L’Hôtel Saint-Pol

XV – PREMIER GRONDEMENT D’ORAGE

Après le départ des trois estafiers lancés auxtrousses de Passavant, le duc de Bourgogne, quelques minutes,arpenta de son pas rude et sonore la grande salle, jetant un regardfurtif sur les visages balafrés de ses quatre fidèles, grondant desmots sans suite. Tout à coup il frappa violemment du talon.

– Attention ! se dirent les quatre.Il y vient !

– Ocquetonville, dit Jean sans Peur d’unevoix blanche, prenez le commandement de nos archers et faitesoccuper toutes les rues conduisant à l’hôtel. Allez,mort-dieu ! Qu’attendez-vous !

C’était le coup de tonnerre, la guerredéclarée au duc d’Orléans seul gouverneur, seul ayant droit deposter des hommes, de guerre dans les rues.

Ocquetonville sortit en courant. Dans le fondde la salle, une tenture se souleva. Une femme parut, qui s’arrêtalà pour écouter.

– Scas, continuait Jean sans Peur,combien avons-nous de cavaliers ?

– Cinq cents, monseigneur.

– Fais-les monter à cheval, harnachés enguerre !

Scas partit. La femme tressaillit etpâlit.

– Courteheuse, gronda Jean sans Peur,combien avons-nous d’hommes arrivés à Melun ?

– Trois mille, monseigneur.

– Montez à cheval, courez à Melun à francétrier, et amenez-les !

Courteheuse, à son tour, s’élança. La femmelaissa retomber la tenture à laquelle elle s’appuyait et fit deuxpas dans la salle.

– Guines, poursuivit Jean sans Peur,combien d’hommes arrivés à Fontainebleau ?

– Trois mille, monseigneur.

– Courez à Fontainebleau ventre à terreet amenez-les d’une seule traite !

Guines partit. La femme allait s’avancer surle duc de Bourgogne. Mais à ce moment même la grande porte de lasalle s’ouvrit à double battant, et un huissier, d’une voixsolennelle, cria :

– Héraut royal !…

– Bon ! bon ! grogna le duc,qu’il entre. Et qu’on sache ce que nous veut le fou !

La femme recula jusqu’à la tenture derrièrelaquelle elle se dissimula. En même temps, l’envoyé deCharles VI faisait son entrée, précédé de deux pages, et suivide quatre arbalétriers de la compagnie de l’Hôtel Saint-Pol. Lehéraut s’inclina profondément devant le duc de Bourgogne.

– J’attends ! dit celui-ci d’un tonrude et bref.

– Monseigneur, dit le héraut, le roi monmaître vous fait savoir qu’un grand conseil sera assemblé en lachambre de son palais dans l’Hôtel Saint-Pol, auquel conseilprendront part messieurs les princes, monseigneur le dauphin, lesprélats, le recteur et les docteurs de l’Université. Ce conseil setiendra demain à neuf heures du matin, et Sa Majesté le roi vous enavise afin que vous preniez toutes dispositions pour vous ytrouver. Sur ce, daigne monseigneur me permettre de me retirer, carj’ai la même sommation à présenter au sire duc de Berry, et il y aloin jusqu’à son château de Wincestre[11].

– Allez, allez, je ne vous retiens pas.Un mot seulement. Quel est le sujet de ce conseil ?

– On y discutera, dit le héraut, sur lesimpôts…

– Ah !… fit Jean sans Peurgoguenard.

– Sur le luxe effronté des dames de laCour, dénoncé par messire Jacques Le Grand, augustin, en sondernier sermon.

– Ah ! Ah !…

– Et on s’y entendra sur les moyens deremédier à la misère du peuple[12].

– La misère du peuple ! fit Jeansans Peur en ouvrant des yeux stupéfaits.

Mais déjà le héraut s’était incliné et, avecson escorte, franchissait la grande porte dont l’huissier refermaitles battants. Jean sans Peur reprit sa promenade furieuse, tantôtéclatant de rire et criant « la misère du peuple ! »tantôt proférant des menaces contre le duc d’Orléans.

À ce moment, celle qui venait d’assister àcette double scène s’avança lentement, et toucha le duc au bras.Jean sans Peur se retourna en jurant, et vit devant lui la hautesilhouette, la figure pâle et sévère de sa femme Marguerite deHainaut. Elle n’avait rien perdu de cette hautaine fierté que nousavons signalée quand nous l’avons vue à Dijon. Mais sa tristesses’était accentuée. Les cheveux étaient devenus gris bien avantl’âge… Le rêve de Marguerite ne s’était jamais accompli :jamais elle n’avait conquis l’âme de son mari, jamais elle n’étaitdevenue la compagne des pensées, de l’esprit et du cœur.

Elle menait une existence effacée. Pourtant,parfois, lorsque le duc courait quelque danger terrible, elleintervenait pour le sauver.

– Vous ! Madame, s’écria Jean sansPeur. Eh bien, vous avez entendu ? Il s’agit de remédier à lamisère du peuple ! Voilà qui doit vous être agréable, jepense ?

– Irez-vous à ce conseil ? demandaMarguerite. Ou plutôt comment irez-vous ?…

– Je vous entends, gronda le féodal. Maispar la Croix-Dieu, cette fois, vous n’empêcherez pas ce qui doitêtre ! J’irai, continua Jean sans Peur dont les éclats de voixemplirent alors la salle. J’irai, par Notre-Dame ! Mais j’iraià la tête de cinq cents cavaliers et de six mille hommes deguerre ! On verra qui doit trembler ! On verra qui,d’Orléans ou de Bourgogne, est maître de Paris !…

Et dans un accès de fureur, livrant le fond desa pensée, il cria :

– Après-demain soir, Madame, Jean sansPeur, duc de Bourgogne, couchera dans le palais des rois à HôtelSaint-Pol !…

La duchesse Marguerite baissa la tête, devinttrès pâle, et murmura :

– Je sais que tôt ou tard la guerre doitéclater entre Orléans et vous. J’espérais pouvoir encore éviter auroi, à Valentine de Milan, à Paris et à vous-même bien desangoisses et des malheurs. Mais les ordres que vous avez donnéstout à l’heure et l’état d’esprit où je vous vois ne me laissentplus d’autre ressource que la prière et l’espoir en Dieu. Je meretire. Adieu, monseigneur.

– Oui, oui. Allez, madame. Allez prierpour votre amie Valentine et son noble époux. Allez !

– Je vais prier pour vous, dit Margueriteavec dignité. Je prierai pour que votre vie soit conservée. Jeprierai aussi pour que vous ne fassiez rien qui vous mette enfâcheuse posture devant l’Histoire.

Lentement, Marguerite de Hainaut s’éloigna, etdisparut derrière la tenture.

– L’Histoire ! gronda alors Jeansans Peur. Qui est-ce, l’Histoire ? Quelques misérablesscribes comme ce Froissard ou ce Juvénal des Ursins. Qu’importe cequ’on peut dire de moi quand je serai mort ! Il faut vivre. Lavie, c’est la puissance. Et la puissance est à qui la prend, auplus fort !… Être roi ! Tourment de ma vie ! Rêvessplendides qu’Isabeau eût réalisés si je n’avais pas été faible… sije n’avais tremblé une minute… si un félon n’avait prévenuMarguerite !… Ah ! le découvrir celui-là, et lui arracherle cœur !…

Il promena autour de lui son regard chargé desoupçons. Douze ans s’étaient passés depuis le temps où il avaitpris en courant la route de Dijon pour tuer sa femme, afin qu’entreIsabeau et lui, il n’y eût rien de vivant ! Douze ans, c’estlong. Et c’est court. Cela tient dans un petit coin de mémoire.Pendant ces douze années, jamais Jean sans Peur n’avait oublié cecavalier haut et maigre, fantastique silhouette qu’il avaitentrevue devant lui…

– Si Marguerite n’avait pas été prévenue,reprit-il, ce serait fait depuis longtemps. Je serais roi,empereur. Je serais l’homme le plus puissant de la terre. J’auraisd’innombrables armées, des millions de sujets ; j’établiraisma cour soit à Paris, soit à Dijon, soit à Liège, soit àAix-la-Chapelle ; je m’élancerais pour dompter l’Italie,l’Espagne ; je serais Dieu sur la terre… Isabeau m’avaitouvert cette éblouissante vision d’avenir !

Il s’était arrêté. Immobile, le menton dans lamain, l’œil sombre, il évoquait les grandeurs de la dominationabsolue, ses tempes battaient, son cœur frappait dans sa poitrinede grands coups violents.

– Isabeau ! murmura-t-il. Comme elledoit me haïr !… Comme je sens sous ses sourires qu’ellevoudrait me déchirer, me lacérer, me brûler à petit feu !…Insensé d’avoir faibli une minute. Il fallait… Ah ! qu’elle araison, cette Isabeau !…

Plus bas, tout bas, dans un murmure d’affreuxregret, il prononça :

– Elle m’aimait !… Elle m’aimeencore !… C’est de l’amour que couvre sa haine !… Je lesens, je le devine, tout me le crie ! Si j’allais me jeter àses pieds, si je trouvais un cri de passion pour la convaincre,elle reviendrait à moi, car je suis l’homme de la force, et seul,je puis la comprendre, seul je puis l’aider dans son magnifiquerêve de domination… Enfer ! Comme elle est belle ! Etpourquoi ne puis-je l’aimer, moi ?…

Il y eut comme un sanglot dans sa gorge. Lerude féodal s’attendrissait. Un sentiment que peut-être il n’avaitjamais connu, même quand il jurait un éternel amour à Laurenced’Ambrun, même quand d’un magnétique regard Isabeau exaltait sapassion, un sentiment d’irrésistible douceur le pénétrait jusqu’auxmoelles… et il sanglotait :

– Pourquoi je ne puis aimer Isabeau quime ferait roi !… Pourquoi !… Insensé ! Fou plus fouque le dément de l’Hôtel Saint-Pol… C’est que j’aime, moi !C’est que j’aime à en perdre la raison cette jeune fille pour quije donnerais mon duché, mes espérances, cette couronne de fer deCharlemagne que je rêve de poser sur ma tête… Odette !…Odette !… pourquoi n’êtes-vous pas ici pour voir pleurer Jeansans Peur !…

C’était vrai. Écroulé dans un de ces énormesfauteuils gothiques, les deux coudes sur un coin de table, la têtedans les deux mains, le féodal pleurait.

Son cœur battait comme jamais il n’avaitbattu… pour Odette de Champdivers…

Pour Roselys… sa propre fille.

Quelques minutes, le duc de Bourgogne demeuraainsi prostré. Cette faiblesse dura peu. Il se releva, se remit enmarche, talonnant le parquet, secouant la tête. Il y avait deslueurs rouges dans ses yeux. Il redevenait l’homme de la force.Dans un mauvais rire, il acheva :

– Cette fille sera à moi ! Je l’aidit. Je le veux. Cela sera !… Dès que je serai roi, toutm’appartiendra, elle comme le reste. Être roi ! Voilà la clefde toute la situation. Eh bien, je puis encore persuader à Isabeau…je puis lui dire, lui prouver… la convaincre… je puis faire d’ellel’instrument de ma puissance, que je briserai quand il me serainutile… Oui, mais pour convaincre Isabeau de mon amour, il fautqu’elle voie en moi la force que je suis, la seule capabled’assurer sa puissance, à elle ! Et pour cela, il faut que jefrappe de terreur Paris, l’Hôtel Saint-Pol, le roi fou et sa courde pâles imposteurs ! Et pour cela, il faut que tout d’abordtombe sous mes coups le rival heureux, adulé, celui qui déjà secroit maître du royaume, Louis d’Orléans !… Holà ! mespages ! mes armes !…

Déjà, aux cris du maître, les valets seprécipitaient. Et tandis qu’on préparait l’armure d’acier dont onallait le couvrir de pied en cap, Jean sans Peur, éclatant derire :

– Remédier à la misère du peuple !…Oui, oui, nous allons y remédier !…

Tout à coup, le rire se figea sur ses lèvres.Une flamme d’astuce inexprimable brilla dans ses yeux. Il avaittressailli.

– Oh ! oh ! fit-il entre lesdents. D’où me vient cette pensée ? Du ciel ou del’enfer ? Peu importe, elle est la bienvenue !… Puisqu’ils’agit de conquérir Paris, puisqu’on parle de la misère du peuple,eh bien, pourquoi ne serais-je pas le premier à en parler aupeuple ? Pourquoi ne ferais-je pas de tous les bourgeois etmanants une armée de fanatiques prête à mourir pour moi ? Etpourquoi ne deviendrais-je pas ainsi le roi de Paris avant d’êtrele roi de France ?

Les valets empressés autour de lui achevèrentde l’habiller : cuirasse étincelante, épaulières, plastron,gorgerin, brassards, gants, jambards, genouillères, le toutsurmonté du casque à la bourguignonne avec son timbre et sa crête.Quand ils eurent fini, il apparut tout entier vêtu d’acier, on luipassa une lourde épée ceinte autour des reins et, lourdement, ildescendit. Devant un perron, assez élevé pour qu’il pût facilementse mettre en selle, on amena son cheval bardé lui-même de plaquesde fer.

Jean sans Peur leva sa visière.

Il se tourna vers les cinq cents cavaliers queGuillaume de Scas avait rassemblés dans la cour de l’hôtel deBourgogne.

– Nous allons parcourir l’Université, laCité, la Ville, cria Jean sans Peur, et montrer aux Parisiensqu’ils ont des amis capables de les défendre.

Il y eut un mouvement de stupeur. Ce langageétait nouveau. Mais sans se donner la peine d’expliquer savéritable pensée à ses gentilshommes, le duc de Bourgognecontinua :

– La misère du peuple est grande. Il fauty remédier au plus tôt ! Cette misère, on sait assez d’où ellevient ! L’homme qui régente le royaume est insatiable. Il n’yaura jamais assez d’argent pour payer les débordements de Louisd’Orléans !

Cette fois, tout le monde comprit. Un longfrisson passa sur cette assemblée d’hommes d’armes comme un ventqui secouerait des feuilles d’acier.

– Ce n’est pas tout. Orléans ne secontente pas d’être le maître insolent, le pillard avide qui lèveimpôts sur impôts. Voici qu’il insulte Bourgogne ! Quatre desnôtres, des vôtres, frappés par un homme à sa solde, en saprésence, avec son appui, ont dû se soumettre devant lui, et lacroix de Saint-André est déshonorée si nous ne lavengeons !

À ces mots, il y eut l’explosion des cris defureur, des menaces, des jurons forcenés ; pendant quelquesminutes, on n’entendit que le hurlement des voix ne parlant que deventres ouverts, de cœurs arrachés, d’oreilles en capilotade,jurant les saints et les diables, en appelant au pape et àBelzébuth, vociférant par les griffes, par les ongles, par le sang,par la tête, par le nombril, et finalement toute cette rumeur secondensa en une même clameur :

– Bataille ! Bataille !

Jean sans Peur, alors, marcha vers lepont-levis. Toute la masse équestre s’ébranla. Quelques minutesplus tard, les cinq cents guerriers bourguignons commençaient àparcourir Paris.

Tel fut le début de la guerre des Armagnacs etdes Bourguignons. Lorsque Paris fut à feu et à sang, on eût bienétonné le chevalier de Passavant en lui disant qu’il avait étésinon la cause, du moins le premier prétexte de l’énorme tuerie quifait toutes rouges les pages de l’histoire de ces temps.

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