L’Hôtel Saint-Pol

XXI – DES VISIONS

Il paraît que le fripier amené par maître LePoingre était en effet capable d’habiller un prince. Le lendemainsoir, à neuf heures, Passavant était prêt déjà. Bien qu’il eût,contre le goût du jour, choisi un costume de couleurs sobres ilavait fort bonne mine et ne laissa pas que de s’admirer quelquepeu.

Il se mit en route et à l’heure fixée seprésenta à la grande porte de l’Hôtel Saint-Pol, où l’attendaitBois-Redon. En traversant cette voûte sombre et froide, lechevalier ne put se défendre d’un frisson. Il avait passé par làdouze ans avant, entre deux lascars qui le tenaient par les bras,et Saïtano derrière lui ! Son cœur battit à grands coupslorsque Bois-Redon le prit par le bras, et sa gorge se serra.

– Quoi ? fit-il en se reculant.Quoi ?

– Rien, dit Bois-Redon étonné. Je vousdonnais le bras… Geste amical.

– Amical… Ah ! oui, fit Passavantqui s’essuya le front.

Bois-Redon le conduisit à travers ce jardin oùCharles V, père du roi régnant, avait fait planter de beauxarbres fruitiers. L’Hôtel Saint-Pol était un océan de ténèbres.De-ci, de-là, se mouvaient confusément, avec de vagues apparencesindescriptibles, des ombres qui semblaient fuir.

– Des gardes, expliqua Bois-Redon. Nefaites pas attention.

Passavant eut un grognement d’approbation,mais chaque fois qu’il entrevit une de ces formes indistinctes, samain, d’un mouvement tout nerveux, se crispa à la poignée de sadague.

Brusquement, au détour d’une masse énorme etsombre, dans la lumière jaillie des fenêtres, apparut la façade dupalais du roi. Presque aussitôt, le chevalier se vit montant unlarge escalier parmi des gens qui riaient, jacassaient, et, tout àcoup, une porte franchie, il se vit englouti dans une foule quiévoluait lentement sous l’éclat des multitudes de cire. Il seretourna pour dire un mot à son guide, ou tout au moins le voir,enfin s’assurer qu’il n’était pas seul – mais Bois-Redon avaitdisparu.

La salle était immense. Des tapisseries, entreles demi-colonnes appliquées aux murs, tendaient les panneaux. Desfers forgés, chimères qui s’accrochaient aux murailles en desattitudes étranges, portaient les cires d’où s’échappaient avec laflamme de légères vapeurs odorantes. Et d’autres parfumss’épandaient dans l’atmosphère lourde. Une musique aux rythmeslents et languides venait, on ne savait d’où, et il semblait auchevalier que cela faisait des parfums harmonieux, ou des mélodiesde parfums. Il y avait des fleurs un peu partout, probablementpoussées à grands frais dans les serres de la reine. Dans lesprofondes embrasures des fenêtres, encadrées de brocartsmiroitants, des tables supportaient en quantité de fines etdélicates pâtisseries que des jolies femmes grignotaient du boutdes dents, et des flacons de vins clairs, pétillants, dont ellesversaient l’or mousseux dans l’or d’un ou deux gobelets qu’elles serepassaient, buvant au même, car en ce temps à la fois raffiné etbarbare, on n’avait pas établi l’usage qu’il fallût un verre pourchaque buveur.

Une fièvre mettait d’ardentes rougeurs auxpommettes des joues du chevalier, et ses tempes battaient. Ilsentait son cœur bondir dans sa poitrine. Il lui parut qu’on venaitde le jeter soudain dans un monde inconnu qu’il n’eût jamaissoupçonné. Les parfums l’étourdissaient. La musique le grisait.

Et cependant, par une sorte d’orgueil, ils’efforçait à ne point s’étonner, ou tout au moins à ne pasparaître étonné. Nul ne faisait attention à lui, et cela lui fut unindicible soulagement. Vers le haut de la salle, près d’une porte àdouble battant alors fermée, il y avait une estrade élevée d’uneseule marche et tendue de velours bleu. Sur cette estrade, deuxfauteuils vides.

Ce fut de ce côté qu’il se dirigea.

Avidement, il cherchait la princesse quil’avait appelé à l’Hôtel Saint-Pol. Son regard fouillait lesmultitudes, avec l’angoisse de la voir, elle aussi, au bras dequelque gentilhomme. Pourquoi ? Était-ce donc jalousie ?Quelque sentiment plus fort que sa volonté se levait donc peu à peudans son cœur ou dans son esprit affolé ?

Il la cherchait, et ne la voyait pas…

Et à mesure que les minutes glissaient, plusardente se faisait la musique, plus libres se faisaient les gestes,les voix montaient, les yeux dardaient de soudaines flammes.

Des rires violents fusaient, parmi de nerveuxéclats de voix, et le bruissement léger de tout à l’heure devenaitune rumeur, les parfums étaient plus âcres, et plus lourdel’atmosphère.

Çà et là, il vit s’échanger de rapides, defurtifs baisers, et nul ne s’étonnait. Nul ne prenait garde quetoutes ces jolies femmes maintenant plus belles semblaient s’offriraux regards avec des provocations impurement gracieuses.

Et lui aussi subissait le coup de folie de lamerveilleuse fête nocturne. Lui aussi comprenait que sonimagination s’exaltait. Il voulait lui aussi serrer dans ses brasune de ces tailles fines, murmurer des paroles qu’il ignorait, – etil cherchait la princesse.

Tout à coup, ce monde exorbitant qu’il neconnaissait pas s’immobilisa. Ce fut pour lui une sensationextravagante, presque douloureuse. Il vit cette foule se figer surplace comme un régiment de marionnettes dont les ressorts sefussent brisés soudain, tous ensemble. Il vit toutes les têtes sepencher, tous les sourires se fixer, toutes les attitudes diversesmuées en une unique attitude de révérence…

La porte à double battant venait des’ouvrir…

Un huissier, d’une voix qui résonna avec dessonorités d’airain, lança à toute volée :

– La reine ! Place à lareine !…

Isabeau ! Cette formidable Isabeau dontGringonneur lui avait tracé l’effrayant portrait ! Lechevalier se retourna tout d’une pièce pour la voir, et il futpétrifié…

La princesse du bois de Vincennes, c’était lareine !

Les pages et les demoiselles d’honneur déjàs’étaient rangés autour de l’estrade sur laquelle Isabeau, d’un pasrapide, était montée. Elle apparut là, un instant, plus belle, plusradieuse, plus évocatrice de volupté, plus hardie aussi qu’aucunede ces femmes dont quelques-unes étaient si belles. Et elle étaitaussi la plus somptueuse de costume. Un instant, donc, elle dominala foule à demi prosternée, pareille à quelque figuration d’uneVénus jetant sur le monde le regard despotique de l’amour. Maispresque aussitôt, de cette voix chaude, grave et suave qui faisaitgrelotter les cœurs :

– Hé quoi ! Faut-il que ma venuearrête les ébats de tant de nobles et beaux danseurs ?Oh ! je ne prétends être ici que l’une de ces heureusesdemoiselles, et je ne demande que ma part de plaisir…

Un frémissement courut sur les multitudes,comme ces souffles des vents d’été qui rident la face de l’Océan,et il y eut comme un soupir immense d’adoration. Et dans le mêmeinstant, plus joyeuse, plus ardente, se refit la mêlée des coupleset des groupes.

Le sourire d’Isabeau rayonna.

Et tout à coup, le chevalier de Passavant sesentit défaillir. Elle descendait de l’estrade. Elle venait à lui.Elle s’approchait, si belle, si gracieuse, et si majestueuse à lafois que dans son cœur il cria :

– Ah ! misérable imposteur ! Jete rentrerai tes insultes dans la gorge, maîtreGringonneur !

Et elle disait :

– Je veux, ah ! je veux me mêleraussi à de si charmants ébats. Quoi ! Personne pour conduireune pauvre princesse ? (Cent mains frénétiques se tendaient,implorantes, vers elle.) Votre main, monsieur !

Il y eut un recul. Mille regards terribless’appesantirent sur le chevalier de Passavant : c’était luil’élu de la reine ! Sa main trembla lorsqu’elle y appuya lasienne. En un temps inappréciablement court, une sourde rumeur sepropagea d’un bout à l’autre de la salle immense. Les questions àvoix basses, les sarcasmes, les défis murmurés. « – Quiest-ce ? – Un inconnu ? – D’où sort-il ? Sonnom ? – Le nouveau favori ? » Passavant, àl’instant, retrouva son sang-froid. Son regard répondit auxregards. Des yeux, il accepta les défis furieux.

Isabeau fit ainsi le tour de la salle. Jamaiselle n’avait distribué autant de sourires, laissé tomber de plusgracieuses paroles sur chacun de ses adorateurs enivrés. Mais, pourla première fois, depuis bien longtemps, on la vit alors prendreplace sur le fauteuil de l’estrade sans se mêler aux danses, auxentretiens libres, ah ! libres d’une effrayante et charmanteliberté…

Passavant s’était arrêté à l’estrade.

La reine eut un coup d’œil. Cela suffit. Toutle monde s’écarta à respectueuse distance.

– Chevalier, dit alors Isabeau, voussavez maintenant quelle princesse vous avez sauvée. Je n’ai pu,hier, vous remercier comme il convenait. Vous avez risqué votrevie…

– Madame, dit Passavant enfiévré, ma vievous appartient.

– Ah ! vous me dites ce qu’ilsdisent tous !

– Je le dis parce, que cela est. Un jour,il y a bien longtemps de cela, vous avez recueilli une petite filleexposée. Vous vous êtes penchée sur elle comme un ange. Vous avezfait une douce mort à l’enfant que rien ne pouvait sauver.Figurez-vous, madame, cette enfant, c’était ma sœur… Vous voyez, mavie vous appartient.

Isabeau avait écouté avec une intenseattention. Un trouble indicible la faisait palpiter, et nul n’eûtpu dire si c’était la voix ou bien les paroles de Passavant qui lafaisaient frémir.

– Qui vous a conté cela ?dit-elle.

– Un homme qui habite dans la Cité, versle milieu de la rue aux Fèves.

Isabeau tressaillit. Le chevalier vit qu’ellepâlissait un peu. Lentement, elle étendit son bras pareil à unmarbre et prononça :

– Celui-ci ?…

Passavant se retourna avec un frisson. À dixpas de lui, il vit un homme tout enveloppé de rouge, immobile,haute silhouette impressionnante, et qui le regardait. Il était là.Passavant ne l’avait pas vu depuis qu’il était dans cette salle.Mais il était là, au milieu d’un grand vide, et le chevalier vitque les femmes regardaient cet homme avec une terreur qu’ellescherchaient à peine à cacher.

– C’est lui ! dit-il.

Saïtano s’avança. Il portait un magnifiquecostume de velours noir. L’épée de cour était fixée à sa ceintureconstellée d’émeraudes. Mais tout cela s’enveloppait dans les plisd’un manteau de soie rouge. Il s’avança donc jusqu’à la reine,s’inclina et dit :

– Le chevalier de Passavant a bonne etreconnaissante mémoire, madame. Il sait que vous avez tenté desauver la petite fille. Il s’en souviendra…

– Oui, certes ! dit ardemment lechevalier.

– Il a bonne mémoire, continua Saïtano.Il se souvient qu’une nuit, il y a douze ans de cela, je l’ai tenu,mort, sur ma table de marbre.

La reine devint livide. Passavant eut la vagueimpression qu’il se jouait près de lui, et pour lui, il ne savaitquel terrible drame. Saïtano acheva :

– Il se rappelle cela… et il m’apardonné !

Saïtano s’inclina profondément puis se recula.Quand le chevalier tourna la tête vers lui il avait disparu. Alorsil lui sembla qu’un malaise l’écœurait et que la mort, tout à coup,venait de le toucher au front. Il leva les yeux vers la reine etsaisit dans son œil sombre une si lugubre expression de menace que,d’instinct, il se raidit, la main à la garde de la rapière, prêt àtout ! Isabeau, brusquement, d’une voix altérée,parla :

– Pourquoi avez-vous dit que vous n’étiezpas le fils de Passavant-le-Brave ? Pourquoi maintenantdites-vous que cette petite fille était votre sœur, alors quec’était l’enfant de Laurence d’Ambrun recueillie par votre mère età qui vous donniez, vous l’hospitalité au logisPassavant ?

Cette voix secoua le chevalier. Une rafale deterreur passa sur lui. Mais se redressant, tête à l’orage qu’ildevinait, la physionomie changée, hérissée de menace et dedéfi :

– Pourquoi, madame ? C’est que j’aiété saisi, enfant, sans savoir pourquoi, et jeté au fond de la tourHuidelonne où je suis resté douze ans ! C’est que j’ai eupeur, je l’avoue, de retomber sous la griffe de ceux qui n’ont pascraint de murer un enfant tout vif dans une tombe ! C’est quede cette tombe je suis parvenu à sortir par un miracle dont Dieuseul peut-être sait le secret et que je croirais presque commettreun sacrilège en me livrant de nouveau à ceux qui m’ont volé douzeans de ma vie ! Pardonnez-moi, Majesté ! Et tenez compteque, connaissant depuis si peu de temps l’existence, l’air, lalumière et le soleil, j’ai si grand désir d’en voir et d’en savoirun peu plus avant de mourir…

– Ces gens ! dit Isabeau haletante.Ces gens dont vous parlez, désignez-les-moi !

– Je ne les connais pas.

– Vous ne les connaissez pas ?gronda Isabeau.

– Non, Majesté, non. Sans quoi, je neserais pas ici. Je serais à leur poursuite. Et si loin qu’ilsaillent se cacher, je les trouverai, je vous jure ! Et quandje les aurai trouvés, c’est leur sang, goutte à goutte, qui paierales heures de vie qu’ils m’ont prises ! Non, Majesté, je neles connais pas !

Isabeau parut respirer. Les palpitations deson sein s’apaisèrent. Elle jeta sur le chevalier quelques regardsfurtifs, d’une indéfinissable expression. Peut-être sedemandait-elle si elle ne devait pas le rejeter dans la Huidelonneou le livrer au poignard de Bois-Redon. Mais sans doute, il y avaiten elle un autre sentiment qui la dominait, un de ces sentimentsqui se levaient et se développaient dans son ardente imagination,avec la rapidité des cyclones.

Elle reprit ce sourire d’enchantement qui luidonnait une irrésistible force de domination.

– Je regrette, dit-elle, de ne pas lesconnaître. Je les eussent punis, moi, et plus sévèrement que vousne pourrez jamais le faire. Il est juste que je protège cette vieque vous avez exposée pour moi…

– Cette vie vous appartient, madame,répéta simplement le chevalier. Ah ! Majesté, continua-t-ild’un accent de frémissante émotion, vous dites qu’ils vous parlenttous ainsi… Mais moi, c’est avec mon cœur, avec mon cerveau, avectout mon être, que je vous le dis. Pour ce que vous avez fait àRoselys, madame, je vous offre ma vie…

La reine tressaillit. Une flamme sombreéclaira une seconde ses yeux profonds, et elle murmura :

– Pour ce que j’ai fait àRoselys !…

De terribles pensées l’assaillirent. Si ce nefut pas le remords, ce fut sans doute la terreur, et peut-être luisembla-t-il que le destin lui donnait alors un avertissement.L’instant d’après, elle avait rejeté ces idées. Roselys étaitmorte ; Saïtano le lui avait affirmé.

– Vous m’offrez votre vie, dit-elle. Jela prends. Êtes-vous donc décidé à me défendre si je suis menacée,à placer entre le malheur et moi la vivante cuirasse de votre cœurfidèle ?

– Ordonnez, Majesté ! dit Passavantenivré.

Elle se pencha, baissa la voix, l’enveloppades effluves de sa caresse.

– Êtes-vous décidé à frapper mesennemis ?… Dites ?… Écoutez, il y a à Paris, quedis-je ? il y a à l’Hôtel Saint-Pol un être qui est ladamnation de ma vie. Plus de repos pour moi. Je sens que cet êtrem’a condamnée à mort. Je sais que je tomberai sous ses coups. Parle fer ou par le poison, je serai atteinte. Le crime est là, dansla royale demeure, qui me guette. Voulez-vous me sauver ?…

– Je le veux ! dit ardemment lechevalier.

– C’est une femme, continua Isabeau d’unevoix plus basse.

– Une femme !…

– Déjà, vous hésitez ! Parce quec’est une femme ! Parce que je ne puis l’atteindre !Parce que celui qui osera toucher à cette femme, à cette fillehypocrite, scélérate, encourra la mort ! Vous reculez, et vousdites que votre vie est à moi !…

– Une femme, Majesté, bégaya lechevalier.

– Oh ! n’ayez pas peur, il y a deshommes autour d’elle, et il vous faudra tirer l’épée. Il y asurtout le vieux Champdivers, qui est un rude dragon, je vous enpréviens, car il a déjà mis à mal trois de mes plus fidèles amis,un soudard, une lame vivante, un terrible pourfendeur de crânes.Tuez-moi celui-là… et ensuite, pour la fille, nousverrons !

– Épée contre épée, madame, s’il en estainsi, je me fais votre chevalier. Cet homme, je le provoquerai etil mourra de ma main puisque vous me dites qu’il veut votre mort.Mais cette fille… ne puis-je la connaître ?

– Je vous la montrerai, dit-elle.« Odette est perdue », ajouta-t-elle en elle-même.

Elle tendit sa main au chevalier qui s’inclinaet la baisa, et une secousse l’ébranla de la tête aux piedslorsqu’il sentit que cette main s’appuyait violemment sur seslèvres.

– Allez, dit-elle de sa voix enivrante.Tenez-vous prêt. Jour et nuit, attendez mon messager. Lorsqu’ilviendra vous chercher, c’est que l’heure de combattre sera venue…l’heure de me sauver, ou de mourir. Quant à la fille, je vous lamontrerai dès demain. Car demain, chevalier, je vous attends nonpas ici dans le palais du roi, dans cette foule où je n’ai pas unseul ami véritable, mais dans mon palais à moi, et alors, seule àseul, je pourrai mieux me faire comprendre, et vous saurez qui estIsabeau de Bavière…

Sur un dernier geste d’Isabeau, le chevalierde Passavant se recula, et aussitôt l’espace vide fut comblé ;un remous porta aux pieds de la reine le flot d’ardente passiondont chaque goutte était un homme.

– Qui est-elle ? songeaitPassavant.

Il se perdit parmi les tourbillons.

– Est-elle vraiment une strigeaffreuse ? songeait le chevalier. Tuer !… Moi !…Tuer une femme !… Et même épée contre épée, que m’a-t-il fait,ce Champdivers ?…

Son esprit s’exaltait ; des lavesbrûlantes coulaient dans ses veines ; la fièvre énorme qu’ilrespirait s’infiltrait en lui. Et maintenant, il n’était plusl’inconnu. De hauts seigneurs lui parlaient, espérant être vus dela reine tandis qu’ils souriaient au favori. Des invitations, desubtiles félicitations, de sourdes menaces dans un compliment. Detrès jolies femmes lui faisaient des mines très douces, lefrôlaient au passage. Et lui, éperdu, se disait :

– Elle est la fée enivrante dont leregard a brûlé mon sang. Et si elle est menacée comme elledit ? Elle a sauvé Roselys. Ne lui dois-je pas ma vie ?N’est-ce pas chose promise ?

Par dessus des épaules nues qui cherchaient àle heurter, il regarda au loin, vers l’estrade, et vit que, denouveau, le vide s’était fait autour d’Isabeau. Un homme vêtu avecune royale magnificence lui parlait à voix basse. Le chevalierreconnut le duc de Bourgogne. Il eut au cœur la brûlure d’un ferchaud. Ils se chuchotaient des choses. Quoi ? Il eût donnédeux ans de sa pauvre vie encore si courte pour le savoir. Ilvoyait le sourire de la reine et son regard de flamme. Sûrement,ils parlaient d’amour. Terribles amours, alors ! Car voici lesparoles qu’ils échangeaient :

« La reine » – Demain, à la nuit,Louis d’Orléans sera chez moi. Je le renverrai à onze heures. Pourregagner son hôtel, il faudra qu’il passe par la rueVieille-Barbette…

« Jean sans peur » – Demain, à onzeheures, il y aura quelqu’un d’aposté rue Vieille-Barbette…Quelqu’un dont l’épée ne pardonne pas.

« La reine » – Il ne fautpas que ce soit un homme de votre maison.

« Jean sans peur » – Il n’est pas dema maison. S’il est saisi, nul ne saura que c’est moi qui ai armél’homme et nul ne saura que vous avez armé ma haine.

Voilà ce qu’ils disaient, parmi des sourirestrès doux et des regards d’amour qui faisaient frissonner lechevalier de Passavant. Les milliers de passions éparses dansl’atmosphère langoureuse et lourde provoquaient en lui la passion.Il souffrait de ces sourires d’Isabeau pour Jean de Bourgogne. Lacrise de jalousie se déchaîna en lui, sa tête s’égara, il marchasur Isabeau.

Dans ce moment, comme tout à l’heure, la voixaux sonorités d’airain domina le tumulte :

– Le roi ! Le roi ! Place auroi !…

Mais cette fois, la multitude bruissante etchatoyante ne se figea pas dans l’attitude d’adoration. À peine lerespect accordé à ce roi comme une aumône baissa-t-il d’un tonpendant quelques secondes la voix des ivresses éparses.

Charles VI entra précipitamment, courut àl’estrade, se laissa tomber dans son fauteuil, jeta un long regardsur la salle et, se renversant au dossier, éclata de rire.

Jean sans peur s’était reculé. Tout le mondeput le voir se diriger, tout souriant, vers une partie de la salleformant une sorte de retrait, et où, joyeuse, animée, passionnée,mais plus délicate de pensée et de geste, plus noble d’attitude, setenait à l’écart une petite assemblée devisant de choses légères etgracieuses. Le maître de ce petit monde à part, élégant, doucementsceptique, ne croyant même plus aux fortes passions qui grondaientautour de lui, c’était Louis d’Orléans. Le frère du roi tenait làsa cour. Tout le monde, disions-nous, vit donc le duc de Bourgognemarcher à Louis d’Orléans, et lui donner la main – geste d’amitiédont l’usage, semble-t-il, fut apporté alors par les Anglais,maîtres d’une partie du royaume. On les vit s’asseoir côte à côte,se parler à l’oreille, rire de ce qu’ils se disaient… Laréconciliation était complète, sincère, loyale.

Quelqu’un regardait cela de loin, l’espritperplexe, la physionomie masquée de joie.

C’était le duc de Berry. Il était évidemmentradieux. Il n’avait que d’aimables paroles pour quiconques’approchait de lui. D’un mot ambigu, il laissait tomber unepromesse. Il distribua ainsi près de cinquante mille écus d’or,cent grades, emplois à la cour, abbayes, gouvernements. Effroyableétait son anxiété, pendant qu’il cherchait à s’assurer despartisans sûrs et fidèles par les moyens qui, de tout temps, ontété employés – les seuls qui créent des amitiés là où l’air esttrop empesté pour laisser fleurir l’amitié. Et tandis qu’ilsouriait, heureux, tranquille, sûr de sa puissance, il se disaitavec effroi :

– Que se disent-ils ? Orléans etBourgogne unis, c’est ma mort ! Que complotent-ils ?

Le duc de Berry se retourna, ne pouvant plussupporter le spectacle des gracieusetés dont s’accablaient le frèredu roi et Jean de Bourgogne.

Il vit le roi tout seul sur son estrade, seul,affreusement seul, pitoyable marionnette que la couronne qu’ilavait mise faisait plus sinistre.

– Eh bien ! gronda-t-il, contreOrléans et Bourgogne, unissons Valois et Berry !

Il se dirigea vers Charles VI.

Le roi était seul, comme l’avait vu le duc deBerry. En effet, Isabeau l’avait un instant examiné avec uneperverse curiosité, sans que Charles eût paru la remarquer. Sansdoute, elle entrevit on ne sait quoi de proche. Elle eut ce sourireterrible qui avait de si incroyables similitudes avec le retroussisde lèvres de sa tigresse Impéria. Elle se leva et l’infinimentgracieux dessin de sa révérence au roi s’érigea en lignes fuyantes.Le roi ne la vit pas. Elle descendit.

L’instant d’après elle était près dePassavant. Sa main délicate s’appuya au poing du chevalier soudaincalmé. Elle reprit, comme un entretien que rien n’eûtinterrompu :

– Donc, votre vie est à moi…

– À vous, dit-il enivré.

– Votre pensée, votre force, tout. Sansdiscussion avec vous-même, bien ou mal, vous vous donnez à moi…

– Je me donne, prononça-t-il d’une voixfaible. Sans discussion. Quoi que vous vouliez, vous, ce ne peutêtre que bien, même si cela me paraît mal, et je le veux…

Elle l’embrasa d’un regard. Il tressaillit àce choc de flamme.

– Mon ennemie, vous la détruirez. L’Hommequi la garde et la fait invincible, ce dragon de la féemalfaisante, ce Champdivers, vous le tuerez. Et quant à elle, jevous ai dit que vous la verriez demain. Mais attendez. Peut-êtreallez-vous la voir tout à l’heure…

Ils se perdirent dans le tourbillon desgroupes.

Le duc de Berry, donc, s’approcha du roi, dufantastique roi de France, tout seul, là-bas, sur l’estradevide.

– Sire, dit le duc de Berry, cettecouronne…

Le roi porta vivement la main à son front.

– Quoi ? fit-il.

– Ne vous semble-t-il pas qu’elle estdéplacée au milieu de cette fête ? Ah ! sire, voyez enmoi, qui seul ose vous parler à cœur ouvert, le sujet le plusdévoué. Cette couronne, sire, objet de tant de convoitises, je mesuis institué son gardien fidèle. C’est pourquoi je parle à VotreMajesté et je lui dis : Sire, respectez la couronne de France,si vous voulez qu’elle apparaisse aux yeux du monde ce qu’elleest : l’insigne du pouvoir que Dieu a délégué à un homme…

– Quoi ? répéta Charles.

Le duc de Berry dissimula un geste de rage quilui échappait.

« Je suis aussi insensé que lui !songea-t-il. Chercher un tel appui contre cette formidable union deBourgogne et d’Orléans probablement inspirée contre moi par lareine ! » – Sire, je voudrais vous parler seul à seul. Ilse passe d’étranges choses à votre cour. Si Votre Majesté voulaitregagner ses appartements, je m’empresserais de lui soumettre mesréflexions, résultante de mes veilles, de ma sollicitude.

Charles jeta un long regard sur la multitude,et murmura :

– Je crois que vous parliez de macouronne, mon oncle. Elle est lourde à mon front…

– Déposez-la, sire !

Le mot à double entente, à double détente,échappa au duc de Berry.

– Lourde à mes pensées, continua le roi.Ô mes sombres pensées qui se dressent dans ma tête, pareilles à desfantômes ! Avez-vous vu des fantômes, duc ? Moi j’en aivu. Ce sont des grimaces. Tout leur être n’est qu’une grimace dedouleur. Leurs yeux sont vides. Leurs gestes ne sont quedésolation. Je vous dis que je les ai vus. Et mes pensées sonttoutes pareilles à eux.

– Calmez-vous, Sire. Rentrez. Je vousparlerai…

– Taisez-vous et allez-vous-en. Je veuxêtre seul pour voir mes pensées.

Si peu roi que fut Charles, il était roi. Ilavait dit : Je veux. Le duc de Berry s’inclina très bas,marmotta quelque chose encore où il était question de couronne,d’entretien particulier et de dévouement, et il s’enfonça dans lefourré des foules, l’âme pleine de terreur, de rage, de fureur.

Le roi songeait.

– Lourde… combien lourde ! Est-ce del’or ? Est-ce du fer ? Qu’importe, c’est un métalsournois et lâche qui vous rafraîchit d’abord le front, pour semettre ensuite à le serrer jusqu’à faire éclater la tête. Pourquoiune couronne, « à moi » et non à d’autres ? Quel malai-je fait pour être condamné à la couronne ?

Il se mit à trembler. Le frisson glacial de lacrise courut le long de son échine. Il résistait pourtant, essayaitencore de vaguement diriger sa pensée insurgée.

Et tout à coup, il fut debout, écumant, ethurla :

– Pourquoi une couronne à moi et non àvous ?

Ce fut un coup de tonnerre dominant le tumulted’une bataille. Il y eut dans la salle immense, où l’orgie battaità tous les angles ses ailes de flamme, le silence morne etstupéfait de fous brusquement ramenés à la raison. Et la sensationfut inoubliable, sinistre, macabre, – la sensation que tous cesêtres raisonnables, hommes, femmes, princes, ducs, capitaines,c’étaient des fous, et que lui, le fou, c’était, dans cetteassemblée de délire, le seul être raisonnable. La voix du fou,comme un grand courant d’air pur, balayait l’ivresse. Ilreprit :

– Et pourquoi des couronnes ? Quiest le maître ? Est-ce moi ? Est-ce vous ? Personnen’est maître ! Je le sais et les fantômes de mes nuits mel’ont dit. Maîtres ! dit-il avec un rire strident. Maîtres dequoi ? De qui ? Et qui a décrété que quelqu’un seraitmaître ? Parlez, je veux savoir ! Vous vous taisez,Bourgogne ! Berry ! Orléans ! Vous tous qui voulezêtre les maîtres, vous ne pouvez dire pourquoi vous leseriez ! Par Notre-Dame et les saints, c’est à mourir de rire,avortons !…, Chiens rampants, vous prétendez vous imposer àl’admiration des hommes ! Vous aurez seulement leur haine, etsi vous saviez en quel océan de mépris vous vous débattez, vousauriez pitié de vous-mêmes !

La voix du Roi-Fou tonnait.

Il ne savait ce qu’il disait. Les parolesjaillissaient de ses lèvres brûlantes, sans qu’il en comprît lesens, comme autrefois, dans le temple sacré du Delphicus, parlaitl’oracle délirant.

La masse énorme des gentilshommes écoutaitsans comprendre.

Mais la voix rauque, rude, puissante, leursecouait le cœur.

– Alors, avortons, il vous faut lapuissance ? Vraiment ! C’est à mourir de rire, de voirvos mines confites quand vous parlez du pouvoir, de la puissance etde la nécessité de diriger les hommes, et de vos nobles ambitions,sacripants ! Alors, vraiment, vous éprouvez, vous dites quevous éprouvez le besoin de dominer, d’être vus de loin, et vousvous criez à vous-mêmes que c’est là une grande joie, une bellesatisfaction ! Vous mentez, chiens ! Vous n’avez même pascela dans le ventre. Si c’est cela que vous avez, pourquoi vous etnon pas d’autres ? C’est donc la guerre d’homme à homme, aupoignard, au poison, à la hache, à l’échafaud, à la corde, à lacalomnie, à toutes armes ? Mais non, sacripants ! Ce quivous mène, c’est l’orgie. Ce qui vous tourmente, mendiants dejouissances…

« Je vous dis que c’est à mourir de rire,voleurs, truands ! Je vois les peuples, troupeaux immensescherchant où paître un peu de bonheur. Où est l’herbe dubonheur ? Cherchez-la, peuples stupides. Par pitié, parmépris, vous vous laissez voler un peu de puissance, un peud’argent, et vous haussez les épaules devant vos maîtres… moi jefais mieux, je leur donne ma couronne !

D’un geste frénétique, il arracha la couronnede sa tête, la souleva très haut, dans ses deux mains. Son visageconvulsé fit reculer la foule, et son rire glaça les plus braves.Il vociféra :

– Je n’en veux plus ! Qui laveut ! Ramasse, mon frère ! Ramasse, mon oncle !Ramasse, mon cousin ! Ramassez, sacripants ! À platventre, mendiants de pouvoir ! C’est moi le peuple deFrance ! Tenez, prenez, mangez, buvez, gorgez-vous, pauvresmendiants de puissance ! Prenez ! Voici la couronne, jen’en veux pas !

Le Fou laissa tomber sur l’estrade le royaldiadème et d’un rude coup de pied, l’envoya au loin devant lui. Lacouronne bondit, ricocha, roula. Les groupes affolés s’écartèrenten reflux violents et stupides, virent passer parmi eux ce bolidebrillant qui était l’emblème du pouvoir, qui alla se heurter aupied d’une colonne de granit surmontée d’un satyre ricanant, et s’ybrisa.

En même temps, Charles tombait à la renversedans son fauteuil en râlant :

– Regardez mourir le peuple !…

Ses yeux se révulsèrent. Ses genouxs’entrechoquèrent. Il claqua des dents.

– Ils me tuent ! Ilsm’égorgent ! Ils boivent mon sang ! Regardez-moimourir !…

Il eut un grand cri déchirant, ses bras setordirent ; du fauteuil, il tomba sur le tapis de l’estrade,et l’on n’entendit plus que ses grognements funèbres, on ne vitplus que ses gestes frénétiques simulant dans le vide une lutteeffroyable contre les mendiants du pouvoir qu’évoquait sa vision… Àce moment parut Odette de Champdivers.

D’un coin lointain, Isabeau avait assisté àcette scène, froide, hautaine, impassible. Son sourire mortelsemblait, de loin, activer le délire du roi, attiser le feu quiconsumait le malheureux prince. Elle songeait :

– Peut-être est-ce la fin, la dernièrecrise ! Et alors…

Près d’elle, le chevalier de Passavant, toutbouleversé de pitié, considérait ardemment ce roi qui l’avaitlibéré de la Huidelonne, et son cœur tremblait.

À l’instant où Charles étendu sur l’estradepoussa ce grand cri funèbre, le chevalier eut un mouvement commepour s’élancer… Il demeura sur place, ébloui soudain, haletant decette inexprimable émotion qui étreint l’homme à la gorge en cesrares minutes où la vie physique se transpose tout entière en cettevie seconde que domine le sentiment. L’Ange lui apparut. L’Ange del’Hôtel Saint-Pol ! Celle qui était descendue dans son enferpour lui dire : « Ne pleurez plus, car voici la fin devotre malheur. » Autour de lui, un long murmure d’admirationattendrie : « La petite reine ! Voici la petitereine !… » Il regarda Isabeau, et la vit flamboyante. Ileut peur. Il voulut se reculer. La reine le saisit par le bras, etd’une voix sourde :

– Regardez ! La voici ; c’estmon ennemie mortelle. C’est elle qui, lentement, creuse ma tombe.C’est celle que vous devez détruire. Prenez garde ! Vousm’avez engagé votre vie !

Ces paroles frappèrent l’oreille du chevalier,mais il n’en comprit pas le sens. Ce ne fut que plus tard qu’il les« entendit ». À ce moment, toute sa vie était dans sesyeux…

Odette s’était agenouillée. Dans l’une de sesmains, elle prit une main du roi. Elle posa l’autre sur le frontbrûlant du Fou, et murmura :

– Cher sire, ne me voyez-vous pas ?Allons, un peu de courage. Relevez-vous et je vais vous conduirechez vous…

Et presque aussitôt l’incompréhensiblemiracle, une fois de plus, s’accomplissait. Sous la main d’Odette,le front du roi se rafraîchissait. En quelques instants, ces crisrauques qui jaillissaient de ses lèvres desséchées devinrent unfaible murmure. Son corps, tordu par la souffrance, bientôts’assouplit. Il ouvrit les yeux, parut étonné de se voir là, et sereleva péniblement. Dans la vaste salle, nul ne bougeait. Unsilence énorme pesait…

Le roi s’appuya au bras d’Odette.

– Emmenez-moi d’ici, murmura-t-il.Oh ! vite ! On meurt dans cette atmosphère de parfums etde poisons…

– Venez, dit-elle. Appuyez-vous. Je suisforte. Venez, mon cher sire…

– Place au roi ! cria la voixd’airain.

Odette s’avançait doucement, soutenant le roide France. On les vit disparaître, couple impressionnant d’oùmontaient les larges et profondes émotions de la pitiésouveraine…

Alors un soupir immense s’exhala de cetteassemblée.

Alors il sembla au chevalier de Passavantqu’on venait, d’un seul coup, d’éteindre toutes les cires de lasalle.

Il regarda autour de lui et ne vit plusIsabeau de Bavière.

Comment se retira-t-il de la cohue ?Comment se trouva-t-il hors de l’Hôtel Saint-Pol ? Il ne lesut jamais. Lorsqu’il se revit soudain dans sa chambre, assis surle coffre, immobile, tout raide, le jour filtrait à travers lesverrières dont les mailles de plomb, sur le plan de sa rêverie,prenaient la forme d’une toile d’araignée tendue par la reineautour d’Odette.

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