille, aspirantle massacre.

– Je l’assomme ! rugit Brancaillondont les yeux se firent sanglants.

Ce qu’il y avait en eux d’instincts de meurtrese déchaînait. Ils eussent tué pour rien. Mais le sac d’or ajoutaità leur frénésie.

– C’est bien, dit Jean sans Peur. Je voisque vous avez compris. Je veux que la chose se fasse doucement etqu’on n’entende aucun bruit ; quand ce sera fini, vous savezce qui vous reste à faire ?

Ils protestèrent que toute nouvelleinstruction eût fait injure à leur intelligence. Ils connaissaientleur métier, ventre-pape ! Un beau sac tout neuf devaitengloutir le gaillard ; à ce sac on attacherait une bonnepierre, et le tout serait, sans esclandre, confié à la Seine qui netrahissait pas les secrets de ce genre.

Jean sans Peur approuva d’un signe de têteamical et remonta satisfait, la conscience tranquille, car pourlui, comme pour beaucoup d’honnêtes gens, conscience et terreuravaient le même sens. Certain donc de se débarrasser promptement etsans risque du « bravo » à qui il allait demanderd’assassiner le duc d’Orléans, au cas où ce bravo eût refusé, ilattendit tranquillement l’arrivée du chevalier de Passavant.

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