L’Hôtel Saint-Pol

VIII – MARGUERITE DE HAINAUT

Lorsque les deux geôliers de la tourHuidelonne eurent emmené Hardy de Passavant, Jean de Bourgogne,comte de Nevers, sûr d’avoir assuré à jamais sa tranquillité ensupprimant le témoin, passa le reste de la nuit dans cette grandesalle du palais de Beautreillis où, jusqu’au grand jour, ilcontinua sa méditation.

Le jour vint. L’Hôtel Saint-Pol s’éveille,s’anime, commence à vivre sa vie bruyante, s’emplit de hautsseigneurs allant du palais de la reine, où ils faisaient leur courà Isabeau de Bavière, au palais du roi, non pour y saluerCharles VI, mais pour apporter leur contingent de force à l’undes trois régents qui se disputent âprement le pouvoir : lesuns sont au duc d’Orléans, frère de Sa Majesté ; les autresappartiennent à Philippe de Bourgogne ou au duc de Berry, oncles duroi. On se regarde de travers, on se menace des yeux, on mâche desinsultes, et déjà s’esquisse la grande lutte qui va ensanglanterParis. Quant au duc de Bourbon, troisième oncle de Charles VI,il vit à l’écart, en tête-à-tête avec ses estampes, ses médailles,ses manuscrits, enfermé en sa hautaine probité d’où son dédaind’artiste et de lettré contemple ces pauvres ambitions ruées à laconquête d’un peu d’or ou de puissance.

Au palais de la reine, la grande galerie, lasalle de Theseus, la salle de Mathebrune regorgent d’élégants etd’élégantes. Là, ce sont des œillades, des sourires, desdéclarations murmurées en termes tels que, pour les traduire, ilnous faudrait en appeler au latin.

Soudain, dans la galerie, un reflux. Ons’écarte, on s’incline, on fait place à celui pour qui, depuis huitjours qu’il est à Paris, la reine n’a eu que des sourires, l’hommeque, sûrement, elle a distingué entre tous… le fils du duc deBourgogne, le jeune comte de Nevers.

Pâle de sa terrible nuit, pâle de sesrésolutions, Jean sans Peur s’avance à travers les groupes,laissant derrière lui un long sillage d’admiration et d’envie. Lareine le voit venir et lui tend la main. Il met un genou sur lestapis pour baiser cette main, et, en s’inclinant, dans un souffle,il prononce :

– J’accepte !…

– Eh bien, partez ! murmura lareine, et songez à ce qui vous attend au retour !…

Jean sans Peur se relève. C’est fait.Charles VI est condamné. Condamné Philippe de Bourgogne.Condamnée Marguerite de Hainaut.

Le jour même, après un entretien avec sonpère, Jean sans Peur, à la grande joie de quelques-uns, àl’étonnement de tous, quitta Paris. Les uns soutinrent que la reinel’avait subitement disgracié. D’autres affirmèrent que lesbourgeois de Dijon profitaient de l’absence de leur duc et du comtede Nevers pour se mutiner et refuser l’impôt, comme avaient faitceux de Paris treize ans avant, au temps des Maillotins.

Quant à la reine, interrogée par ses favorissur ce qu’elle pense de ce départ précipité qui ressemble à del’ingratitude, elle s’est contentée de répondre d’un accentétrange :

– Tenez-vous en repos et soyez sûrs quevous reverrez Nevers à la cour de France…

Jean sans Peur, donc, escorté de soixantegentilshommes bien armés et de leurs suites, prit la route de Dijonet la parcourut à marches forcées. Mais, si vite qu’il allât, unautre allait plus vite. Celui-là voyageait seul, sans escorte.

À cinq ou six reprises, soit à l’aube, àl’heure indécise où le contour des objets ne se dessine pas encore,soit au crépuscule lorsque l’ombre du soir jette le même manteausur les êtres qui passent, sur les arbres qui s’agitent et sur lesrochers solitaires assis au bord du chemin, Nevers crut voir auloin devant lui un haut cavalier au maigre profil trottant sur ungrand cheval décharné…

Mais à chaque fois, quand il regardait avecplus d’attention, il s’apercevait que ce qu’il avait pris pour lamaigre silhouette d’un cavalier n’était qu’une illusion créée parquelque accident de terrain, par un buisson, par quelques grossespierres entassées…

Il arriva à Dijon. Les cloches sonnèrent. Leséchevins lui lurent un discours. Et il se rendit au palais ducal oùil y eut grand banquet pour fêter son retour. Sa femme, Margueritede Hainaut, ne parut pas à ce banquet. Le soir venu, Jean sans Peurse retira dans sa chambre où il s’entretint joyeusement avecplusieurs de ses gentilshommes, causant chasses et guerres. Versonze heures, il se trouva seul, et retomba alors dans saméditation. Il murmurait :

– Je suis ici pour tuer Marguerite.Comment ?…

À ce moment, la porte de sa chambre s’ouvrit,et une femme parut. Elle était grande, brune, forte, avec unebouche sévère et des yeux fiers. Nevers se redressa tout d’unepièce, le cœur à la gorge : c’était Marguerite deHainaut ! Elle s’avança jusqu’à son mari, lui mit une main surl’épaule, et, d’une voix qui lui fit chanceler comme un souffle detempête fait trembler les feuilles, elle prononçanettement :

– Eh bien ! Jean de Bourgogne,puisque vous êtes venu ici pour tuer votre femme,tuez-la !…

Quelques secondes, Jean sans Peur etMarguerite de Hainaut demeurèrent silencieux, visage contre visage,l’homme livide et frissonnant de ce qu’il venait d’entendre, lafemme souverainement calme, dédaigneuse et triste.

– Que signifie ? bégaya enfinNevers. Quelles effroyables paroles venez-vous deprononcer ?

Marguerite, toute droite, repritalors :

– Comment comptez-vous me tuer ? Parle fer ? Par le poison ? Emploierez-vous successivementl’un et l’autre comme pour Laurence d’Ambrun votreamante ?…

Un soupir terrible gonfla la poitrine de Jeansans Peur. Son regard se fixa sur Marguerite, et soudain, lesafflux de meurtre battirent à ses tempes. Il dégaina. Sans un mot,il abattit sa main gauche sur la nuque de sa femme, et leva la maindroite. Le poignard traça dans l’air une vague lueur grasse.Marguerite ne fit pas un mouvement. De sa même voix intrépide, elleprononça :

– Hâtez-vous, tuez avant que le duc deBourgogne, déjà prévenu de ma mort, n’ait le temps de mevenger !

Le poignard ne retomba pas.

Jean sans Peur recula. Il râlait :« Le duc déjà prévenu !… » Il comprit qu’il étaitdans la main puissante de la fatalité, qu’un inextricable filetavait été tendu autour de lui… Il recula dans le vertige del’épouvante, et murmura :

– Je suis perdu !

– Asseyez-vous, monseigneur, ditMarguerite de Hainaut. Nous avons à nous examiner, à nousexpliquer, à nous comprendre peut-être. Ce sera vite fait. En cemoment même, un homme à moi, sûr, fidèle, impavide, incorruptible,attend quelque part dans Dijon. Si je ne meurs pas, il reste. Si jesuis tuée, il part à franc étrier porter au duc de Bourgogne unedépêche de moi…

Nevers écoutait, hagard. Parfois, d’un gestemachinal, il s’essuyait le front.

– Dans cette dépêche, continuaMarguerite, j’explique à votre noble père que je meurs assassinéepar vous, que vous devez ensuite le tuer lui-même. Que pendant cetemps, ma royale cousine Isabeau doit mettre à mort le roi deFrance. Que sur ce triple meurtre vous avez tous deux, elle etvous, bâti vos rêves d’amour et de grandeur.

Rendons en passant cette justice à Jean sansPeur : il dédaigna de nier. Et comment l’eût-il pu ? Enréalité, la stupeur l’écrasait. Il eut le vertige. Ilrépéta :

– Je suis perdu…

– Donc, dit Marguerite, vous devez metuer, vous devez aussi devenir parricide. Ambitieux sans valeur,amant sans courage, c’est aux crimes les plus lâches que vousdemandez la satisfaction de votre double appétit. Tuez votre pèred’abord, et alors, j’ameute, moi, la noblesse de Bourgogne et deFrance, je vous fais couper le poignet droit, arracher la langue,et tirer ensuite vos membres à quatre chevaux. Ou bien, c’est moique vous tuez la première. Et le duc de Bourgogne prévenu accourtici, vous arrête de ses propres mains et vous livre au bourreau.Seigneur de Nevers, vous avez mal combiné votre forfait : ilfallait nous tuer tous deux, votre père et moi, ensemble, dans lamême minute…

– Je suis perdu, répéta pour la troisièmefois Jean sans Peur.

– Vous êtes sauvé, dit Marguerite.

Il leva péniblement les yeux, la vit sanscolère, et joignit ses mains homicides dans un geste desilencieuse, ardente et tragique supplication. Elle secoua latête.

– Regardez-moi, dit-elle non sans unesorte d’amère douceur. Regardez-moi bien, Nevers. Moins bellepeut-être que ma cousine de France, demandez-vous si pourtant jesuis tellement disgraciée de la nature que je ne puisse être aimée,moi aussi !

Elle était belle à ce moment. D’une autrebeauté qu’Isabeau de Bavière, mais plus noble aussi.

– Oui, oui, balbutia Jean sans Peur, vousêtes digne d’être aimée… je ne vous ai jamais vue ainsi… je vousvois pour la première fois…

Il était sincère.

– Vous êtes sauvé, reprit Marguerite.Supposez-moi morte. Supposez Bourgogne mort. Et mort aussi le roide France. Quel fonds pouvez-vous faire sur une fille folle de soncorps qui, quand elle sera lasse de vous, empereur ou roi, vouspoignardera elle-même dans cette couche royale où elle appelleraquelque valet d’écurie pour vous remplacer ! Même si celan’était pas, songez aux ennemis mortels de votre maison.Pensez-vous qu’Orléans et Berry vous eussent, sans combat, livré lacouronne ? Pensez-vous qu’ils n’eussent pas découvert lecrime, et ne vous eussent pas déclaré hors la loi, hors l’humanité,jetant l’horreur sur deux pays et levant contre vous le mondeentier depuis le plus haut seigneur jusqu’au dernier manant ?…Jean de Nevers, vous êtes jeune. Vous pouvez vous refaire uneexistence glorieuse. Je vous y aiderai. Le voulez-vous ?Voulez-vous que soit effacé ce rêve de sang ? Voulez-vous queje sois pour vous le guide fidèle, l’épouse enfin dont la gloireest faite toute de la gloire de son mari ?…

Nevers se leva. Il était sombre.

– Ainsi, dit-il, vous me pardonnez,Marguerite ? Pouvant m’anéantir, vous tâchez à me relever etme tendez la main ?

– Je ne pardonne pas, j’efface, dit-elle.Si c’est un crime que de sauver le mari que Dieu m’a donné, puissece crime retomber sur moi-même !

– Marguerite ! haleta Jean sansPeur.

– Ambition ! murmura-t-elle. Vousvoulez de l’honneur, de la puissance. Le chemin que je vous montrevous y conduira sûrement. Écoutez…

– Parlez ! oh ! parlez-moiencore ! Sauvez-moi ! Dites-moi ce qu’il fautfaire !…

– Eh bien, vous parliez de pardon. Oui.Il faut un pardon. Mais c’est à Dieu qu’il faut le demander. Unecroisade se prépare[9], Jean deBourgogne, si vous le voulez, je me fais forte d’obtenir pour vousle commandement suprême des armées chrétiennes. C’est là, Nevers,c’est dans les plaines où le Christ a souffert, c’est autour de sontombeau que s’acquiert la gloire qui peut ensuite permettre à uneambition de tout espérer, de tout oser ! Celui qui revientvainqueur des fabuleuses contrées orientales est plus que roi. Etalors… si par la volonté de Dieu et non celle des hommes, un trônese trouve vacant… alors, si le roi de France affaibli, usé, tué parle mal qui le ronge… ah ! comprenez donc enfin qu’il faut àl’ambition les voies larges du triomphe à ciel ouvert et non leschemins tortueux du crime dans les ténèbres !…

C’était d’une profonde et belle politique.Jean sans Peur, étonné, transporté, s’inclina avec un religieuxrespect devant la femme qu’il était venu assassiner, etmurmura :

– Duc, prince ou roi, je m’unis à vouspour la vie, et vous bénis de m’avoir sauvé de moi-même. Demandez,obtenez pour moi le commandement de la croisade : je suis prêtà partir !

Ce fut chez Jean sans Peur une minute desincérité sous un coup de terreur. On verra plus tard ce que devintcette sincérité. Ce qu’il faut dire dès maintenant, c’est que,pendant deux mois, Marguerite de Hainaut le tint dans sa main… Àregret, peut-être, le comte de Nevers accepta toutes les conditionsqu’elle lui imposa, et, en fin de compte, accepta le commandementde la croisade contre le sultan Bajazet.

Le lendemain soir de l’épisode que nous venonsde conter, un cavalier sortit de Dijon. Il montait un grand chevalqui, malgré sa maigreur, semblait plein de feu. Lui-même, tout enhauteur, était si maigre que sous son manteau noir on l’eût prispour la Mort chevauchant dans la nuit. Si Nevers l’avait su, sansdoute il eût reconnu ce cavalier fantôme qu’à diverses reprises ilavait cru voir devant lui en venant à Dijon…

Au bout de deux mois, disons-nous, Jean sansPeur partit pour aller achever les préparatifs de la croisade… Nousle retrouverons bientôt.

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