L’Hôtel Saint-Pol

II – LA MÈRE DE ROSELYS

Laurence, frissonnante et fébrile, avaitréveillé Roselys, endormie dans un fauteuil où elle l’avait couchéepresque entièrement vêtue, pour qu’elle fût prête le lendemainmatin au moment voulu. En un tour de main, elle eut rajusté lesvêtements de l’enfant. D’une voix morne, elle répétait :« Fuir ! Il faut fuir ! Cela a été horrible !Allons ! Dépêchons ! Il faut fuir !… » À cemoment, et comme elle attachait le manteau de Roselys, le bruit dela porte s’ouvrant frappa son cerveau comme un fracas de tonnerre.Dans la même seconde, elle fut debout, face à la porte, les lèvresentre les dents jusqu’au sang pour ne pas crier, et, couvrant deson corps, cachant le fauteuil au fond duquel elle avait rejetél’enfant…

Isabeau semblait calme. Ce fut distraitementqu’elle dit :

– Je vous avais ordonné de rentrer aulogis Passavant…

– Ce malaise, Majesté, murmura Laurence,avec une volubilité confuse. C’est passé. Tout à fait. Majesté…je…

– Restez !…

Laurence s’immobilisa. Et, presque aussitôt,la reine ajouta :

– Qui est cette enfant ?… Cetteenfant que vous cachez ?…

C’était l’attaque. Laurence vacilla. La reinese mit à rire, montrant une double rangée de petites dentsaiguës.

– Une idée folle, ma chère… j’ai cru uneseconde… j’ai cru que vous étiez la mère !

Laurence ne broncha pas. Dans sa tête, il n’yavait plus que des remous d’horreur.

– Mais riez donc ! Était-cefou ! Une demoiselle d’honneur fille-mère et introduisantl’enfant d’ignominie au foyer de la reine ! Voyez-vous labelle, la sage, la sévère d’Ambrun attachée au pilori des Hallespour crime d’infamie et de lèse majesté !…

Laurence grelotta. La reine marcha sur elleet, tout près, la voix changée :

– Vous ne dites rien ?… C’est votrefille, n’est-ce pas ?… Non ?… C’est non ?…Soit ! Comment s’appelle-t-elle ?

– Roselys, bégaya Laurence touteraide.

– Charmant. Mais Roselys qui ?Roselys quoi ? De quelle famille ? Parlez !…

– Je ne veux pas ! râlaLaurence.

– Vous ne voulez pas ?… Non ?…Allons ! Vous avez introduit chez mois une bâtarde !

Laurence, péniblement, tourna la tête vers safille. Et il y avait une épouvantable tristesse sur son visage oùcoulaient des larmes lentes. Elle parvint à murmurer :

– Pitié, madame, pitié, oh ! pitiépour cette toute petite innocente… que je…

– Que vous avez recueillie, n’est-cepas ? N’ayez pas peur… C’est cela ?… dites ?…

– Oui, Majesté, oui ! C’estcela ! cria Laurence en se raccrochant à l’espoir.

– Pauvre petite !… Recueillie,soigneusement cachée par vous au logis Passavant… pas denom ?… dites !…

– Sans nom, oui ! répétaLaurence.

– Eh bien, dit tranquillement la reine,« il faut qu’elle ait un nom !… ».

Laurence, violemment, redressa la tête. Sesyeux furent deux abîmes de terreur. À ce moment, Isabeau lui assénale coup décisif :

– Pour qu’elle ait un nom, il fautqu’elle soit réclamée, adoptée devant l’official…

Un gémissement de bête qu’on tue – et la reineacheva :

– Pour cela, il faut que trois joursdurant, sous le porche de l’église cathédrale… l’enfant soitexposée !…

Il y eut alors le geste furieux de Laurenceempoignant Roselys à pleins bras, et ce hurlement :

– MA FILLE !…

Et ce cri féroce :

– Ah ! je savais bien que jet’arracherais la vérité ! Je l’ai vu tout de suite que c’estta fille ! Je l’ai su dès mon premier coup d’œil, comme jesais !… comme je devine le nom de son père ! Le nom deton amant !… Ta pâleur, tes larmes, tes joies soudaines, tesmystères depuis huit jours qu’il est à Paris, tes regards même,rien ne m’a échappé !… C’est lui ! C’est lui !Parle ! Avoue ! Crie que c’est lui ! Ou, de parDieu, je réveille tout l’Hôtel Saint-Pol et je te fais fouetter nuedans la grande cour par les valets de chiens !…

Et Laurence, d’un accent à fairepleurer :

– C’est lui !…

– Jean sans Peur ?

– JEAN SANS PEUR !…

De nouveau, ce fut le silence. Toute droite,les bras croisés sur son sein soulevé par des spasmes, pareille àune impératrice des temps néroniens, Isabeau contempla Laurenceécrasée à ses pieds.

Longtemps, elle demeura ainsi.

Par degrés, comme s’affaissent les houles del’Océan, le visage d’Isabeau se calma :

– Pourquoi sous mon toit avez-vous amenéla fille de Jean sans Peur ? demanda-t-elle, impassible.

Laurence avait en elle une pensée vivanteencore : Sauver sa fille !

Alors, sans lever la tête, en quelquesparoles, elle évoqua son malheur : comment « il »était venu et avait rôdé autour d’elle, et quelles promesses ilavait faites… les quelques mois d’enivrement où elle avait cru aubonheur sur terre… l’irrésistible amour qui s’était emparé d’elle…puis, la naissance de Roselys – et l’abandon ! Et elle dit sonincurable désespoir devant l’affreux avenir de sa fille méprisée,honnie, chassée par Hardy, montrée au doigt… Quand Laurence eutainsi porté sa croix à toutes les étapes de son calvaire, Isabeau,froidement, répéta :

– Pourquoi au logis de la reine avez-vousintroduit la fille de Jean sans Peur ?

– Pour la sauver ! cria la mère dansune explosion d’amour et de sanglots. Pour lui donner un nom !Je savais que demain matin, à la première heure, « il »serait à l’Hôtel Saint-Pol… Je voulais le supplier… l’entraînerici… je pensais que la vue de ma fille, si belle, si pure… safille ! sa fille, madame !… j’espérais qu’un mariage…fût-il secret ! donnerait à Roselys un nom… et droit de cité…droit de vie !… Hélas ! Ce que j’ai vu dans la galerie…c’est la mort de ma fille !…

Isabeau avait tressailli de stupeur. Laurencene l’entendit pas murmurer :

– Un mariage ! Cette fille estfolle… ou bien ignore-t-elle donc…

Oui ! Elle ignorait, lamalheureuse ! Elle ignorait que, dès l’an 1385, la raisond’État avait donné à Jean sans Peur une épouse qui, d’ailleurs, nequittait pas Dijon et tenait peu de place dans l’existence de sonmari.

Isabeau songea à foudroyer Laurence d’un seulmot. À ce moment, comme si une dernière espérance eût palpité dansson cœur, la mère de Roselys leva ses bras tremblants et montra unvisage éclairé par la plus pure clarté du dévouement maternel.

– Majesté, râla-t-elle, si vous vouliez…vous !… si ce miracle pouvait se faire… que vous preniez mafille en pitié… si vous le vouliez… ce mariage…

– Elle est folle ! se dit tout hautla reine.

– Non, ma reine, non ! criaLaurence. Je vous comprends. Je sais l’abîme qui me sépare del’héritier de la couronne de Bourgogne ! Je ne suis pasfolle : Je ne songe pas à entrer dans sa vie, sur mon âme, jele jure, oh ! tenez… je jure sur ma fille… S’il lui donne unnom ! Eh bien ! Par les saints ! Par laVierge ! Je jure que dans l’heure même qui suivra le mariage,je disparaîtrai, et Jean sans Peur sera libre !…

– Vous disparaîtrez !…Comment ?

Et avec l’inexprimable, l’auguste simplicitéde son sacrifice, la mère répondit :

– JE ME TUERAI !…

Isabeau se sentit soudain misérable et toutepetite, comme il arrive à l’homme placé devant quelque grandiosespectacle de la nature. La mère acheva :

– Je demande un nom pour ma fille. Enéchange, j’offre ma vie. Voilà. C’est tout. Décidez,Majesté !

Alors la jalousie, la rage, la terreur mêmed’une dénonciation jetèrent dans l’esprit d’Isabeau leurs poisonscorrosifs. Et tout à coup son regard s’éclaira d’une lueur funeste.Depuis plus d’une heure, elle cherchait le moyen sûr de tuerLaurence en évitant le scandale d’un meurtre en plein palais. Etvoilà que ce moyen, Laurence elle-même l’avait trouvé ! Unsourire glissa sur ses lèvres livides, pareil à ces lueurs desnuages porteurs de foudre. La reine, brusquement, se pencha surLaurence :

– Vous m’avez vaincue, dit-elle. Vousavez fait naître la pitié en moi. Je vous pardonne. Je vous sauve,vous et votre enfant…

– Majesté ! Majesté ! Quedites-vous !…

– Eh bien ! oui, votre fille aura lenom auquel elle a droit ! Ce mariage, dès cette nuit, se fera,mais secret ! Et vous vivrez !

– Grâce ! délira l’infortunée. Nevous jouez pas de moi !…

– Vous vivrez. Allez. Soyez forte.Retirez-vous au logis Passavant. Dans une heure, je vous yrejoins !

– Seigneur ! écoutez mon ardenteprière ! Seigneur, protégez la reine ! Seigneur, bénissezla reine !…

Isabeau, déjà, était partie. La mère deRoselys demeura prosternée, à peine respirante, bien près desuccomber sous le poids énorme de cette joie, Roselys entoura soncou de ses deux bras et murmura :

– Vite, allons retrouver Hardy qui nousdéfendra, lui !

– Oui, oui ! fit la mère toutepantelante.

Et, transfigurée, légère, enivrée, sa filledans ses bras, elle s’élança…

Isabeau s’était arrêtée dans la salle deMathebrune. Là, écumante, elle frappa d’un violent coup de marteauun large timbre, qui rendit un son lugubre et prolongé. À cetappel, le palais tressaille, son apparente solitude s’anime, despas précipités secouent le silence de ses profondeurs, desflambeaux éclairent autour de la reine la robe de drap noir d’unprêtre, la robe de bure d’un secrétaire muni d’un écritoire à laceinture, la robe d’acier du capitaine des gardes, d’autres encore.À chacun pris à part, Isabeau donne des instructions précises. Etchacun s’éloigne en hâte… Demeurée seule, la reine murmura, ouplutôt haleta :

– À lui, maintenant ! Malheur,malheur, s’il hésite ! Bois-Redon est là !…

Et rude, agressive, elle entra dans sachambre, où Nevers attendait cette amante de dix-huit ans.

Que dit-elle ? Qu’exigea-t-elle ?Qu’imposa-t-elle ?… Jean sans Peur était l’homme de la forceet de la cruauté froide. Jean sans Peur ne reculait ni devant lemeurtre violent, ni devant le crime lâche. Mais lorsqu’il sortit etque, à son tour, il eut franchi l’enceinte de l’Hôtel Saint-Pol, iltremblait…

Lui parti, la reine s’enveloppa d’un manteau àcapuche, et, dans la ruelle de son lit, ouvrit une petite portesecrète. Apparut une cellule carrée, où, sur l’unique siège, étaitassis un homme tout jeune, une façon de colosse à figure trèsdouce. C’était le fameux Bois-Redon, futur capitaine du palais,futur… mais alors garde du corps, chien de la reine, prêt, sur unsigne, à ramper, à mordre, à caresser, à éventrer…

– Bois-Redon tu vas marcher près de moi.Tu ne me quitteras pas de la longueur du bras. Tu n’entendras, tune verras rien de ce qui se dira ou se fera…

– Bon. Je serai muet, et sourd, etaveugle. Où va la reine ?

– Au logis Passavant, rueSaint-Martin ; mais d’abord dans la Cité, rue aux Fèves.(Bois-Redon pâlit un peu.) Maintenant, retiens ceci : qui quece soit, manant ou prince, si je te dis : frappe…

Bois-Redon sourit. D’un geste redoutable, ilassura sa dague, et, hors l’Hôtel Saint-Pol, se mit à marcher prèsde la reine, faisant craquer ses muscles puissants et sondant lanuit de son mufle tendu. Près des moulins Notre-Dame, ilsdescendirent sur la Berge. Bois-Redon détacha un esquif et, enquelques coups d’aviron, porta la reine dans la Cité. Évitant leVal d’Amour et ses bruyants cabarets nocturnes, ils s’arrêtèrentdans la rue aux Fèves devant une maison basse. Peut-êtreétaient-ils attendus : la porte s’ouvrit ; ils entrèrent…Bois-Redon fit un signe de croix.

L’homme qui avait ouvert à la reine lui fittraverser une première salle. Dans une seconde, ill’arrêta :

– Je suis prêt, dit-il. J’ai les trois« vivants », madame. M’apportez-vous le« mort » ?

– Les trois vivants ! balbutia lareine.

– Indispensables pour ce que vous m’avezcommandé. Je les ai eus aujourd’hui, non sans peine… À vous de mefournir l’enfant mort – « de mort violente », n’oubliezpas !

– De mort violente, oui ! répétaIsabeau.

– Mais « sans effusion desang », n’oubliez pas !… Hâtez-vous, madame. Les troisvivants attendent… Regardez…

Il tira un rideau. Bois-Redon ferma les yeux…Isabeau regarda :

Il y avait simplement trois escabeaux – desescabeaux cloués au plancher, impossibles à bouger. C’étaitsimplement trois escabeaux en chêne. Mais chacun d’eux, supportaitune effigie de la peur – trois vivantes effigies, secouéesd’instant en instant de spasmes terriblement réguliers – troisreprésentations de ce qu’il peut y avoir d’anormal, de monstrueux,d’extra-humain dans la peur – les silhouettes convulsées de troisadolescents solidement bâillonnés, solidement attachés. Le premierparaissait quatorze ans, le deuxième quinze, le troisièmeseize.

La vision disparut : l’homme venait depousser le rideau. La reine essuya la sueur froide qui perlait àson front. Elle raffermit ses nerfs, et elle dit :

– Saïtano, ce n’est pas pour« cela » que je suis venue ce soir.

L’homme de l’horreur parut étonné. Du regard,il interrogea la sombre visiteuse. Elle se pencha, murmura quelquesmots. Celui qu’elle avait appelé Saïtano sourit, hocha la tête,ouvrit une armoire de fer, promena son doigt parmi les quantités deflacons d’une étagère, en choisit un et le tendit à lareine :

– Prenez, c’est la foudre.

Isabeau saisit le flacon, le cacha sous sonmanteau – et Saïtano l’escorta jusqu’à la rue, enrépétant :…

– Au plus tôt l’enfant mort ! Ou jene réponds pas des trois vivants…

La reine frissonna longuement, et enfinrépondit :

– Eh bien ! cette nuit… oui, dèscette nuit, peut-être !

Et elle s’en alla, songe mortel qu’engloutitla nuit complice… elle s’en alla vers la maison où attendait lamère de Roselys… où habitait Hardy… un enfant !… et ellesongeait « à ces trois vivants qui ATTENDAIENT l’enfantmort !… ».

Un silence d’angoisse pesait sur le logisPassavant.

Sur le coup d’une heure du matin, il y eut labrusque invasion du logis ; il y eut quelques cris, et toutfut fini : la petite garnison de dix mercenaires étaitprisonnière, les gens du service gardés à vue, les sallesoccupées.

Le capitaine des gardes attendait Isabeau prèsde la porte d’entrée. En peu de mots, il raconta l’exploit, ettermina :

– Tout s’est passé en douceur, sauf pourle petit chevalier. Quel démon, madame ! À preuve Claude leBorgne, qui gît là quelque part, le ventre ouvert… quel enragédémon !…

– Le jeune Passavant n’est pasblessé ?

– Pas une égratignure ! fit lecapitaine.

– Bien. Très bien !

Puis, ce rapide colloque :

– La chapelle ? – Éclairée,disposée. – Le scribe ? – Dans la chapelle, madame, avec sesécritoires et grimoires. – Le prêtre ? – À l’autel, tout prêtaux oremus. – Et elle ? – Au pied de l’autel, en prières. –Et… lui ? – Le comte de Nevers attend devant la porte del’oratoire. – Bien ! Conduisez-moi. Ici, Bois-Redon ! etattention !

Le colosse à figure de poupée eut un mouvementd’épaules sous la cotte de mailles, et un mouvement de la main versla poignée de sa dague. C’était éloquent. Cela suffit à Isabeau.Elle arriva devant l’oratoire, et vit Jean sans Peur figé. Le cœurde la reine battit à grands coups. Mais, refoulant donc cetteémotion d’amour :

– Êtes-vous prêt ? dit-elle. –Madame, c’est horrible !… – « Êtes-vousprêt ? » – Madame, si cela se découvre, c’est pour moi lamort infamante… – ÊTES-VOUS PRÊT ?…

Et la reine, oui, cette femme qui adoraitsûrement Jean sans Peur, du regard, cria à Bois-Redon :Attention !

Jean sans Peur saisit le sinistre coup d’œilet, cette fois, répondit : « Je suisprêt ! »

Ils entrèrent tous quatre dans l’oratoire.

La reine marcha tout droit à Laurence d’Ambrunagenouillée, la figure dans les mains, et la toucha à l’épaule.Laurence frissonna… Penchée comme le mauvais ange, Isabeau, dans unmurmure :

– J’ai simulé une perquisition ; lesgens de ce logis sont gardés et ne sauront rien…

– Oui, Majesté, oui… soyez rassurée, mabonne, ma généreuse Majesté ! Plutôt m’arracher la langue…oh ! dire que, tout à l’heure, je vous ai haïe !… Direque vous donnez un nom à ma fille !… Et que vous me laissezvivre !…

– Allons, calmez-vous, levez-vous…

Laurence d’Ambrun, secouée de sanglots, se metdebout… et alors elle frémit ! Son sein palpite ! Pour uninstant, Laurence est redevenue l’amante !… En foule, lessouvenirs d’amour, de son premier, de son unique amour, se sontlevés en elle… et son front s’empourpre : le regard deLaurence vient de tomber sur Jean sans Peur !…

La reine voit Laurence qui recule et se courbedevant Nevers, vaincue – et alors elle donne l’ordre auprêtre :

– Voici les actes, là, sur cette table…Voici les témoins : ce gentilhomme, mon scribe, mon capitaine,– et moi !… Voici les fiancés : noble demoiselle Laurenced’Ambrun ; très haut et puissant seigneur Jean de Bourgogne,comte de la marche de Nevers… Remplissez votre office,messire !

– Vous savez, murmure sourdement leprêtre, vous savez que ce sera un sacrilège !

– Et vous savez, vous, que, si vousajoutez un mot, je vous fais jeter dans les fosses de la tourHuidelonne !

Le prêtre blêmit, soupire, et l’officecommence ! L’office qui unit à Laurence d’Ambrun Jean sansPeur, l’époux de Marguerite de Hainaut !… Quinze minutes plustard, tout est terminé ; il n’y a plus qu’à signer les actesdéposés là-bas, à l’entrée de l’oratoire, sur la table… une petitetable sur laquelle attend aussi une coupe… Pourquoi ? Pour quicette coupe dont le métal scintille faiblement là-bas ?…

Le premier, d’une main agitée, le prêtresigne : et il s’en va.

Le capitaine trace une croix : et il s’enva.

Le scribe signe : et il s’en va.

Bois-Redon signe… et il reste, lui !

La reine, alors, dans un violent parafe,appose son nom sur l’acte de mariage, comme sur un acte decondamnation à mort. Et c’est le tour de Jean sans Peur. Il prendune plume, la dépose, la reprend, et enfin, le front ruisselant desueur, lentement, il écrit… il signe… il a signé !

– À vous ! prononce la reine.

D’un geste d’emportement sublime, tandis quela rosée de ses larmes se répand plus tiède, plus précipitée,Laurence a saisi la plume… La reine s’est glissée vers la coupe demétal !… Laurence écrit, signe de son nom, signe de seslarmes… La reine emplit la coupe ! Elle l’emplit de ce quecontient le flacon ! Elle l’emplit du poison deSaïtano !…

Enivrée, balbutiante, extasiée, Laurenced’Ambrun se redresse… et alors, soudain, l’horreur la saisit à lagorge, son cœur se brise, ses jambes fléchissent, elle comprend…elle a compris !… La reine, terrible, implacable, lui tend lacoupe !… La mère s’écrase à genoux, se traîne, lève les mains,et, dans une déchirante clameur :

– Grâce ! Grâce ! Laissez-moirevoir ma fille une dernière fois !…

Et la reine, rudement, violemment :

– BUVEZ !

Laurence, d’un bond, se releva, recula,affolée, criant : – Je ne veux pas m’en aller sans revoir mafille ! – Buvez ! répéta Isabeau en marchant sur elle.Laurence grelotta : – Laissez-moi revoir ma fille, et puis jeveux bien mourir…

Ce mot, soudain, déchaîna en elle l’instinctde vivre. Elle hurla : « Non ! non, je ne veux pasmourir ! » Sa fille Roselys, le chevalier Hardy, lemariage, la promesse de disparaître, tout cela s’effondra ;elle ne fut plus qu’une pauvre chair pantelante au contact de lamort, condamné s’arc-boutant pour se refuser à l’échafaud, cerfpleurant devant la meute, agonisant qui s’accroche furieusement auxtentures du lit… formes diverses du même sentiment chez toutecréature poussée au bord du néant.

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