L’Hôtel Saint-Pol

VI – ENTRÉE EN SCÈNE D’IMPÉRIA

Jean sans Peur avait escorté la reine Isabeaujusqu’à l’Hôtel Saint-Pol et traversé avec elle cours et jardins,jusqu’à son palais. Dans la grande galerie à double colonnade, ellemarchait devant lui, onduleuse et souple, et de sa capuche retombéesur les épaules émergeait la masse d’or de ses cheveux. Comme elleallait atteindre sa chambre à coucher, elle se retourna tout àcoup, ses yeux resplendissants jetaient les effluves qui d’un fauvefont une bête soumise… Nevers frémit.

– Donc, fit-elle, il n’y a« presque » plus rien de vivant entre nous. Laurenced’Ambrun est morte. Et quant à sa fille… votre fille !…Gérande s’en est chargée…

– Plus rien, dit Jean sans Peur. Rien. Jele jure. Laissez-moi donc, maintenant, vous parler de mon cœur.Vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir… Je croyais vous aimer…Lorsque je vous ai vue dans cette galerie, lorsque je vous aientendue, j’ai cru vous comprendre, j’ai cru que d’un coup d’ailevous m’aviez porté aux sommets de la passion. Je me mentais,reine ! C’est depuis l’oratoire seulement que j’ai senti lafrénésie de l’amour se glisser dans mes veines. C’est en vousvoyant étincelante et terrible que je me suis mis à vous adorercomme on adore l’éclair que Dieu met à ses nuées… etmaintenant…

Il râlait. Les paroles de flamme n’étaient surses lèvres sèches que des lambeaux informes à peine balbutiés, maisdont Isabeau rétablissait le sens. Elle se mit devant une portelatérale et s’y appuya.

– Vous êtes tel que je vous voulais.Quand vous serez duc de Bourgogne…

Un affreux tressaut le secoua. Mais, paisible,jouant avec ses bracelets, elle poursuivit :

– Quand votre père sera mort, quand votrefemme Marguerite de Hainaut sera morte, quand mon mari Charlessixième sera mort…

Elle suspendit cette effroyable énumérationd’hécatombe. Et lui, livide, buvait ses paroles, pantelait sous laflamme de son regard. Et elle acheva :

– Alors nous unirons le duché deBourgogne au royaume de France, et avec nos armées nous rétablironsl’empire d’Occident…

Alors, en même temps que l’amour, l’ambitionforcenée se réveilla chez Nevers. Empereur ! Maître du mondechrétien !

Et dans cet instant Isabeau se révéla toutentière. L’œil en dessous, le sourire aux lèvres, elleacheva :

– Alors, Nevers, alors je serai àvous !…

– Alors ?… interrogea Jean sans Peuravec un rire sinistre.

– Alors seulement ! dit-elle.

– Tout de suite, gronda Nevers d’une voixrauque de folie passionnée. Tu es à moi !… Je teprends !…

Ses deux mains violentes, frénétiques,s’abattirent sur les épaules d’Isabeau. Elle n’eut aucun mouvementde résistance. Seulement, d’un geste rapide, elle ouvrit la porte àlaquelle elle s’appuyait, et appela doucement :

– Impéria !… Ma belleImpéria !…

Dans une chambre faiblement éclairée, Nevers,pétrifié d’épouvante, vit le fauve élégant et terrible qui, sur untapis, étira d’abord ses pattes de devant, puis sa longue échinerobuste et souple, puis se ramassa pour bondir, la gueule ouverte,les griffes au vent… Impéria !… la tigresse favorite d’Isabeaude Bavière !…

Le magnifique félin, brusquement, se détendit,et d’un seul bond vint tomber aux pieds d’Isabeau. Jean sans Peurtira sa dague… Il était livide. Mais il se criait : « Sije faiblis, si je recule d’un pas, elle va me tuer de son méprisd’abord, et me livrer ensuite à ce fauve… »

Isabeau, un instant, le considéra en dessous,et elle sourit.

Près d’elle la tigresse attendait, le muflelevé vers Jean sans Peur, et son souffle chaud, jetait dans l’airune légère buée grise.

– Tu vois ? dit Isabeau avec uneétrange douceur. C’est un ami. Allons, fais-lui une caresse…

Alors, la tigresse la regarda quelquessecondes – et elle s’aplatit… elle rampa… gronda… s’approcha deJean sans Peur et, lentement, d’un mouvement de souplesse exquiseet effroyable, se frotta à lui…

– Bien… très bien, ma belle Impéria… vousêtes vraiment belle et je vous aime !

Isabeau, rapidement, se baissa, et sur lemufle tiède du grand fauve mit un baiser violent. Puis elle seredressa et prononça :

– Allez, maintenant, allez, ma jolieImpéria…

Un instant après, la porte était refermée, lavision avait disparu, et Jean sans Peur, les oreillesbourdonnantes, le cœur à la gorge, vaincu, dompté, se courbaitdevant Isabeau plus encore sans doute pour cacher sa terreur quepour faire acte d’obéissance. Et Isabeau alors, d’une voixrude :

– Un appartement vous a été préparé aupalais de Beautreillis. Pour cette nuit, Nevers, vous êtes l’hôtede Charles Sixième et d’Isabeau. Allez… allez, vous aussi. Demainmatin, vous me donnerez votre réponse. Si vous m’avez comprise, sivous êtes digne de moi, si vous êtes l’empereur que rêvel’impératrice Isabeau, demain vous partez pour Dijon. Le jour oùj’apprendrai la mort de Marguerite de Hainaut, Charles VItombera… Allez, Nevers, songez à ce qu’il y a d’amour, de grandeuret de majesté dans la femme qui vous a appelé pour vous dire :« Je t’aime !… »

Ce dernier mot, elle le prononça avec une sisuave douceur que Jean sans Peur sentit son cœur se remettre àbattre avec violence. Mais quand il se redressa la reine avaitdisparu…

Alors un long soupir, où s’exhalaient la peur,l’amour et l’ambition, gonfla sa poitrine, et il sortit du palaisde la reine ; mais ses jambes tremblaient et sa mains’accrochait convulsivement à la poignée de sa dague.

Parvenu au palais de Beautreillis, qui étaitsitué dans, la partie méridionale de l’Hôtel Saint-Pol, il put sedemander si la reine avait voulu lui montrer le faste de sonhospitalité ou bien lui faire comprendre que pour cette nuit-là dumoins il était son prisonnier : le palais de Beautreillisétait rempli de gardes harnachés de pesantes armures qui firent lahaie sur son passage, tandis que six valets porteurs de flambeauxmarchaient devant lui pour l’éclairer.

Jean sans Peur s’arrêta dans la grande salledes armes et, renvoyant l’escorte, se laissa tomber dans un de cesvastes et profonds fauteuils du temps, aux dossiers tout fouilléspar la prodigieuse imagination de l’art gothique.

Les gardes se retirèrent, – mais s’arrêtèrentdans la salle voisine.

Le front dans la main, Jean sans Peurméditait :

– Le duc de Bourgogne… mon père ! –Marguerite de Hainaut… ma femme ! – Charles sixième… moncousin !

C’est autour de ces trois noms qu’évolua saméditation… c’est sur des rêves rouges qu’il échafaudait le rêveradieux de la passion qu’il portait maintenant dans sa chair… et lerêve resplendissant au fond duquel étincelait la couronne del’Empire de Charlemagne restauré !… Cela dura longtemps sansdoute, jusqu’à l’heure où un page entra, s’arrêta devant lui, etannonça :

– Monseigneur, un homme est là quiprétend venir d’un logis de la rue Saint-Martin…

Jean sans Peur tressaillit violemment. La rueSaint-Martin ! Le logis Passavant ! La morte del’oratoire, la pauvre et douce amante d’antan sacrifiée, bafouée,assassinée !… Et la fille ! Sa fille !… Il avaitoublié tout cela… Fini, écrasé, tué, ce songe du passé !…

Non, tout n’était pas fini de ce côté-là…

Les yeux haineux, la parole mauvaise, l’espritassiégé de vagues terreurs et de pensées de meurtre, il ordonnaqu’on introduisît l’homme qui venait de la rue Saint-Martin…

Saïtano parut…

– Comment t’appelles-tu ? Quies-tu ? Que veux-tu ? demanda Jean sans Peur.

– Mon nom ? dit Saïtano. Il importepeu, monseigneur. Qui je suis ? Demandez à Sa Majesté la reinequel est l’homme à qui, par six fois déjà, elle a fait l’honneur del’aller voir en la Cité. Ce que je veux ? Vous prévenir qu’ilreste un témoin de l’affaire du logis Passavant…

– De quoi te mêles-tu ! grondaNevers.

– De votre réputation, monseigneur, ditfroidement Saïtano. Il y a les actes, monseigneur…

Nevers frissonna. Sa dague, au même instant,fut hors du fourreau.

– Vous ne pouvez pas me tuer, dit Saïtanoen étendant le bras. Vous atteindriez la reine !…

– Drôle ! grinça Nevers.

Saïtano se redressa et frémit. Ses yeux eurentun éclair flamboyant… la haine était née dans son âme obscure. Unmot ! Nevers avait dit un mot de trop ! Un mot queSaïtano ne devait jamais pardonner. Devant ce regard de mort, Jeansans Peur recula. Puis, à voix basse :

– Parle ! Dépêche !

Saïtano se redressa, et à haute voixprononça :

– Il y a eu de votre fait ou de par votrecomplicité, il y a eu, monseigneur, infamie, félonie etforfaiture…

Nevers devint pourpre.

– Misérable manant, tu oses insulter tonseigneur !

En même temps, avant que Saïtano eût pu faireun geste, la main de Nevers se leva. Dans la même seconde, cettemain s’abattit sur le visage de Saïtano…

L’homme de la Cité, livide, n’eut pas un mot,pas un geste. Mais aux mille plis de son front couvert de sueur, oneût pu voir ce qu’il souffrait. Et si Nevers avait pu lire dans soncœur, il l’eût poignardé.

– Parle, maintenant, reprit Jean sansPeur.

– Monseigneur, dit froidement Saïtano,les actes de mariage ont été détruits. Vous savez que vous n’avezrien à craindre de ceux qui ont signé avec vous. La fiancée estmorte. Les témoins se tairont. C’est votre affaire. Mais je vousdis : il y a un « témoin » qui parlera,lui !…

– Un témoin ! fit Nevers. Quicela ?…

– Celui que messire Amaury de Bois-Redondevait réduire au silence. L’enfant, monseigneur : lechevalier Hardy de Passavant…

– Il a échappé à Bois-Redon ?…

– Et à la mort ! dit Saïtano.

Rudement, talonnant le parquet de chêne, lecomte de Nevers fit quelques pas, gronda un furieux juron, puis,revenant sur Saïtano :

– Cet enfant… il faut, coûte que coûte,le retrouver.

– Monseigneur, l’enfant est là, ditSaïtano. Celui-là parlera. Tôt ou tard, fût-ce dans vingt ans, vousle verrez se dresser devant vous et crier : « J’aivu !… » Cela ne me regarde pas, monseigneur. C’est vousseul que cela regarde. Moi, je vous l’amène. Il est là. À vous dele faire taire… Un dernier mot : seuls, les morts ne parlentpas, monseigneur !

Nevers détacha son escarcelle et la posa surune table devant Saïtano. Elle était gonflée d’or. Saïtano larepoussa du bout du doigt et murmura :

– Plus tard, monseigneur, plus tardj’aurai ma récompense. Adieu, monseigneur… à vous revoir !

Il sortit sans hâte, laissant Nevers étonné,subjugué, en proie à ce sourd malaise que provoque le contact desêtres inexplicables, et se disant :

– Celui-là est mon ennemi mortel.Pourquoi ?…

Quelques instants plus tard, le chevalierHardy de Passavant était devant Jean sans Peur. Et ce fut étrange.Nevers était immobile, la main à la garde du poignard, les yeuxfixés sur Hardy. Nevers voulait frapper. Il savait qu’il finiraitpar frapper. Il fallait que ce fût vite fait. Et il ne frappaitpas… Hardy, la gorge serrée d’angoisse, le cœur battant,surveillait cette silhouette à demi perdue dans l’obscurité.Reconnaissait-il l’homme de l’oratoire ?… Ce qu’il y a de sûr,c’est qu’il reconnaissait un ennemi mortel. Ils ne se disaientrien…

Tout à coup, Nevers se mit en marche,soufflant de ce souffle fort et rauque des fauves qu’un obstaclecontrarie.

Hardy le regardait venir. Soudain, d’un gestenerveux, il étendit la main vers Nevers, et cria :

– Vous avez du sang au visage ! Vousavez tué ! Qui avez-vous tué ?…

Nevers recula en pâlissant. Il avait encore auvisage le sang de Laurence. D’un geste machinal, il essuya sonfront. Et il recula. Il était arrivé à l’extrémité de la salle,près d’une porte. Hardy, demeuré à sa place, le voyait se perdredans les ombres accumulées là-bas… Tout à coup, il ne le vitplus !…

Nevers avait franchi la porte…

Nevers avait trouvé le moyen de tuer l’enfantsans le frapper…

– On dit, songea-t-il, que les cachots dela tour Huidelonne sont mortels. De quoi meurent les prisonniersd’État qu’on y enferme ? On dit qu’un homme robuste peut àpeine y vivre un an… Combien de mois… combien de jours y vivra unenfant ?…

Demeuré seul, Hardy respira, comme on peutrespirer quand on vient de voir la mort.

– Il faut fuir ! murmura-t-il.

Il ouvrit la porte par laquelle il étaitentré ; elle donnait sur une salle – et, là, douze hommesd’armes veillaient. Il referma doucement et courut à la porte paroù Nevers était sorti : fermée, verrouillée ! Il bondit àune fenêtre, l’ouvrit, calcula au jugé qu’une trentaine de pieds leséparaient du sol et se mit à tirer sur les rideaux de soie brochéequi ornaient l’embrasure ; les rideaux vinrent en bas et ilcommença à les déchirer par bandes pour s’en faire une corde…

Comme il achevait ce travail, il tourna latête, obéissant à cette impression d’inquiétude du prisonnier quis’évade, et il demeura frappé de stupeur : les hommes d’armesétaient là qui le regardaient faire en silence et souriaient. Hardypoussa un cri et s’élança à la fenêtre pour sauter : des brasvigoureux le happèrent, l’empoignèrent, et, violemment repoussé, ilalla tomber dans un fauteuil où il se tint immobile, farouche etfier, fermant les yeux pour ne pas laisser voir sa terreur.

Deux hommes entrèrent, deux colosses à barbeet chevelure incultes, coiffés de bonnets rouges à bandes bleues,vêtus de justaucorps lie de vin, de hauts-de-chausse rouges,chaussés de bottes montantes ; ils portaient à la ceinture unlarge et long couteau à lame nue, du côté gauche, et un trousseaudu côté droit : c’était le costume des geôliers de l’HôtelSaint-Pol.

Sans dire un mot, ils saisirent Hardy chacunpar un bras… Ils traversèrent une cour, puis une autre… Le silenceet les ténèbres pesaient de leur double poids sur ce désertmystérieux qu’était l’Hôtel Saint-Pol à cette heure de la nuit…

Hardy, de ses yeux agrandis, regardait droitdevant lui, au loin… Soudain, il se raidit, ses forces réveilléesbrusquement, et il jeta un grand cri :

– À moi ! À moi !…

Là… dans cette vaste cour qu’ils traversaient,une ombre venait d’apparaître… un secours possible, un homme quiaurait pitié, peut-être ! Dix pas encore, et il le vitdistinctement : il était vêtu de velours noir, il étaitaffreusement maigre, il marchait d’un pas incertain, tantôt troplent, tantôt précipité, il grognait des choses indistinctes, ilavait des sanglots étranges et des éclats de rire à fairefrissonner, et ses yeux, dans la nuit, ses yeux immenses jetaientdes lueurs d’éclairs…

– À moi ! À moi ! criaHardy !… Qui que vous soyez, venez à moi !…

L’être fantastique, apparition de cauchemardans les ténèbres, s’arrêta et, d’un accent rauque, tremblant,pareil à une plainte ironique et tragique :

– Halte ! Qui va là ? Quim’appelle ?…

– Le roi ! murmura l’un desgeôliers.

– Le roi fou ! gronda l’autre.

L’apparition, noire silhouette disloquée,ricanante et gémissante –, le fou, donc, se pencha etdit :

– Qu’est ceci ?

– Prisonnier d’État, sire ! direntles geôliers.

– À moi ! À moi ! répéta Hardy.Monsieur, êtes-vous gentilhomme ? Écoutez-moi ?Secourez-moi ! Oh ! Il s’en va !… À moi ! Àmoi !…

Les deux colosses un instant arrêtésl’entraînaient de nouveau. Le fou, brusquement, sous l’impulsiond’une nouvelle idée, s’était écarté, fantôme qui se perdait déjà auloin dans le gouffre des ténèbres… Il s’en allait à la poursuite deson rêve. Hardy entendit encore un ricanement funèbre, puis unesorte de hululement prolongé – puis ce fut le silence.

Les geôliers marchaient d’un bon pas. Ilsarrivèrent à une sorte de terrain vague, au bout duquel, isolée,triste, pensive, se dressait la tour Huidelonne[8].

La Huidelonne – reste, sans doute, de quelquechâteau disparu – était à peu près en ruines. Deux étages,pourtant, étaient encore logeables, – jadis salles d’armes ousalles de fête, maintenant repaires de geôliers.

Hardy, tout à coup, ne vit plus que lesétoiles au-dessus de sa tête : il était dans la tour.

Il fut soulevé par les deux poignes… il eutvaguement la sensation qu’on le descendait vers il ne savaitquelles profondeurs ; tout à coup il se sentit lâché, et tombasur les genoux, sur un sol fangeux ; en même temps retentit lebruit sonore d’une porte qui se ferme, il perçut des bruits rapideset mous de bêtes mises en déroute, il respira avec difficulté unair méphitique, il eut l’affreuse impression d’un silence de mortdans des ténèbres de tombe, et il s’affaissa évanoui, enmurmurant : « Adieu, Roselys, pauvre petiteRoselys !… »

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