L’Hôtel Saint-Pol

XXVII – L’ESCABEAU DE GRINGONNEUR

D’après le peu qu’avait entrevu Gringonneurdans l’antichambre d’Odette de Champdivers, le lecteur a pureconstituer les décisions prises par le duc de Bourgogne.Précisons : Jean sans Peur avait un double intérêt à s’emparerd’Odette par ruse et violence. D’abord, intérêt d’ambition ;il lui était nécessaire de pouvoir dire à Isabeau : « Vosordres sont exécutés ; il n’y a plus de petite reine à l’HôtelSaint-Pol ; vous êtes l’unique et souveraine maîtresse. »Ensuite, intérêt passionnel.

La promesse de Saïtano se réalisait avec unerapidité qui l’épouvantait et lui donnait de la puissance dusorcier une idée extraordinaire ; l’attitude d’Odette étaittransformée ; Odette l’aimait ; il lui fallait profitersur-le-champ de ce nouvel état d’âme qui, peut-être, ne dureraitque quelques jours ou quelques heures.

La décision de Jean sans Peur fut prise àl’instant même où Odette lui jeta ce regard de tendresseinexplicable, incompréhensible.

La situation de Jean sans Peur et d’Odetteétait dramatique au premier chef. Le fait que l’un et l’autreignoraient l’effroyable drame qu’ils se jouaient, la rendait pluspoignante.

Jean sans Peur ne savait pas qu’Odette étaitsa fille. Odette ne savait pas que « son père » l’aimaitd’un amour violent.

Quoi qu’il en soit, Jean sans Peur résolutd’agir.

Le plan fut simple : les quatre assassinsdu duc d’Orléans, tout échauffés de leur victoire, ayant encore legoût du sang à leurs mufles, ne demandaient qu’à se ruer surquelque nouvelle proie. Dès que le comte d’Armagnac se fut éloigné,le maître les conduisit sur le champ de bataille et leur fit ladémonstration du nouveau fait d’armes :

Honoré de Champdivers, proprement étranglé oupoignardé, au choix.

Répétition du même jeu en ce qui concernaitdame Margentine.

Odette bâillonnée.

Le poste de l’Hôtel Saint-Pol gagné.

La jeune fille transportée à l’Hôtel deBourgogne.

C’était facile. C’était là une de ceshonorables expéditions sans gros risques, amusantes au fond, etpuis il y avait de l’amour sous roche : les quatre furententhousiasmés. Jean sans Peur fut certain que la nuit suivante, unpeu après minuit, Odette de Champdivers serait noblement hébergée àl’Hôtel de Bourgogne.

Les quatre se préparèrent à agir.

Là-dessus, nous pouvons revenir à JacqueminGringonneur, qui continuait à réfléchir avec l’intrépidité d’ungosier que rien ne peut désaltérer. Il avait passé là sa journée,ruminant, songeant, frissonnant parfois de peur, et s’échauffantparfois à des colères terribles.

Ayant établi qu’en somme c’était Odette deChampdivers qui était menacée, il chercha un moyen de la sauver,sans s’exposer lui-même à quelque coup de dague. Ce moyen, il ne letrouvait pas.

Et il se remit à boire tout seul dans l’espoirde trouver enfin une bonne idée. Vers le sixième flacon il trouvaenfin la bonne idée. Il l’étudia avec la conscience qu’il mettait àtoutes choses, c’est-à-dire qu’il vida son septième flacon jusqu’àla dernière goutte.

Cette idée consistait à prévenir le chevalierde Passavant.

– Nestor lui-même, se disait Gringonneur,n’eût pas mieux trouvé. Ce jeune homme me paraît posséder labravoure et la force d’Ajax. Il est généreux. Il cherche aventure.C’est lui qui sauvera la noble demoiselle et le vieux chevalier. Etque m’en aura-t-il coûté ? La peine de monter cet escalier etde frapper à la porte de ce brave. Allons !

Gringonneur se leva, et il faut dire que, pourle coup, il était résolu à agir. Tout à coup, il se rassit,pétrifié par la soudaine apparition de Scas, Guines, Ocquetonvilleet Courteheuse qui, à grand tapage, venaient d’entrer dans lecabaret. Jacquemin retomba sur son escabeau. Les quatre spadassinsavisèrent une table voisine à laquelle deux hommes de mauvaise mineavaient pris place.

– Holà ! grogna Ocquetonville, qu’ondéloge, manants, et qu’on nous cède la table !

Des deux hommes, l’un pâlit et porta la mainau manche d’un poignard passé à sa ceinture. Mais l’autre luisaisit le bras, le força à se lever, jeta une pièce sur la table,et dit froidement :

– C’est juste, des manants comme nousdoivent céder la place à vos seigneuries. Allons, camarade, assezbu pour ce soir. En route !

Si le chevalier de Passavant, à qui songeaitGringonneur, se fût trouvé là, il eût reconnu, dans l’homme quivenait de parler, l’Écorcheur de la forêt de Vincennes, à qui ilavait fait don à la fois de la vie et de la liberté.

Les deux hommes sortirent.

Dehors, il faisait nuit noire. La rue étaitdéserte. À peine si de loin en loin les lumières de quelque tavernerayaient la chaussée d’une bande de pâle lumière.

Ils traversèrent la rue, et, avec l’agilité debêtes nocturnes, escaladèrent le mur de clôture du logis Passavant.Nul ne les avait vus. Les eût-on vus que nul ne se fût avisé deleur demander compte de cette escalade.

Abandonné, ruiné, l’hôtel Passavant avaitmauvaise réputation dans le quartier et passait pour être devenu unrepaire de truands ou d’écorcheurs, ou de spectres, ou de sorciers,d’on ne savait quoi enfin qui sentait la corde, le soufre, lefagot…

Quant aux quatre spadassins, ils avaient àgrands cris demandé du vin, et toute l’armée de Thibaud Le Poingres’empressait à servir ces clients d’importance. Les quatre semirent à boire coup sur coup : ils avaient besoin des’exciter.

Le moment de l’attaque approchait : ilétait dix heures, on les attendait à onze à la grande porte del’Hôtel Saint-Pol.

Ils demandaient donc au vin la générositénécessaire pour octroyer à un vieillard et à une femme bonne mesurede coups de dague. Du moins, ils croyaient lui demander cela. Enréalité, ils lui demandaient encore et surtout l’oubli…

L’oubli de la voix qui, du fond de la nuit,leur avait crié : Ocquetonville, Guines, Scas, Courteheuse, tumourras de ma main !… C’était sa voix ! C’était la voixde Passavant !

Ils riaient aux éclats, mais leurs yeux neriaient plus. Leurs yeux se disaient : C’était sa voix !…Ils parlaient haut, injuriaient les valets, pinçaient lesservantes, mais leurs yeux chargés d’inquiétude et de soupçonétaient aux aguets…

– Par la jupe de Juno ! grondaGringonneur en se levant, je crois qu’il est temps de monter chezle jeune lion de là-haut…

– Bah ! fit à ce momentOcquetonville dans un éclat de rire strident, n’y pensonsplus : Passavant est mort !…

Pour cette fois encore, Jacquemin Gringonneurse rassit. Il était très pâle… Sourdement, il se répéta :

– Passavant est mort !…

– Le pauvre diable boit de l’eau, repritCourteheuse. Les truands ne l’ont-ils pas jeté à laSeine ?

– Après l’avoir dagué proprement, ajoutaGuines.

– Puisque Passavant boit de l’eau, ditScas, je veux boire sa part de vin ; j’ai soif, rien qu’àl’idée de le savoir au fin fond du fleuve.

Gringonneur passa une de ses mains sur sonfront. Il était dégrisé. Il se pencha vers la table voisine.

– Messeigneurs, dit-il en tremblant, nedites-vous pas que le chevalier de Passavant est mort ?

– Mort et enterré, dit Guines. Oui, mondigne barbouilleur de cartes.

– Enterré ! grogna Scas, c’est faux.La vérité avant tout. Passavant est dans l’eau.

– Quoi ! fit avec effortGringonneur, en êtes-vous bien sûrs, mes gentilshommes ?

– À telles enseignes, dit Ocquetonvilleavec un clignement des yeux, que nous avons vu ce pauvre chevaliertout percé de coups. Nous avons voulu le ranimer… mais il étaittrop tard.

– Trop tard, maître Gringonneur !dit Guines.

– Et les mêmes truands qui l’avaientlardé l’ont jeté ensuite à la Seine, ajouta Courteheuse. C’estdommage, c’était un brave. À la santé de Passavant !… Buvezdonc, messire Gringonneur !

Les quatre spadassins vidèrent leurs gobelets.Gringonneur, machinalement, les imita. La tête lui tournait, et,cette fois, ce n’était plus sous l’influence du vin. Il comprenaitque, par sa faute, Odette de Champdivers était perdue. Le pauvrediable, en quelques instants, roula force projets dont le plusraisonnable était d’attendre que les estafiers fussent sortis, decourir à l’Hôtel Saint-Pol par un raccourci de ruelles où ils ne sehasarderaient pas sans doute, et de donner l’alarme.

– Onze heures bientôt ! fit tout àcoup Courteheuse.

– Diable ! dit Guines, il est tempsde rentrer à l’Hôtel de Bourgogne, si nous ne voulons coucherdehors.

– En route ! commanda Ocquetonvillerudement.

Quelques instants plus tard, Gringonneur, vitqu’il était seul dans la salle. Thibaud le Poingre s’était retirédans sa chambre. Seul, Perrinet restait pour fermer.

– Allons ! se dit Jacquemin en sesoulevant.

Il était dit que, ce soir-là, une fatalitérivait Gringonneur à cet escabeau.

En effet, le bohème se rassit. Il claquait desdents. Il était blême. Ses cheveux se hérissaient. Son bras étendudésignait à Perrinet ébahi une vision, un spectre, une apparitionqui l’épouvantait.

– Lui ! bégayait Gringonneur,oh ! c’est bien lui !…

– Sans doute, fit tranquillement levalet, c’est M. le chevalier de Passavant…

C’était Passavant, en effet. Il entra,s’approcha de Gringonneur, et, avec son mince sourireironique :

– Vous buvez trop, maître Jacquemin. Sivous continuez, il ne restera plus rien pour moi, et je serai forcéd’aller gîter ailleurs, ce qui désobligera votre ami Thibaud.

– Quoi ! balbutia Gringonneur, vousn’êtes pas mort ?

– Et pourquoi serais-je mort ? ditPassavant.

– Quoi ! Des truands ne vous ont paslardé de je ne sais combien de coups de dague ?

– Vous pouvez voir que je suis à peu prèsintact.

– Quoi ! Ces mêmes truands ne vousont pas jeté dans le fleuve ainsi que le prétendaient les sires deScas, de Courteheuse, de Guines et d’Ocquetonville ?

– Ah ! ah ! fit Passavant,c’est autre chose. Je suis mort et bien mort, maître Gringonneur.Je vous prie de ne pas oublier cela. Et vous m’y faites songer, ilfaut que j’en prévienne aussi l’honnête Thibaud, ce qui lui seraune occasion de me présenter sa note. Quant à toi, ajouta-t-ils’adressant à Perrinet, si tu t’avises jamais de dire que tu m’asvu vivant, je te coupe les oreilles, je les fais fricasser auxpetits lards et je te force à les manger.

Perrinet disparut avec célérité.

– Bonsoir, maître Jacquemin, dit lechevalier en se dirigeant vers l’escalier. N’oubliez pas que jesuis mort.

Gringonneur se dressa tout d’une pièce.Victoire, cette fois : il ne retomba pas sur le fatalescabeau ! Il courut à Passavant, le saisit par le bras, etavant que le chevalier eût eu le temps de réprimer cettefamiliarité :

– Savez-vous, mon gentilhomme, que jevous ai attendu toute la journée ! Savez-vous que les quatrechiens enragés dont je vous parlais, courent en ce moment à l’HôtelSaint-Pol ! Savez-vous qu’ils doivent tuer Honoré deChampdivers ! Ah ! monsieur le chevalier, si vous avezpitié de ce malheureux vieillard, de la noble demoiselle qui…

Passavant saisit violemment Gringonneur aubras, et gronda :

– Quelle noble demoiselle ?Odette ?

– Mais oui…

– Et tu dis qu’elle est menacée ?Parle donc, sacripant !

– Oh ! oh ! fit Gringonneur. Sivous m’effrayez ainsi, avec votre terrible figure et vos yeux dedémon, je ne pourrai plus parler… Elle est menacée, peut-être.Elle, ou le roi, je ne sais au juste. Ce qui est sûr, c’est que cesoir, en ce moment même, Ocquetonville, Guines, Scas et Courteheusedoivent entrer dans le palais du roi.

Passavant n’en entendit pas plus long. Ilpoussa Gringonneur devant lui et celui-ci, effaré, ahuri, se trouvadehors, toujours courant, toujours traîné par Passavant quidisait :

– Tu es un familier de l’HôtelSaint-Pol ?

– Oui, par le diable, mais…

– Tu dois connaître le mot depasse ?

– Oui, par Jupiter, mais…

– Charge-toi de me faire entrer, ou jet’étripe !

– Je m’en charge, mais lâchez-moi !vociféra Gringonneur.

Passavant, alors, consentit à lâcher lepeintre des cartes de Sa Majesté. Les deux hommes, par desraccourcis, continuèrent leur course et débouchèrent dans la rueSaint-Antoine juste à point pour voir quatre ombres se glisser dansl’Hôtel Saint-Pol par la grande porte qui se referma.

– Ce sont eux ! souffla Gringonneur.Nous arrivons à temps !

– En avant ! fit le chevalier entreles dents.

Ils arrivèrent devant la porte. Sur lesinstances de Gringonneur, Passavant s’arrêta à quelque distance, etle bohème s’avança seul pour parlementer avec l’arbalétrier postéen sentinelle avancée.

Passavant, bouillant d’impatience, entenditque des paroles étaient échangées à voix basse. Puis il vit venir àlui Gringonneur.

– Nous entrons, n’est-ce pas ?haleta le chevalier.

– Non ! fit Gringonneur d’une voixsourde, le mot de passe vient d’être changé.

– Malédiction !

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