L’Hôtel Saint-Pol

XX – JACQUEMIN GRINGONNEUR

Nous décrirons d’un seul mot le repas offertpar le chevalier : il fut royal. C’est-à-dire, surtout, que lenombre des plats y fut effrayant. Il va sans dire qu’au cours de cerepas, Guillaume de Scas chercha à griser le chevalier, mais ce futlui qui dut s’avouer vaincu. Les louanges du duc de Bourgognefurent chantées à tour de rôle par chacun des quatre fidèles deJean sans Peur, l’un vantant sa générosité, l’autre sa puissance,tant et si bien que Passavant finit par dire :

– Messieurs, je cherche un seigneur auservice de qui je puisse engager mon épée qui s’ennuie fort. Je nevois pas pourquoi ce ne serait pas Jean de Bourgogne. Ainsi donc,messieurs, je vous assure que je l’irai voir en son hôtel. N’enparlons donc plus, et buvons.

– Parfaitement, dit Scas. Buvons. Et,quant au jour et à l’heure où vous pourrez vous entendre avec notrepuissant maître, lui-même vous les dira.

– Et quand ?

– Demain soir.

– Et où ?

– À l’Hôtel Saint-Pol.

L’Hôtel Saint-Pol ! Ce nom revenait donc,fatidique et sombre, dans la destinée du chevalier de Passavant,qui s’était bien juré de s’écarter le plus possible de ce domaineoù s’érigeait la tour Huidelonne ! Ce nom jeté ainsi parGuillaume de Scas vint l’assombrir comme une menace. Mais, secouantles idées funèbres qui montaient à son cerveau, il leva songobelet, eut un rire de défi et dit :

– Messieurs, à l’Hôtel Saint-Pol !…C’est là que nous nous retrouverons tous !

– Oui, oui ! dirent les quatre d’uneseule voix. À l’Hôtel Saint-Pol !

Ocquetonville et ses compagnons avaient cequ’ils voulaient : une promesse ferme du chevalier dePassavant. Ils levèrent donc le siège, et, après forces sermentsd’éternelle amitié, se retirèrent. Ocquetonville, en traversant lagrande salle, fit le même signe de recommandation qu’avait faitBois-Redon. Seulement, au lieu d’aller à Jacquemin Gringonneur, cesigne s’adressa à Bruscaille, Bracaille et Brancaillon quicontinuaient à boire de l’hydromel. Au geste impérieuxd’Ocquetonville, Bruscaille répondit par un clignement des yeux quivoulait dire : Soyez tranquille !

Le chevalier de Passavant une fois seul appelaThibaud Le Poingre.

– Votre dîner était charmant, dit-il.Mais ce n’est pas tout. Il me faut maintenant une bonne chambre,car je ne vous cache pas mon intention de m’établir chez vousjusqu’à nouvel ordre.

Thibaud ne fit pas la grimace. Ou, s’il lafit, ce fut en dedans.

– Votre Seigneurie m’honore, dit-il.Oserai-je seulement lui demander ce qu’elle entend par ce terme unpeu vague et peu usité dans le commerce : jusqu’à nouvelordre ?

– C’est-à-dire jusqu’à ce que j’aie faitfortune, dit le chevalier de son ton narquois.

Thibaud avait de la finesse. À la réponse duchevalier, il prit une physionomie des plus larmoyantes et des plusdésolées.

– Eh bien ? qu’avez-vous donc ?fit le chevalier.

– Je pleure, mon gentilhomme. Car si vousme dites que vous ne prenez vos quartiers chez moi que jusqu’aujour où vous aurez fait fortune, je suis sûr de bientôt perdrevotre clientèle. Un homme comme vous, je m’en suis bien aperçutantôt, ne peut manquer d’attirer sous peu les faveurs de laFortune, et d’avance, je regrette votre départ de mon auberge.

– Allons, pas mal, fit le chevalier enriant. Mais je vous promets que, quand la fortune m’aura souri, jevous garderai ma clientèle et vous amènerai même des dîneurscapables d’apprécier votre talent.

Le Poingre parut goûter fort la perspective.Il essuya donc avec son tablier blanc les larmes de ses petits yeuxqui, il faut le dire, pleuraient tout naturellement, et, reprenantsa figure la plus joyeuse :

– Ainsi donc, Votre Seigneurie désire unechambre ? Nous avons justement au deuxième étage…

– C’est-à-dire sous les toits,hein ?…

– Oh ! de merveilleux toits en bonneardoise. Je disais donc que j’ai là un cabinet magnifique où VotreSeigneurie sera mieux logée…

– Que Job sur son fumier, maître Thibaud.Écoutez. Ma Seigneurie sera logée au premier étage, sur la rue,dans la meilleure chambre. Faute de quoi, Ma Seigneurie est décidéeà faire à votre ventre l’honneur de le perforer avec cette jolierapière. Soyez homme d’esprit jusqu’au bout, monsieur Thibaud LePoingre !

Comme tout à l’heure, Thibaud regarda lechevalier dans les yeux et dit :

– Eh bien ! oui, venez !

– Ventre-Joye ! dit Passavant.

Thibaud tressaillit d’aise et conduisit sonhôte au premier où il lui ouvrit une chambre qui, pour ne pas êtremagnifique, n’en possédait pas moins un excellent lit, un bonfauteuil, et le reste à l’avenant. L’hôte se retira en fermant laporte, et presque aussitôt cette porte se rouvrit pour livrerpassage à un grand diable dégingandé, haut sur pattes, tout enlongueur, avec de longues jambes, un long buste, un long cou, commele héron de La Fontaine. En sus de toutes ces longueurs, il avaitune longue rapière qui battait ses mollets décharnés. Passavant,les yeux écarquillés, considérait ce visiteur qui s’inclina et ditd’une voix nasillarde :

– Est-ce bien à monsieur le chevalier dePassavant que j’ai l’honneur de faire ma très humblerévérence ?

– Encore un qui me connaît ! se ditle chevalier. Peste ! mais tout le monde me connaît donc encette auberge ? Je vous préviens que j’ai dîné deux foisaujourd’hui, dit-il.

– Ma foi, j’en suis fort aise, dit levisiteur en nasillant de plus belle.

– Je vous dis cela pour que vous nepreniez pas la peine de m’inviter.

– C’est donc bien à monsieur le chevalierde Passavant que…

– Vous avez l’honneur… Oui, oui et oui.Bon. Maintenant que vous l’avez, l’honneur, que mevoulez-vous ?

– Je désirerais avoir aussi cet autrehonneur de vous inviter…

– Non, vous dis-je !

– Vous inviter à goûter…

– Mais non, que diable !

– À goûter avec moi d’un certain vin desÎles que maître Le Poingre réserve pour moi – et pour leroi !

Et l’inconnu décrivit un tel accentcirconflexe pour saluer que Passavant, désarmé, se mit à rire.

– Holà ! cria le visiteur.Holà ! Thibaud ! Montez-nous un peu de ce nectar commevous en avez envoyé trois flacons à Sa Majesté le roi deFrance ! Mon gentilhomme, n’ayez pas peur. Je ne suis pas leroi. Donc je ne suis pas fou. On me nomme Jacquemin Gringonneur. Jesuis peintre. Si je porte l’épée, c’est que le roi m’y a autorisépar lettres patentes. Je vous remercie de tout mon cœur dem’accepter en votre logis, tout inconnu que je vous suis. Etmaintenant sachez que je viens de l’Hôtel Saint-Pol.

– Oh ! le spectre de la TourHuidelonne ! songea Passavant assombri.

Thibaud, à ce moment, déposait sur la tabledeux gobelets, et un flacon qu’il venait d’apporter avec autant derespect qu’une relique sacrée.

– Maître Le Poingre, dit le chevalier,vous mettrez cela sur ma note.

Gringonneur commença un geste, mais n’insistapas.

Thibaud, pour la première fois de sa vie, eutune grimace presque douloureuse, et sortit en se disant : Jesuis un homme ruiné.

Cependant Jacquemin Gringonneur et lechevalier de Passavant avaient pris place vis-à-vis l’un del’autre, ayant entre eux le fameux nectar.

– Monsieur le chevalier, dit Gringonneur,tel que vous me voyez, je suis un ami du roi.

– Moi aussi, dit Passavant. Cela vousétonne ?

– Mais oui, par la jupe à Juno ! Jecroyais être le seul et unique ami du Fou. Et c’est pourquoibeaucoup disent que je suis un peu fou moi-même. Est-ce que vousseriez…

– Fou ? dit froidement le chevalier.Je le serai si cela me plaît. En attendant, je suis l’ami du roi,et j’ai mes raisons pour cela. Après ?

– Par la jupe à Juno ! nasillaGringonneur, vous avez une façon de parler qui me va droit au cœur.Ah ! vous êtes l’ami du roi ? Et vous avez un air deloyauté qui fait qu’on vous veut du bien ? Et vous avez domptéThibaud Le Poingre ? Et vous avez humilié les quatreloups-cerviers de Bourgogne en les traitant royalement sans avoirune maille en votre escarcelle ? Eh bien, voilà qui change leschoses !… Monsieur le chevalier, pardonnez-moi d’être venuavec de mauvaises intentions et de vous parler aussi librement quesi le ciel, dispensateur des titres de naissance, m’avait faitvotre égal.

Passavant examinait l’homme, de son air figueet raisin, naïvement curieux et goguenard.

– Maître Gringonneur, dit-il, jeconsidère comme mon égal tout homme d’esprit et de courage, fut-ilmanant. Quant aux mauvaises intentions que vous dites avoir eues,j’attends que vous me les expliquiez pour savoir si je dois vouspardonner ou vous jeter par la fenêtre.

– Ne faites pas cela, par la jupe deJuno ! Je serais capable de briser l’enseigne de la Truie, etThibaud ne vous le pardonnerait jamais. Comment letrouvez-vous ?

– Thibaud Le Poingre ?

– Non. Ce vin des Îles, ce nectar.

– Supportable, dit froidementPassavant.

Gringonneur s’inclina. Il trouva le motdéfinitif, c’est-à-dire achevant de peindre Passavant.

– Je vous disais que je viens de l’HôtelSaint-Pol, reprit-il. J’y ai mes grandes et petites entrées.Certaine princesse avec laquelle vous vous êtes rencontré ce matinme fait l’honneur de parfois me consulter, bien qu’elle se méfiefort de moi. Vous avez vu messire de Bois-Redon… ce grand gaillardsans poil au menton, qu’elle vous a dépêché ? Eh bien, laprincesse en question n’a qu’une confiance modérée dansl’intelligence de cet homme. Par contre, elle a une confianceillimitée en ses bras. Donc, la princesse, ne se fiant pas à ladiplomatie de Bois-Redon, m’a dépêché à vous, avec mission de vousendoctriner. Elle veut vous avoir à son service. Et pour preuve deses dispositions favorables, elle vous envoie ceci…

En même temps, Gringonneur tira de dessous sonmanteau une bourse de cuir gonflée à en éclater. Et de ce ton dévotqui prouvait une haute considération pour la bourse et pour celui àqui elle était destinée :

– C’est de l’or, dit-il.

– C’est bien, fit Passavant, allongez lebras derrière vous, là, sur ce bahut, mettez ça là.

– Ça ! cria Gringonneur ébahi.

– Eh oui, la bourse, l’or, lesdispositions favorables, là, sur ce bahut… maintenant, j’attendstoujours l’explication des mauvaises intentions que vous aviez.Vouliez-vous donc me daguer ?

– Non pas, par la jupe à Juno !

– M’assommer avec ce sac ?

– Elle espérait, elle, vous assommer ducoup, vous ayant jugé pauvre. Mais il paraît qu’on ne vous assommepas si facilement.

– Non, dit tranquillement le chevalier.Vouliez-vous donc m’empoisonner avec cette piquette que vousappelez du nectar ?

Gringonneur demeura un moment muet. Puis,saluant très bas :

– Tenez, monseigneur, je vous demandegrâce. Je m’avoue vaincu. Je vous ai vu jeune sans un sol, ettriple niais que je suis, je ne vous ai pas compris tout de suite.J’y suis ! Ma mauvaise intention, c’était de vous engager àprendre du service auprès de la princesse…

– Engagez, engagez, je n’y vois pas demal. Au fait, comment s’appelle-t-elle ?

– Elle se réserve de vous le direelle-même qui elle est, mon gentilhomme.

– Ah !… En sorte que, revenu à demeilleures intentions à mon égard, vous voulez donc m’engager…

– À la fuir, mon capitaine, à lafuir !

Gringonneur avait baissé la voix, et jetaitautour de lui un regard de défiance.

– Oh ! oh ! fit Passavant. Etpourquoi la fuir ? Serait-ce une méchante femme ?

– Elle ?… Oh ! non, sur monâme ! Non… mais… si vous entrez à son service…

– Eh bien ?…

– Eh bien, il vous faudra fréquenter àl’Hôtel Saint-Pol !…

La voix de Gringonneur baissa encore. Unfrisson le secoua. Son regard posé sur le chevalier refléta unesorte de pitié. Passavant avait tressailli.

– L’Hôtel Saint-Pol ! murmura-t-il,pensif. Vous me détournez de l’Hôtel Saint-Pol… Ah ! oui, jecomprends… À cause de la tour Huidelonne, n’est-ce pas ?

– La tour Huidelonne, frémit Gringonneur.Vous connaissez la Huidelonne ?

– J’en ai entendu parler, dit Passavantavec son sourire narquois.

Quelques instants, Jacquemin Gringonneurdemeura silencieux et sombre. Longuement, il inspecta la salle. Ilalla ouvrir la porte, jeta un coup d’œil dans l’escalier, puis,revenant s’asseoir, il vida son gobelet d’un trait. Alors, sepenchant vers le chevalier, dans un murmure de terreur :

– Non, dit-il, ce n’est pas à cause de laHuidelonne que je vous engage à fuir l’Hôtel Saint-Pol, bien que laHuidelonne soit quelque chose de terrible. Seulement, à l’HôtelSaint-Pol, vous allez sûrement, fatalement, vous heurter àquelqu’un dont le contact est mortel, dont l’amour empoisonne, dontla haine foudroie, dont le regard tue, dont le sourire brûle, dontla pensée dévorante jaillit en gerbes de flamme dont chacune vaétreindre, embraser, consumer, anéantir un homme…

– Et cet être effrayant,c’est ?…

Dans un souffle, Gringonneurrépondit :

– C’est Isabeau de Bavière, reine deFrance !

Le chevalier de Passavant, tout brave qu’ilétait, eut à la nuque le petit frisson, rapide et froid des peursnerveuses. Pourtant, il ne connaissait rien de la réputationtragique d’Isabeau. Mais cet homme, ce joyeux Gringonneur avait eu,en prononçant ce nom, cette voix sourde où grelotte l’épouvante,qui, peut-être, va exploser en malédiction, ou peut-être finir enrâle d’horreur.

Tout de suite, Passavant secoua cetteimpression, et dit, de son air tranquille :

– Maître Gringonneur, je vous assuraisque je suis un ami du roi, et j’ai mes raisons pour cela, vousdisais-je. Eh bien, sachez que je suis un ami de la reine, et quej’ai également de très bonnes raisons pour cela.

– Impossible ! dit Gringonneur. Onne peut être à la fois l’ami du roi et l’ami de la reine.

– Et pourquoi ? fit Passavant.

– Parce que si vous éprouvez quelquepitié pour le pauvre mouton bêlant, vous devez haïr la louvedévorante, la louve qui le guette, va fondre sur lui, demain, ouaujourd’hui, ou dans six mois, peu importe, mais qui a l’œil surlui, et le dévorera.

Passavant se taisait. Un inexprimable malaises’emparait de lui. Mais trop fier pour le laisser voir, il gardaitce visage paisible, curieux, de l’homme venu de très loin qui, pourla première fois, se promène à travers une société qu’il ignore etqu’il veut comprendre.

Gringonneur emplit son gobelet, et puis levida d’une lampée.

– Avouez, mon gentilhomme, avouez que cen’est pas de la piquette…

– C’est du nectar, dit Passavant du mêmeton qu’il avait eu pour dire : Ce vin est supportable.

– Tenez, mon gentilhomme, on voit quevous ne la connaissez pas, reprit soudain Gringonneur. Avez-vousentendu parler de Messaline ? Savez-vous l’effrayante histoirede Marguerite de Bourgogne ? Connaissez-vous la légende de cesépouses des rois barbares, qui buvaient le sang, le soir, aubivouac, dans le fond des forêts où campaient leurs hordessauvages ? Eh bien, Isabeau de Bavière, c’est tout cela à lafois. Si elle vous aime, malheur à vous ! Si elle vous hait,malheur à vous ! Vous ne pouvez lui échapper que si vous luiêtes indifférent. Or… qui sait ? Vous êtes remarquable, moncapitaine. Elle vous remarquera. C’est sûr. Et dès ce moment,malheur à vous ! Interrogez bourgeois ou seigneur. Vous aurezla liste de ses amants. Et alors demandez ce que sont devenus ceuxqui composent cette liste lugubre ! Vous parliez de laHuidelonne… Ce n’est rien. Elle a mieux. Défendue par sa tigresseImpéria, elle est inabordable. Elle a mieux : Une foule dejeunes gentilshommes sont amoureux fous. Quand elle voudra, elle enfera une armée de tigres. Elle a mieux encore que les griffesd’Impéria, la dague de son capitaine, les épées de sesgentilshommes : elle a l’insaisissable sorcier qui lui donnele pouvoir occulte, le poison, les maléfices, toutes les armescontre lesquelles rien ne prévaut, pas même le signe de la croix,le signe rédempteur et protecteur qui met en fuite tous les démonsexcepté Satan… Saïtano !

Passavant se dressa tout droit, tout d’unesecousse, pâle et sombre.

– Qu’avez-vous ? Qu’avez-vousentendu ? fit Gringonneur en jetant autour de lui un regard deterreur.

– Rien, dit Passavant qui reprit saplace. Continuez.

– J’ai fini. Je voulais vous dire cela.Je vous l’ai dit. Maintenant, j’ai le cœur soulagé. N’allez jamaisà l’Hôtel Saint-Pol. Je vous disais : Isabeau vous remarquera,et alors malheur à vous ! Qui sait, oh ! qui sait si ellene vous a pas déjà remarqué ? Qui sait si la princesse que cematin vous avez sauvée des Écorcheurs ne lui a pas parlé devous ? Qui sait si déjà elle ne vous attend pas ? Fuyez,mon gentilhomme, fuyez Paris ! Ou tout au moins n’entrezjamais à l’Hôtel Saint-Pol !

– Maître Gringonneur, dit Passavant,demain soir j’entrerai à l’Hôtel Saint-Pol.

Gringonneur leva ses deux bras immenses commepour invoquer Jupiter, auquel il croyait pour le moins autant qu’auDieu qu’on prêchait dans les églises, étant plus païen encore quesceptique.

– Vous me plaisez, continua Passavantd’un ton de roi parlant à son fou. C’est pourquoi je veux vous direune histoire, une seule, et qui détruira toutes celles que vousm’avez si joliment contées. Écoutez. Une petite fille, un ange, monamie, ma petite sœur, si vous voulez, fut un jour exposée commen’ayant pas de famille, pas de mère, pas de nom. La honte et lesinsultes lui donnèrent une fièvre dont elle mourut. Mais une femmes’était trouvée qui l’avait arrachée à la honte de l’exposition,qui l’adopta, l’emporta, la soigna comme sa fille et lui fit unemort si douce que la pauvre petite entra en souriant dansl’éternité. Cette femme, c’était la reine.

– La reine ! balbutiaGringonneur.

– Plus un mot sur elle ! ditrudement Passavant.

Jacquemin Gringonneur se leva, jeta sonmanteau sur ses épaules et fit son grand salut en accentcirconflexe.

– Monseigneur, dit-il (et ce mot lui vinttout naturellement), je ne souffle plus mot sur celle dont nousparlions. Mais laissez-moi vous donner un dernier avis. Quevoulez-vous, vous m’avez conquis, et je suis tout vôtre.

– Donnez, mon cher, donnez toujours. Unavis, cela se donne comme cela se reçoit, sans que cela tire àconséquence.

– Eh bien ! vous avez en bas, dansun angle de la grande salle, trois figures de sacripants…

– Que j’ai remarquées… Après ?

– Ces gens sont là pour vous guetter.Pourquoi ? Je l’ignore. Mais leurs intentions me semblent peucatholiques.

– Merci, maître Gringonneur. Allez,maintenant. Si je veux vous revoir, où vousretrouverai-je ?

– À l’Hôtel Saint-Pol, réponditGringonneur.

Et le peintre des cartes du roi Charlesdescendit l’escalier.

– Toujours l’Hôtel Saint-Pol !songea le chevalier… Tous m’y donnent rendez-vous. Tout m’y convie.Est-ce donc là que va se décider ma destinée ? Bonne ?Mauvaise ? Est-ce la vie qui m’appelle ? Est-ce la mortqui me fait signe ?… Eh ! je le verrai bien.

Passavant reprit sa sérénité, boucla sarapière, assura sa dague à sa ceinture, soupesa un instant le sacque Gringonneur lui avait apporté, l’enfouit soigneusement au fondd’un coffre, non sans y avoir puisé pour garnir son escarcelle, etenfin descendit à son tour.

Il marcha tout droit aux espions qui le virentvenir et se touchèrent du coude.

– Maître Thibaud, cria Passavant, queboivent donc ces braves ?

– De l’hydromel ! fit Le Poingre enfendant l’air de son ventre pour accourir.

Les trois ne disaient rien. Mais ils avaientdes figures mauvaises, l’œil en dessous. Passavant ne les regardaitmême pas.

– Pour combien en ont-ils bu ?demanda-t-il.

– Ma foi, dit Thibaud avec uncommencement d’inquiétude, ils sont en train de vider leur sixièmepinte.

– Eh bien, maître, apportez-en uneseptième et vous mettrez tout cela sur ma note.

– Là ! qu’est-ce que jedisais ! songea Thibaud en s’en allant, tout pâle à l’idée dela prochaine ruine dont il était menacé.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon seregardaient effarés. Thibaud apporta la septième pinte d’hydromelsur la table, et Passavant :

– Videz-moi cela, mes braves.

En même temps, il se dirigea vers la porte,vivement. Les trois se levèrent, prompts et souples, mais presqueaussitôt se rassirent, les lèvres serrées, le front barréd’inquiétude ; ils ne comprenaient pas le gibier qu’on leuravait donné à chasser. Il avait des feintes inaccoutumées, sansdoute…

– Tenons-nous bien, se dirent-ils duregard, où il va nous échapper !

Passavant, en effet, n’était pas sorti.

Simplement, il avait été attiré vers la portepar un spectacle qui, sans doute, l’intéressait : une pauvrefemme en guenilles, hâve, maigre à faire pitié, tenant un enfantpar la main, tendait silencieusement la main aux passants, et unmendiant la malmenait, l’injuriait, menaçait d’appeler le guet pourla faire déguerpir. Passavant, d’un signe, appelait la malheureuse.Il ouvrit son escarcelle et lui donna un écu d’or.

Maître Thibaud qui avait vu le geste, eut unsourire de joie. Ses inquiétudes n’étaient pas fondées ! Sonhôte avait la bourse bien garnie ! On pouvait satisfaire à sescaprices…

Passavant revint vers la table des troisdrôles.

– À vous autres, maintenant !dit-il. Cette septième pinte est-elle vidée ? Oui ? Ehbien, allez-vous-en !

– Nous en aller ! fit Bragaille,quand on est si bien ici !

– Et quand nous n’en sommes qu’à laseptième pinte ! ajouta Brancaillon.

– C’est bon ! dit tout à coupBruscaille, on s’en va !

– Ah ! ah ! fit le chevalier,tu as compris, toi.

Passavant se dirigea vers le fond. Arrivé aumilieu de la salle, il se tourna et eut un sourire aigu :

– Si vous tenez à vivre votre vie, faitesen sorte de ne plus m’épier, mes braves. Allez ! Pour cettefois, je vous pardonne. Vous direz à Mgr le duc de Bourgogne que jevous ai défendu de me suivre. Allez !

Brancaillon, debout, serra ses poings énormeset ses yeux s’injectèrent. Bragaille tirait doucement sa dague.Bruscaille les contint d’un geste, fit deux pas vers lechevalier :

– Nous avons ordre de vous suivre, c’estvrai. Mais nous avons ordre aussi de ne pas toucher un cheveu devotre tête. Sans quoi, vous sauriez ce qu’il en coûte d’avoir pourennemis Bruscaille, Bragaille et Brancaillon. Adieu, mongentilhomme ! On s’en va. Mais on se retrouvera !

Le chevalier haussa les épaules.

Les trois sacripants sortirent dans un grandbruit de jurons et de ferraille. Un instant plus tard, Passavantles vit qui, massés dans un recoin de la rue, gesticulaient entreeux et continuaient leur faction.

– Pauvres diables ! murmura-t-il.J’aurais tout aussi bien fait de les laisser ici…

Mais tandis qu’il essayait de s’intéresser auxfaits et gestes des trois braves, il entendait au fond de lui,pareil à un tintement de glas, le nom, toujours le même nom qui luirevenait, obstiné, monotone et effrayant : l’Hôtel Saint-Pol.Il songeait :

– Qui peut bien être cetteprincesse ? Et pourquoi ce Gringonneur m’a-t-il fait un telportrait de la reine ? Allons, quoi qu’il en soit, l’HôtelSaint-Pol, c’est la demeure du roi, c’est la cour de France. Ils’agit d’y faire bonne figure. Holà, maître Le Poingre, cria-t-il,faites-moi donc venir le meilleur fripier de la friperie. Puisquevous m’appelez monseigneur, je ne veux pas vous faire mentir etveux me déguiser en prince, car demain… demain, je vais porter manote à l’Hôtel Saint-Pol !…

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