L’Hôtel Saint-Pol

XXIII – LE BRAVO

En entrant dans l’hôtel, Ocquetonville confiason compagnon à une sorte de valet chamarré qui devait le guider.Puis, s’inclinant, non sans quelque bonne grâce :

– Je pense, chevalier, que vousn’oublierez pas l’honneur que vous m’avez fait d’accepter unrendez-vous, sans façon…

– Comment donc, baron ! Il faudraitpour cela que j’en vienne à oublier les bons sentiments que vousavez pour moi, ce qui est tout à fait impossible. Demain matin, àneuf heures, sur le Pré-aux-Clercs, j’espère vous prouver que jen’oublie jamais les rendez-vous de ce genre.

Ocquetonville salua et disparut. Passavantsuivit le valet qui le conduisit dans la vaste et imposante salledes armes. Là, le chevalier fut laissé seul.

L’impression qu’il éprouva fut étrange. Pourainsi dire, le silence l’étouffa. L’obscurité se saisit de lui eten fit un être noyé dans ses vagues.

Il s’attendait à de la lumière, à dumouvement, à du bruit. Et l’hôtel semblait mort. Une seule cireplacée sur la table jetait dans son immédiat voisinage un indécisnuage de lumière diffuse, et cette lueur lointaine ne servait qu’àdonner un sens et un relief aux ténèbres hostilement massées auxangles.

Passavant s’approcha, de cette table, et vitle sac. Il était en grosse toile grise. Il était ventru, rebondi,et semblait avoir une pensée d’attente. Il avait dans le jeu delumière et d’ombre vaguement l’apparence d’un énorme crapaud. Lechevalier vit donc ce sac et éprouva cet étonnement si voisin del’inquiétude.

Pourquoi ce sac ?… Il lui donna unechiquenaude, et le sac répondit à la question par un légertintement d’or.

Il continua de s’avancer lentement, inspectantles panoplies, s’enfonça dans la masse des ténèbres jusque vers unrideau de velours sombre, et tout à coup, il se trouva en présenced’un portrait adossé à la tenture. C’était un portrait de femme. Levisage était pâle et sévère. Les vêtements étaient noirs. Les yeuxdu portrait le fixaient, mais avec une telle intensité de vie que,sous une impulsion dont il ne fut pas maître, il recula d’un pas…Au même instant, le portrait allongea la main et le saisit aubras.

Passavant, de la tête aux pieds, éprouva uneviolente secousse.

– Madame… murmura-t-il d’une voixétranglée.

Vivement le portrait – la dame – porta undoigt à ses lèvres pour commander le silence. Elle jeta autourd’elle un long regard anxieux, puis, une minute longue comme uneheure, étudia le visage du chevalier, puis elle se pencha, et à sonoreille, dans un souffle, jeta ce seul mot :

– Fuyez !…

Presque aussitôt, elle parut se fondre dans latenture ; et lorsque Passavant se remit de cette stupeur quil’avait accablé, la dame… Marguerite de Hainaut, femme de Jean sansPeur, avait disparu.

Le chevalier revint vers le milieu de lasalle, vers la faible lueur de cire. Ses tempes battaient. Ilsentait sa gorge serrée. Une indéfinissable horreur, peu à peu,s’emparait de lui.

– Fuir ! Pourquoi ? Que doit-ildonc m’arriver ? Pourquoi ce sac plein d’or sur cettetable ? Pourquoi ce silence ? Et pourquoi me dit-on defuir ?…

Il n’eut pas le temps de décider s’il devaitou non suivre ce conseil. Une porte s’ouvrit. La lumière inonda àflots la salle des armes. Deux valets entrèrent portant chacun deuxflambeaux à quatre cires, et derrière eux, un homme qui, d’une voixjoyeuse, cria :

– Ah ! voici ce brave ! Merci,chevalier, merci de vous être rendu à mon invitation.

Toutes ces impressions, qui venaient defrapper le chevalier comme autant de fantastiques images issues dela fièvre, s’évanouirent devant la figure loyale et riante de Jeansans Peur.

Les deux valets ayant déposé leurs flambeauxse retirèrent.

Le duc de Bourgogne prit place dans sonfauteuil. Sa physionomie fut plus loyale que jamais.

– Soyez le bienvenu, mon bravechevalier…

– Et vous, monseigneur, soyezremercié…

Ces brèves paroles s’échangèrent d’une voixrapide. Chacun d’eux brûlait d’aborder la question qui luitenaillait l’esprit. Chacun d’eux, à la hâte, étudiait l’autre.

– Donc, chevalier, Ocquetonville m’assureque vous voulez entrer à mon service ?

– C’est vrai, monseigneur, mais à unecertaine condition.

– Ah ! Ah ! s’écria Jean sansPeur. « Ça y est ! » ajouta-t-il en lui-même,employant sans doute une expression plus relevée, mais que traduitfort bien la populaire locution.

Oui, « ça y était ! » CePassavant était un « bravo » avec lequel il s’agissaitsimplement de discuter le prix.

– La condition, dit rondement etloyalement le duc, la condition, je la connais, mon brave.

– Vous la connaissez, monseigneur ?s’écria Passavant qui, pâlit.

– Eh oui, fit gaiement Jean sansPeur en mettant la main sur le sac, je la connais ! Venons-endonc tout de suite au service que j’attends de vous.

Passavant essuya d’un revers de main quelquesgouttes de sueur qui pointaient à ses tempes.

– Venons-y, monseigneur, dit-ilmachinalement.

Jean sans Peur, une minute, demeurasilencieux. Ses traits se raidirent. Son visage perdit cetteexpression de bonne humeur, se contracta sous l’effort de lahaine.

– Écoutez, dit-il sourdement, il y a àParis un homme qui est mon ennemi mortel et qui me tuera si je nele tue. Cette nuit même, cet homme passera rue Barbette, devant lecabaret des Templiers. L’endroit est désert. L’homme sera seul ou àpeu près. Pour des raisons dont je suis seul juge, avec Dieu quiest pour moi et m’absout, je tue cet homme. Je le tue de loin, sansqu’il sache d’où vient le coup qui le frappe. Est-ce qu’on saitd’où vient la foudre ?… La foudre, ce sera vous, mon brave, etnul ne doit savoir quelle main vous a lancé…

Cette foudre dont parlait le duc fût-elletombée à ce moment à trois pas du chevalier, il n’eût pas été plusatterré. La voix du portrait de la tenture, la voix angoissée de ladame inconnue vint frapper son imagination : Fuyez !…

Ce qu’il éprouva fut étrange : ce fut dela honte, ce fut de la colère, ce fut de la stupeur… Quoi ! Ilavait risqué sa vie pour sauver la reine – et la reine luiproposait d’assassiner une femme !… Le duc de Bourgognel’avait vu à l’œuvre, et le duc, comme la reine, presque dans lesmêmes termes, lui proposait un assassinat !

« Oh ! mais je fais donc figure despadassin, de coupe-jarret ! Mais ces gens n’ont donc vu enmoi qu’un tueur lâche, s’embusquant la nuit pour frapper parderrière ? »

– Ne réfléchissez pas, dit Jean sans Peuren se levant, et sa voix se fit rude, rauque, rocailleuse. Necherchez pas à sonder mes motifs. Ne vous avisez pas de savoirpourquoi j’ai condamné cet homme. J’arme votre main. Vous serezroyalement payé. Vous ferez partie de ma maison. Je me charge devotre fortune. Voilà ce que vous devez vous dire. Quant au reste,croyez-moi, ne vous inquiétez pas du destin d’un être maudit, etn’essayez pas de monter jusqu’à Dieu pour lui arracher son secret,car vous seriez brisé comme ce verre !

Jean sans Peur prit un verre sur la table, lejeta à toute volée sur le tapis et l’écrasa sous son talon. Lechevalier, instantanément, reprit tout son sang-froid.

– Le nom de l’homme ? demanda-t-ilfroidement.

Jean sans Peur sourit : Il tenait lebravo. Il se pencha :

– Je vous ai dit que vous seriez« royalement » payé. En effet, il s’agit presque d’unroi. Avez-vous entendu parler de Louis d’Orléans ?…

Le chevalier se raidit pour réprimer touttressaillement. Il ordonna à ses nerfs de s’immobiliser, à sonvisage de demeurer impassible.

– Oui, dit-il. J’ai entendu quelquefoisparler du frère de Sa Majesté.

– Le connaissez-vous de vue ?

– Oui, dit le chevalier avec son froidsourire.

Jean sans Peur ne remarqua pas que le bravosupprimait les « monseigneur » dont il l’avait jusque-làgratifié. Il eut un geste de satisfaction :

– Puisque vous le connaissez, il n’y aurapas d’erreur possible. Louis sera accompagné de porteurs detorches, dont vous n’aurez pas à vous inquiéter… je m’encharge.

Il jeta un coup d’œil sur le sac, etajouta :

– Venons-en maintenant à lacondition.

– Un mot, d’abord. Une question,voulez-vous ?

– Faites, dit Jean sans Peur en fronçantles sourcils.

– Une curiosité me tourmente. Je voudraissavoir… tenez, je vais vous dire : Mme lareine m’a demandé de tuer deux personnes, un homme et une femme.Vous, maintenant, me demandez de tuer le frère du roi.Pourquoi ?… Oh ! entendez-moi, je ne veux pas savoirpourquoi la reine veut tuer, pourquoi vous voulez tuer ; celane me regarde pas. Mais, vraiment, j’ai cette curiosité de savoirpourquoi vous me choisissez, moi, pour cette besogne. Je vous jureque cela me tourmente. Qu’avez-vous vu sur mon visage, vous et lareine, ou dans mes gestes, qui vous ait fait penser de moi :Celui-ci est l’homme qui tue… Tenez, je donnerais ce sac d’or quevous me destinez pour le savoir. Dites. Puis-je savoircela ?

À mesure que Passavant parlait, les soupçonsde Jean sans Peur se dissipaient. Il mit sa main sur l’épaule duchevalier.

– Eh ! dit-il, c’est que nous vousavons vu à l’œuvre, L’homme qui tient tête à trente Écorcheurs…

– Cinquante, rectifia froidement lechevalier.

– C’est pardieu vrai ! fit le duc enéclatant d’un rire sinistre. Eh bien, cet homme-là est capable…

– De pénétrer la nuit chez un vieuxbrave, et de l’occire en douceur ?

– Oui ! dit Jean sans Peur en riantde plus belle.

– D’attendre rue Barbette un gentilhommequi passe, et de lui ouvrir le ventre d’un coup de dague ?

– C’est cela même ! Ah ! vousêtes un joyeux compagnon, vous !

– Oh ! vous ne savez pas encorejusqu’à quel point ! Ainsi, il n’y a pas d’autre motif ?Ainsi, parce que vous m’avez vu tirer l’épée près de Vincennes,vous vous êtes dit que j’étais l’homme qu’il fallait ? C’estbien pour cela ?

– Certes, par tous les diables ! Etil faut avouer que cette épée, vous la maniez proprement. C’estdonc pour l’affaire des Écorcheurs que j’ai mis en vous maconfiance.

– Eh bien, vous vous êtes trompé, ditPassavant.

Le mot cingla, siffla, sonna l’insulte et labataille.

– Vous dites ?

– Je dis que vous vous êtes trompé,répéta Passavant.

En même temps son visage changea. Ses yeuxétincelèrent. Il se hérissa. D’un geste imprévu de lui-même,peut-être, tant il fut prompt et rude, d’un geste large de sa main,il balaya la table, et le sac d’or s’en alla rouler au loin,s’ouvrit au choc, laissa dégager ses pièces d’un jaune mat,semblables à des yeux pervers, chargés de haine et d’infamie.

Jean sans Peur se ramassa, la main à lapoignée de la dague.

Le chevalier marcha sur lui, le toucha à lapoitrine du bout du doigt, et dit :

– Vous vous êtes trompé. Regardez-moi, etvoyez la figure d’un chevalier. Je vous regarde, et je vois uneface de sacripant. Vous m’avez insulté. Je vous pardonne. Seulementécoutez bien : Je vous défends…

– Tu me défends quelque chose !Toi ! gronda Jean sans Peur, livide.

– Je vous défends de toucher un cheveu dela tête du seigneur d’Orléans. Renoncez au coup de traîtrise quevous méditez, et je me tairai : je vous en donne ma parole.Mais s’il arrivait malheur à ce gentilhomme, regardez-moi,oh ! regardez-moi bien, et vous aurez vu l’homme qui sedressera devant vous, qui vous attaquera par la ruse et par laforce jusqu’à ce que vous succombiez… maintenant, je vous disadieu.

Jean sans Peur eut un rire terrible, et marchaprécipitamment jusqu’à la tenture. Là, il cria :

– Pas encore, s’il vous plaît, pas encoreadieu ! On ne sort pas de l’hôtel de Bourgogne, « parNotre-Dame », quand on a de tels secrets à emporter !…Ah ! Notre-Dame !…

Au même instant, le duc de Bourgogne disparutderrière la tenture, et, par association d’idées, Passavant songeaà la dame qui lui avait dit : « Fuyez !… »

– Fuir ! pensa-t-il. C’est bientôtdit. Mais du diable si… Ah ! ah ! bonsoir,messieurs !

En se retournant, il venait de voir apparaîtreles quatre molosses de Jean sans. Peur. Ils entraient touttranquillement, en gens qui en ont vu d’autres. Et tout d’abord,leurs regards émerveillés se portèrent sur le sac éventré d’oùsortaient les pièces d’or. Il était là comme une bête venimeuse,frappée à mort et perdant son sang empoisonné par la plaie béante.Ils étaient donc là, tous quatre, Scas, Guines, Courteheuse,Ocquetonville, s’avançant de front, avec des sourires mortels, desfaces d’assassins sûrs de l’impunité, des gestes raidis – et toutde suite, Passavant vit qu’ils étaient là pour le tuer.

Il donna un grand coup de pied dans le sac,et, de sa voix calme qui mordait :

– Payez-vous, messieurs !

Ils tressaillirent et se regardèrent.Ocquetonville grinça des dents et dit :

– Monsieur a la langue bien pendue…

– La rapière aussi, dit le chevalier.Sire d’Ocquetonville, est-ce que vous ne m’avez pas donnérendez-vous pour demain matin derrière l’abbaye deSaint-Germain ?

Ocquetonville mit dans son attitude et sonverbe tout ce qu’il put trouver en lui d’insolence :

– Il me plaît de changer l’heure et lelieu du rendez-vous. J’aime mieux ici que sur le Pré-aux-Clercs, cesoir que demain. Voilà !

– Oui, et puis ce soir, mon dignecoupe-jarret « tu es quatre ! » Hein ? Avoueque tu as eu peur, Ocquetonville.

– Allons, messieurs, dit Guines endégainant, je crois que nous perdons notre temps. Nous allons faireconnaissance avec cette rapière que monsieur prétend si bienpendue.

– Tu te trompes, Guines ! dit lechevalier avec son terrible accent de douceur.

Guines feignit un étonnement exagéré. Iltourna la tête à droite et à gauche. Et il ricana :

– Ce bélître a dit, je crois, que je metrompe ?…

– Il l’a dit, affirma gravement lechevalier.

– Messieurs, messieurs, qu’est-ce àdire ? Voudrait-il insinuer qu’il a eu l’honneur de croiser sabroche de cuisine contre cette épée de gentilhomme ?…

– L’honneur ? Oui, dit le chevalier.Quatre honneurs, devons-nous dire. Car vous étiez quatre au Vald’Amour, où la broche vous a marqués comme des oisons. Ah ! Cen’est pas moi qui l’ai dit ! Pour vous toucher au visage tousquatre, une épée, c’était de trop : une broche de cuisinesuffisait. Je vous reconnais, drôles, je vous ai marqués pour letournebroche.

Cette fois, l’étonnement ne fut pas feint.Tous quatre ouvrirent des yeux féroces. Du regard, ils dévorèrentPassavant qui, la main à la garde de la rapière, attendait, l’airpaisible et naïf. Soudain, il y eut un rugissement de rage, desatisfaction, de haine, de joie furieuse… ils lereconnaissaient !

– Je me disais aussi ! vociféraOcquetonville, où ai-je vu cette hure ?…

– Tripes du pape, hurla Scas, je savaisbien que je connaissais cette couenne de porc !…

– Chargeons ! gronda Guines.

– En avant ! À mort !Étripons-le, pendons-le et grillons-le ! rugitCourteheuse.

D’un bond, le chevalier fut derrière la table,la rapière au poing. Les quatre s’avancèrent sur une seule lignehérissée de huit pointes qui luisaient vaguement : les quatreépées aux mains droites, les quatre dagues aux mains gauches, etcela faisait un formidable engin de meurtre… Tout à coup, ils seruèrent.

– Attention à vos joues ! criaPassavant.

Sa rapière décrivit un éblouissantdemi-cercle. Scas hurla. Seul il était touché.

– Sang du Christ ! – Nombril dudiable ! – Couronne de la Vierge ! – Flammed’enfer !

Les quatre clameurs fusèrent ensemble. Au mêmemoment, la table fut renversée. Passavant porta un coup de pointe,et un coup de revers ; du premier, il piqua Ocquetonville à lagorge ; du second, il atteignit Courteheuse à l’épaule. Ilsétaient sur lui, jurant, sacrant, écumant, bondissant ; ilparait à droite, parait à gauche, se mettait d’un bond horsd’atteinte. Ils étaient haletants. La sueur dégouttait de leursvisages. Ils avaient ainsi arpenté les deux tiers de la salle.Trois déchirures au justaucorps de Passavant. De l’une d’ellesperlaient des gouttes de sang. Ils rugirent :

– Il en tient ! Il entient !

– Tu es mort ! dit Passavant qui sefendit à fond sur Ocquetonville.

Sa rapière se brisa net. Ocquetonville éclatade rire : Il portait cuirasse d’acier sous le satin !

– Il est à nous !…

– Pas encore !

Le sanglier acculé, à demi éventré, tenaitencore tête aux chiens. Il secoua rudement la tête et saisit sontronçon de rapière. Le pommeau devint massue. Il frappait à tour debras ; en même temps, près de lui, il vit une petite porteouverte. Haletant, à bout d’haleine, il s’y glissa…

Les quatre voulurent s’élancer.

– Non ! dit une voix derrièreeux.

Ils se retournèrent, et virent le duc deBourgogne, sombre comme le génie du crime. Un moment, il demeurapensif, les contemplant tous les quatre, si épuisés, si déchirés,si écumants qu’on eût dit qu’ils venaient de combattre une armée.Lentement, il murmura :

– C’est dommage… c’était un brave…

Et il ferma à clef la porte du petit escalieroù Passavant venait de s’engager… du petit escalier qui aboutissaità la salle basse où attendaient les trois tigres : Bruscaille,Bragaille et Brancaillon.

– Pas une minute à perdre, dit Jean sansPeur, de cette voix que l’émotion rend sèche, aux heures décisivesoù se joue l’existence d’un homme. Êtes-vous encoresolides ?

Ils se redressèrent, farouches, héroïques dedévouement forcené.

– Notre vie pour la vôtre, dit Guinespour lui et les autres. Que faut-il faire ?…

– Changer de vêtement, d’abord, et neporter sur vous aucun insigne de Bourgogne. Puis, vous rendre toutd’une traite rue Barbette… écoutez… Louis d’Orléans va passer parlà !…

Ils frémirent. Leurs narines reniflèrentl’odeur du sang. Jean sans Peur, la voix âpre, acheva :

– Venez, venez ! Je vais vous direce qu’il faut faire. Mais écoutez ceci : Louis d’Orléans viten ce moment sa dernière heure. Il le faut. S’il en échappe, par leDieu vivant, je vous jure que c’est ma mort.

Et d’un accent qui les électrisa :

– La mort de votre maître !

 

Franchie la petite porte ouverte comme untraquenard, le chevalier de Passavant se vit dans un étroitescalier tournant. Il descendit trois ou quatre marches, prenantses dispositions pour organiser dans ce boyau sa dernièredéfense.

Tout à coup, il entendit la porte se fermer.Il fut dans le silence et les ténèbres, le cœur plein de défiance,l’esprit farouche. Pourquoi l’enfermait-on ?

Brusquement, il se heurta à quelque chosequ’il comprit être une porte de fer : il était arrivé à ladernière marche. Il recula vivement à l’attouchement du fer, etfrissonna :

– La porte de la Huidelonne ! Laporte du cachot ! La porte de la tombe !

Au même instant, cette porte s’ouvrit !d’un coup d’œil il embrassa la salle basse qui, en effet, neressemblait pas mal à un cachot, et là-dedans, trois geôliers pourun : les trois estafiers qui l’attendaient. Tout aussitôt, ileut la sensation que ce n’étaient pas des geôliers, mais desassassins. Ils avaient la dague à la main. Le plus grand avaitretroussé sa manche et balançait son énorme poing, masse deboucher. Passavant reconnut aussitôt ses trois espions del’auberge.

– Entrez, dit Bruscaille aimable etsinistre, en faisant un signe de la main.

Bragaille répéta l’invite.

– Entrez donc, mon digne gentilhomme.N’ayez pas peur, la chose sera faite proprement ; vous ne vousen apercevrez même pas.

Mais déjà Brancaillon brûlait de placer sonmot. Plus brutal, il grogna :

– Entrez, qu’on vous dit ! Faut-ilqu’il soit têtu ! On lui dit d’entrer, il recule… C’estpourtant bien simple d’entrer. Il ne comprend pas.

– Du calme ! reprit Bruscailleconciliant. Il comprend très bien, au contraire.

– Alors ? fit Brancaillon. C’est moiqui ne comprends pas, peut-être ?

– C’est sûr ! dit Passavantrailleur.

Brancaillon fut stupéfait. Bragaille etBruscaille ôtèrent leurs bonnets et saluèrent. Si informes quefussent ces âmes obscures, les deux coupe-jarrets comprirent cequ’il y avait de courage fantastique dans le mot de cet homme quiallait mourir et s’amusait aux dépens de l’un des bourreaux.

– Tu vois ? disent-ils. Cegentilhomme te juge incapable de comprendre.

– Alors, gronda Brancaillon, il dit queje suis un imbécile ?

– Je ne le dis pas, se mit à rirePassavant, je le pense seulement.

– À la bonne heure ! grognaBrancaillon.

Bruscaille se tenait les côtes. Bragailleétouffait à force de rire. La scène touchait à l’horrible.Vraiment, cela dégageait de l’horreur, cet accès de gaieté folle.Passavant, attentif, en garde, les étudiait avec cette nerveuse etmaladive curiosité qui vous saisit devant les phénomènesincompréhensibles. Il étudiait aussi la salle. Juste en face delui, au fond, il y avait une autre porte. Fermée il est vrai. Ettandis qu’il surveillait les trois bourreaux, il sedisait :

– Si je pouvais gagner d’un bond cetteporte ! Si je pouvais l’ouvrir ! Où donne-t-elle ?Peu importe. Ce serait toujours quelques minutes de gagnées, la viepeut-être.

À ce moment Bruscaille et Bragaille, ayantessuyé les douces larmes de gaieté qui leur coulaient des yeux, setouchaient du coude :

– Dis donc, Bragaille, puisque le noblegentilhomme ne veut pas entrer…

– Oui. C’est nous qui irons à lui. Nouslui devons bien cet honneur…

Ils s’avancèrent. Ils avaient cette lenteurprudente et forte des machines auxquelles rien ne résiste et quin’ont pas besoin de se hâter.

Passavant les vit tels qu’ils étaient :des êtres de mort, asservis à la nécessité de tuer, se délectant ausang versé et sûrs qu’ils accomplissaient un devoir.

Ils marchèrent, les nerfs tendus, les poingscrispés, les traits convulsés… Tout à coup, le groupe se disloqua,fendu, éventré, Bruscaille et Bragaille roulant à gauche,Brancaillon ébranlé sur sa base granitique chancelait à droite,tous trois stupides, effarés de ce bolide qui venait de les heurter– et Passavant, par la trouée, se ruait sur la porte qu’il avaitexaminée.

Elle était fermée !…

Il s’y adossa, haussa les épaules, s’apprêta àbien mourir puisqu’il n’y avait plus moyen de vivre. Les troisassassins se remettaient de l’alerte, ils se retournèrent et virentla victime debout contre la porte du fond. Brancaillon le regardaitavec admiration. Bruscaille frottait ses côtes, Bragaille crachaune dent. Quelques secondes, ils se turent. Et Brancaillon, alors,prononça :

– Je savais bien qu’il finirait parentrer.

– Allons ! dit Bruscaille d’un tonbref.

Brancaillon eut un mouvement de pitié.

– Dépêchez-vous, mon gentilhomme, de direun bon « Pater ». Un homme qui a les poings que vous aveza le droit de mourir en bon chrétien.

Le chevalier se mit en garde et dit :

– Merci, bourreau. Je me contenterai demourir en bon Passavant.

Et dans cette seconde où il vit dans l’airl’éclair des trois dagues levées, où lui apparurent les facesflamboyantes et convulsées des assassins rués sur lui,inconsciemment, peut-être, il poussa pour la dernière fois son cride bataille :

– Hardi ! Passavant leHardi !…

Au même instant, il fut pétrifié de stupeur.Ce qui se passait lui apparaissait comme un rêve, avec toutes sesinvraisemblances. Les trois dagues levées sur lui ne s’abaissèrentpas ! À son cri, pareil à un talisman, les assassinsreculèrent. Ils étaient livides. Ils claquaient des dents.Brusquement, ils exécutèrent la manœuvre. Dos à dos, ils formèrentun triangle dont chaque sommet était une pointe d’acier. Le frontruisselant, les yeux exorbités, ils attendirent. Passavantregardait cela sans comprendre, ayant vaguement la sensation qu’ilvivait un cauchemar et qu’il allait se réveiller.

– As-tu entendu ? dit Bruscailled’une voix haletante.

– Oui, fit Brancaillon dans un souffle deterreur. Il a dit « Passavant ! »

– Le nom du mort ! « del’enfant mort ! » râla Bragaille.

Pendant quelques minutes, ils revécurentl’épouvante et l’horreur de jadis : l’ineffaçable empreinte dela terreur. Ils se revirent sur les tabourets, garrottés,bâillonnés. Le hideux, l’inoubliable rêve de leur adolescence, àjamais imprimé dans leurs cervelles, ils en subirent les phasesdiverses, les effroyables péripéties, jusqu’à la seconde de ladélivrance, jusqu’à cet instant où l’enfant mort, étendu sur latable de marbre, se levait – autre cauchemar ! – et tranchaitleurs cordes, et les délivrait, et les poussait dehors !

Avec l’abominable sensation, le nom du morts’était gravé, taillé dans leurs mémoires comme dans un granit. Cenom, pour la première fois, ils l’entendaient prononcer, avec lamême intonation de bataille, la même voix frissonnante de vie,d’espoir, d’inconsciente gaieté… Lentement, l’impression se fondit,s’estompa.

Ils se retrouvèrent en ligne devant lechevalier effaré.

Ils tremblaient encore et s’essuyaient lefront. Il eût pu, dans l’une quelconque de ces mains, prendre ladague, les égorger tous trois, ils n’eussent pas résisté.Brancaillon bredouilla :

– Êtes-vous vraiment Passavant ?Passavant le Hardi ?

– Eh ! bélître, fit le chevalier,qui te permet d’en douter ?

Ils se turent. De lentes et lourdes pensées,quelques instants, évoluèrent en rampant au fond de leurs cerveaux.Et Brancaillon, timide :

– Vous n’êtes donc pas« mort ?… » Vous n’étiez donc pas« mort ? » En ce temps, vous étiez« mort ». Et vous voici « vivant ». Est-ce bien« vous ?… » Êtes-vous bien « lui ? »Je ne…

– Tu ne comprends pas, hein ? dit lechevalier.

– Non, répondit simplement.Brancaillon.

– Moi non plus, dit Passavant. Je veuxêtre écorché si je comprends. Pourquoi ne me tuez-vouspas ?

– On ne tue pas les morts, dit Bragaille,qui se signa.

De nouveau le silence pesa sur le groupe.Passavant frémissait. Il soupçonnait qu’il avait affaire à desfous.

Bruscaille s’avança de deux pas, après s’être,à voix basse concerté avec ses deux acolytes.

– Écoutez, dit-il. Ceci est uneincroyable aventure et il faut que nous sachions qui vous êtes.

– Encore ? Mais, par la Croix-Dieu,je suis Passavant, mes drôles !

– Oui, mais êtes-vous le mort ?Voilà ce qu’il faut savoir. L’histoire que je vais vous dire,jamais nul ne l’a sue. Entre nous, jamais nous ne la répétons, etpourtant elle est présente à nous en chaque instant de notre vie.Qui voudrait y croire ? Nous-mêmes, c’est à peine si nous ycroyons, et pourtant nous portons en nos cœurs une épouvante qui nefinira qu’avec nos vies. C’est à cause de cette histoire queBrancaillon s’enivre tous les soirs, à l’heure où les ténèbresdeviennent assez épaisses pour abriter des fantômes, et queBragaille va tous les matins prier au maître-hôtel de Saint-Jacquesde la Boucherie, et que moi qui vous parle j’ai les cheveux grisavant l’âge. C’était donc en nonante-cinq du siècle dernier, aumois de juin.

À cette date qui lui était ainsi jetée,Passavant redressa vivement la tête et examina curieusement lestrois spadassins.

– Tous trois, nous fûmes saisis. Toustrois nous fûmes amenés quelque part dans la Cité. Nous étionsinsoucieux, jeunes, hardis, rieurs. Et le lendemain, nous étions àjamais inquiets, vieillis, tremblants et tristes ; c’est quenous avions dès lors une compagne, une rude compagne : laPeur. Tenez, elle est ici en ce moment avec nous. Elle s’estpenchée sur nous quand nous étions enchaînés sur nos escabeaux.Elle nous est entrée dans la peau quand le maudit, se promenantdans son antre, nous disait de prendre patience, parce que le mortallait venir, et…

– Et le mort est venu ? interrompitPassavant. Il est venu sur les épaules d’un homme qui l’apportatout ruisselant d’eau, tout raide, tout pareil à uncadavre ?

Les trois spadassins reculèrent.

Passavant était pâle. L’évocation de la scènede la Cité faisait trembler ses nerfs. Il continua :

– Et vous, vous regardiez comme onregarde sans doute dans la nuit de la tombe. Vous regardiez le mortsur la table de marbre, vous regardiez le sorcier qui approchait sagriffe d’acier ?

– Oui, oui ! grondèrent lesestafiers livides.

– Et le mort s’est levé ! Il vous adélivrés, il vous a conduits à travers les trois salles jusqu’à laporte, jusque dans la rue aux Fèves – et vous vous êtes sauvés. Jevous reconnais. Vous êtes les trois vivants !

Ils se regardèrent un instant et tous troisdirent ensemble :

– C’est lui ! C’est notresauveur !

Dans la même seconde, tous trois tombèrent àgenoux et se découvrirent. La tête nue, ils se courbèrent devant lechevalier.

– Allons, debout ! dit Passavant,bouleversé d’émotion devant cette explosion de reconnaissance naïveet profondément sincère.

Ils obéirent, et brusquement ils éclatèrent derire. Bruscaille disait :

– Jamais nous ne nous racontionsl’histoire, mais nous parlions de vous, monseigneur.

– Tous les jours, fit Bragaille. Vousétiez présent parmi nous.

– Je leur disais que vous aviez dompté lesorcier ; ils ne voulaient pas le croire, dit Brancaillon.

– Vous ne voulez donc plus me tuer ?dit Passavant.

– Vous tuer ! se récrièrent-ils.

– Pourquoi faire ? ditBrancaillon.

– Cette porte donne sur une cour et de làsur la rue, vous la franchirez quand vous voudrez, ditBragaille.

– Eh bien ! ouvrez-la-moi, car jevous cache pas, mes braves, que j’ai un rendez-vous pressé.

– Tout à l’heure ! fit Bruscaille.Vous tuer ! Pour qui nous prenez-vous ? Parce que nousavons plaisanté tout à l’heure, vous croyez…

– Silence ! gronda Bragaille, lamain levée.

La porte du haut de l’escalier venait des’ouvrir et de se refermer.

– C’est le duc, murmura Brancaillon enpâlissant.

Bruscaille se pencha à l’oreille de Passavant,et d’une voix précipitée :

– Il y a deux cents hommes d’armes dansl’hôtel ; dans cinq minutes nous les aurons sur le dos et nousserons exterminés tous les quatre. Voulez-vous avoirconfiance ?

Passavant le regarda dans les yeux, etrépondit :

– Oui !…

– Merci ! Je suis à vous pour lavie, à cette heure. Vite ! Entrez là-dedans !

Là-dedans ! C’était un sac ! Le sacdans lequel on devait mettre le cadavre pour le porter à la Seine.Bragaille avait déjà saisi l’intention de Bruscaille et présentaitle sac tout ouvert.

Jean sans Peur descendait !…

Lentement, écoutant à chaque marche, ildescendait… pour voir.

– C’est fini, murmura-t-il, je n’entendspas de bruit.

Il ouvrit la porte, – et tout de suite, sonregard tomba sur une forme oblongue, allongée contre le mur dufond, et recouverte du sac solidement noué à l’ouverture. Malgré safroide férocité, le duc de Bourgogne eut un frisson. Il demeura uneminute sur le seuil, pensif, se disant peut-être que ce jeune hommesi riche de vie et de générosité ne lui avait rien fait…

– Il possédait un secret qui tue !se dit-il comme pour se répondre. – Est-ce fait ? demanda-t-ilà haute voix, feignant de n’avoir pas aperçu le sac.

– Voyez, monseigneur, dit Bragaille endésignant du doigt la forme rigide.

Jean sans Peur hocha la tête. Puis, lentement,il regarda autour de lui, inspecta la salle, comme pourreconstituer la bataille. Soudain, il saisit Brancaillon par lebras, et :

– Quoi ! Pas une goutte de sang surles dalles ? Que s’est-il passé ?

Brancaillon demeura hagard, la langue colléeau palais, incapable de trouver un mot de réponse. Il était livide,la sueur lui coulait du visage à grosses gouttes. Bruscaille fit unpas en avant.

– Pas de sang à vos dagues ? répétaJean sans Peur.

Bruscaille saisit le poignet de Brancaillon etle leva en disant :

– Regardez ce poing, monseigneur.

– Ah ! ah ! fit Jean sansPeur.

– Cela vaut mieux qu’un coup dedague…

Brancaillon, voyant le regard d’admiration deson maître, retrouva la parole et dit :

– Un jour, à la halle, j’ai abattu unbœuf d’un seul coup de ce poing.

– Comment cela s’est-il fait ?demanda Jean sans Peur à Bruscaille.

– Voilà, monseigneur, s’empressa derépondre Brancaillon plein d’orgueil. Vous connaissezCaboche ? Le boucher Caboche, monseigneur ? Ehbien ! ce bœuf…

– Tais-toi, interrompit Bruscaille. Cen’est pas cela que Monseigneur veut savoir. Brancaillon s’est placéderrière la porte entr’ouverte. Nous deux, ici, la dague au poing.L’homme nous a vus et a marché sur nous. Alors le poing deBrancaillon s’est levé et s’est abattu, han ! d’un seulcoup : c’était fini. Voilà.

Le duc de Bourgogne eut un geste desatisfaction. Il détourna les yeux du sac et s’en retournalentement. Au moment de franchir la porte de fer, sans tourner latête, d’une voix sourde :

– Portez-le où vous savez. Que tout soitfini dans une heure.

Brancaillon fit deux pas rapides vers le duc,et avec un large sourire :

– Avons-nous le droit de plonger la maindans le sac ?

– Quoi ? fit le duc qui tressaillitviolemment à cette question macabre.

– Le sac ! reprit Brancaillon avecson sourire béat. Le sac d’or, là-haut…

Jean sans Peur respira.

– C’est chose promise, dit-il.

Et il monta l’escalier tournant. Quelquesinstants plus tard, Bruscaille s’élançait à son tour. Bientôt, ilrevenait armé d’une énorme clef. La porte du fond fut ouverte.Bragaille et Brancaillon saisirent le sac, l’un par les pieds,l’autre par les épaules. On longea un couloir au bout duquel on setrouva dans une petite cour. Là, il y avait une poterne. Un gardemuni d’une lanterne l’ouvrit, éclaira un instant le groupe desnocturnes porteurs, et ricana :

– Bon voyage !…

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