L’Hôtel Saint-Pol

X – LE ROI FOU

C’était Charles, roi, sixième du nom. Il avaitalors trente-huit ans. Sa folie durait depuis 1392, c’est-à-diredepuis quinze ans : tout le monde sait comment elle seproduisit soudainement dans la forêt du Mans alors que Charles,pour venger Olivier de Clisson, cherchait à gagner la Bretagne oùs’était réfugié Pierre de Craon, le meurtrier du connétable.

Disons tout de suite que cette folie procédaitpar accès imprévus, se déchaînant avec une rapidité terrible ;que ces accès étaient assez rares ; qu’entre chacun d’eux, leroi vivait quelquefois dans un état de demi-démence inoffensive, etd’autres fois recouvrait toute sa raison.

Ce jour-là, Charles VI accompagné de sononcle le duc de Berry et de toute sa cour était parti à la chasseen parfaite santé et joyeuse humeur. Au retour, et comme on sedirigeait vers la porte Gibard, tout à coup, le roi tressaillitviolemment. Aussitôt il devint livide et se mit à grelotter. Unesueur glacée inonda son front. Et ceux qui le regardaient virentqu’une terreur étrange convulsait ses traits, – la terreur de cequi n’est invisible, ni humain, ni terrestre. Il tendit le poing etbégaya : À moi ! À moi ! Les voici !…

Le duc de Berry fit un signe à deux valetsqui, toujours, escortaient le roi hors de l’Hôtel Saint-Pol, enprévision d’un accès, et avaient leur besogne toute tracée. Ilss’approchèrent aussitôt et saisirent les rênes du cheval quemontait Charles VI.

– Traîtres ! cria le dément. Vousvoulez me livrer !

Alors on entendit sa clameur furieuse.

Toute la troupe mit pied à terre devant leclos Champdivers. L’accès dépassait tout ce qu’on avait pu voir etentendre depuis quinze ans. Ce fut lamentable. Des gens d’armes sesignaient. D’autres tremblaient.

– Entrons ici, dit le duc de Berry. Nousne pouvons traverser Paris en cet état. Nous attendrons que lavision de Sa Majesté soit finie.

La vision !… Le duc avait prononcé ce motavec une froide et sinistre ironie.

Le visionnaire donc, écumant sous la griffe del’invisible fut entraîné, dans le castel, et les deux valets lepoussèrent dans une salle, tandis que Champdivers s’empressait àses devoirs d’hospitalité envers l’illustre compagnie quis’arrangeait pour attendre la fin de la vision.

L’attente allait être longue, les accèsduraient généralement trois ou quatre heures, avec des abattementssubits, de soudaines reprises de fureur.

On entendait les hurlements du fou.

Tout à coup, et à peine les nobles hôtes deChampdivers s’étaient-ils installés, on n’entendit plus rien.

Le duc de Berry tressaillit dans tout sonêtre, se leva tout d’une pièce, et dit :

– Oh !… Est-ce qu’il estmort ?…

Sans le vouloir, il venait de laissers’échapper le secret de l’espoir funèbre qui gîtait au fond de sapensée.

Il attendit une minute encore, tout pâle. Puisil courut à la porte de la salle où on avait enfermé le roi. Tousle suivirent. Tous entrèrent derrière lui. Et tous s’arrêtèrentstupéfaits, ravis, émerveillés de l’apparition.

Une jeune fille était là, si gracieuse et sibelle qu’on l’eût prise pour quelque fée bienfaisante. Et le roi,le fou, le visionnaire, en arrêt devant elle, la contemplait avecune religieuse admiration. Lentement, comme attiré, le roi serapprochait d’Odette, il lui prenait la main, etbégayait :

– Défendez-moi, protégez-moi… ah !regardez-moi encore… Vos yeux me calment, vos yeux rafraîchissentl’affreuse brûlure de mon front, vos yeux versent dans ma poitrineun baume qui cicatrise les blessures de ce pauvre cœur si meurtri.Qui êtes-vous ? Pourquoi un seul de vos regards apaise-t-ilmes terreurs ? Êtes-vous une vierge que m’envoie Notre-Dame laVierge ? Êtes-vous un ange descendu de là-haut pour protégercelui que tout abandonne et trahit.

Odette ne semblait ni effrayée, niembarrassée. Elle souriait, elle laissait sa main dans la main duroi, son pur regard continuait à lui verser les fluidesconsolateurs, et apaisants jaillis de son âme immaculée.

Le fou ne criait plus. Sûrement, il avaitcessé de souffrir, et l’apaisement se faisait en lui avec unemagique rapidité. Odette, à pas lents, se mit en marche. Le roi,tenant toujours sa main, reculait. Elle le conduisit ainsi jusqu’àun vaste fauteuil où il se laissa tomber…

Odette le regardait…

Alors, sous ce regard, on vit les paupières duroi fou se fermer doucement. Alors elle parla, murmura plutôtquelques mots, d’une voix très douce :

– Reposez-vous, pauvre roi ; dormez,sire, dormez en paix ; ici, vous êtes en sûreté…

Mollement, la tête de Charles VI serenversa sur le dossier du fauteuil… et il s’endormit, la main dansla main de l’ange penché sur lui.

Longtemps, Odette demeura ainsi. Quand ellefut sûre du sommeil du roi, doucement, elle dégagea sa main. Alorselle se retourna, vit tous ces visages effarés, parut étonnée decette nombreuse et magnifique réunion d’inconnus, et apercevantparmi eux le vieux Champdivers, plus stupéfait, plus admiratif,plus ravi à lui seul que tous les autres ensemble, courut à lui etlui dit :

– Ah ! comme ce malheureux sire agrand besoin de pitié !…

Alors il n’y eut qu’un cri parmi les seigneursprésents :

– Il faut que cette jeune fille viennehabiter l’Hôtel Saint-Pol. C’est elle qui guérira le roi !

– C’est vrai, dit à contre-cœur le duc deBerry. Il faut que le roi guérisse.

Champdivers pâlit. Il s’agissait en somme delui arracher l’âme. Odette partie, il ne lui restait qu’à mourirseul, triste, désespéré, près de ce foyer désert où elle avaitapporté tant de joie.

– Jeune fille, répondez, reprit le duc deBerry.Comment cela est-il arrivé ?

– Je ne sais, monseigneur, ditpaisiblement Odette. Le roi est entré. J’étais là. J’ai eu peurd’abord de ses cris et de son visage. Puis, j’ai eu compassion, etme suis approchée de lui pour tâcher à le consoler ; il m’aregardée, m’a pris la main, et bientôt ses cris ont cessé.

Le duc de Berry hocha la tête et jeta un coupd’œil aux assistants. Cela voulait dire : Avouez que ceci estbien incroyable sans diablerie… S’il n’y eût là que des partisansde Berry, le sort d’Odette eût été vite réglé. Mais la majorité desseigneurs cria : Elle est inspirée par quelque ange. Il fautqu’elle sauve le roi !

– C’est aussi mon avis, dit Berry, qui setourna vers Champdivers : Est-ce que cette jeune fille, end’autres circonstances pareilles, a montré le même merveilleuxpouvoir ?

– Jamais, monseigneur, dit le vieuxsoldat.

– Est-elle bonne chrétienne ?Va-t-elle à la messe ? Fait-elle ses Pâques ?

– Demandez cela à l’abbé du ValGérard ! répondit brusquement le soudard. Sous mon toit, iln’y a pas d’hérétiques. J’ai servi sous messire Bertrand et sousTranstamare. Je suis un vieux chevalier. Je m’appelle Honoré deChampdivers. J’ai versé mon sang pour le feu roi Charles leCinquième. Plus d’un Anglais porte l’entaille de mon estramaçon.Plus d’un aussi ne pourra plus jamais se vanter de m’avoirrencontré. C’est pour vous dire que sous ce toit, comme l’a dit unedame illustre au témoignage de qui j’en appellerai s’il est besoin,habitent bravoure, honneur et loyauté.

Ce digne couplet fut prononcé d’une voixfrémissante. Honoré de Champdivers se redressa de toute sa hauteuret plus d’un courtisan admira sa verdeur et sa force.

– On ne vous soupçonne pas ! dit leduc de Berry. – Allons. Cette jeune file viendra loger à l’HôtelSaint-Pol. Fasse le ciel qu’elle rende l’esprit à notre sire, carParis et le royaume ont besoin de leur roi.

Autour du roi, on cria Noël. Mais Champdiversse sentit mourir.

– Est-ce que tu vas m’abandonner ?murmura-t-il tout tremblant.

– Jamais !… Seigneur duc, ajoutaOdette, puisque vous pensez que ma présence à l’Hôtel Saint-Pol estnécessaire à notre sire le roi, c’est mon devoir de chrétienne etde sujette de vous suivre. Mais je vous assure que je ne quitteraipas le clos où je suis née à moins d’être accompagnée de messire deChampdivers, mon grand-père, et de dame Margentine, ma bonnenourrice.

– Par la Croix-Dieu ! songeaChampdivers, elle parle à l’oncle du roi avec aussi peu de façonsque j’eusse parlé à un Anglais. Où prend-elle ce courage et cettedécision ?

Il tremblait. Il voyait le duc hésiter. Maissans doute Berry ne trouva pas d’objections, ou s’il en trouva, illes garda pour lui. Sur cette mer orageuse de la politique tellequ’elle se faisait, à l’aide du poignard et du poison, il n’étaitpas l’audacieux nautonier tenant tête au vent, mais nul mieux quelui ne savait louvoyer. Il se tourna donc vers l’un des seigneursqu’il choisit parmi les plus fidèles de Charles VI.

– Savoisy, dit-il, un temps de galopjusqu’à l’Hôtel Saint-Pol et, dans le logis du roi, faites préparerdes appartements pour la demoiselle de Champdivers et deuxpersonnes de sa suite…

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