L’Hôtel Saint-Pol

IX – LAURENCE ET ROSELYS

Le jour même où le comte de Nevers quittaDijon, une autre scène se passait à Paris au logis Passavant.

C’était un matin. Laurence d’Ambrun soulevases paupières alourdies. Des yeux, lentement, elle fit le tour dela chambre, et l’un après l’autre, elle reconnut les objets quifaisaient partie de son existence, et elle se dit : Je suisdans ma chambre… Alors le souvenir des habitudes journalières seleva en elle, confus et lointain ; ce n’étaient encore que desgestes reproduits par un miroir terni ; cela s’affirmabientôt, et elle se dit : Il faut que je m’habille pour allerà l’Hôtel Saint-Pol… Alors commença l’évocation plus profonde dessentiments qui composaient la vie de son âme ; ils sortirentdes limbes, vaguant au hasard dans son esprit, puis s’agrégèrentcomme des molécules de par la mystérieuse loi d’attraction, et,jetant un coup d’œil nonchalant sur le petit lit de Roselys placévis-à-vis du sien, elle dit : Elle n’est pas éveillée encore,sans quoi la petite folle serait déjà ici à me piétiner, à medamner…

Elle se souleva pour apercevoir sa fille etretomba aussitôt ; un cri de souffrance aiguë luiéchappa ; elle porta la main au point où s’était produitecette souffrance et constata qu’elle avait la poitrine enveloppéede bandages… Dans le même instant, la mémoire fit irruption, commeles eaux d’une écluse qu’on ouvre… Le coup de poignard, l’horriblescène, la coupe empoisonnée, toute la terrible vision s’érigea…Elle cria :

– Roselys ! Roselys !…

Une porte s’ouvrit. Un homme s’avança vivementjusqu’au lit, se pencha et murmura :

– Elle est revenue…

– Roselys ! Roselys ! appelaLaurence affolée.

– Allons, tenez-vous en repos…

– Ma fille !… Ô Monsieur, par grâce,qu’en ont-ils fait ?… Oh ! vous êtes de leurs amis… Vousavez une figure qui fait peur, des yeux qui brûlent… Quiêtes-vous ? qui êtes-vous ?

– Je suis, répondit l’homme, celui qui afourni à la reine le flacon qui devait vous empoisonner…

Laurence eut un cri d’effroi et un gested’instinctive défense :

– Je l’ai vu à votre figure de maudit quevous devez être l’un des démons de service d’Isabeau !

– La liqueur de mon flacon vous a-t-elledonc empoisonnée ?…

– Non… c’est vrai… balbutia Laurence.Vous ne voulez donc pas ma mort ?…

– Le comte de Nevers vous a frappée d’uncoup de poignard – bien appliqué, je vous jure.

Laurence cacha son visage dans ses mains.

– Et pourtant vous vivez ! continuaSaïtano. C’est moi qui vous ai sauvée.

– Vous ?… Pourquoi ?…

– Moi. Les domestiques de ce logis ontfui du premier au dernier. C’est moi qui vous ai ramassée mortedans l’oratoire, c’est moi qui ai amené ici une femme qui vous aveillée. Je venais tous les jours vous voir, et tous les jours,entre la mort et moi, il y avait une rude bataille. Je suis levainqueur.

– Pourquoi ? Pourquoi ? s’écriaLaurence.

– Parce que vous aviez bu,entendez-vous ? Parce que je voulais voir de quoi « monpoison » était capable, comprenez-vous ? Je ne vous eussepas cédée pour tous les trésors cachés dans la grosse tour duLouvre.

Laurence ne comprit pas. Saïtanomurmurait :

– Revenue ! Ressuscitée ! Elleest telle qu’avant le coup de poignard qui l’a tuée !…

Laurence joignit les mains, et, d’un accentd’exaltation, supplia :

– Puisque vous m’avez sauvée de la mort,achevez votre œuvre. Donnez-moi assez de force pour que je puisseme lever, courir à l’Hôtel Saint-Pol…

– Et réclamer votre fille à lareine ?

– Oui, oui !…

– Écoutez-moi, dit Saïtano. La reineignore où se trouve votre enfant. Le sût-elle que ce n’est pas àelle qu’il faudrait la réclamer. Si vous voulez vivre… vivre pourvotre fille…

– Oui ! oui ! vivre pourelle !…

– Eh bien, faites en sorte que jamaisIsabeau n’apprenne que vous êtes vivante. Si elle sait que vousavez échappé à la mort, vous êtes perdue, si loin, si bien que vousvous cachiez, elle vous atteindra, prenez garde !…

– Ma fille ! râla Laurence.

Saïtano, sans répondre, versa dans un gobeletà demi plein d’eau, quelques gouttes d’une liqueur incolore, et letendit à Laurence en disant :

– Buvez… ayez confiance…

Laurence regarda Saïtano, et sans doute lapremière impression de terreur que lui avait causée cet hommes’était effacée, car elle prit le gobelet et but lentement…

– Bien, dit Saïtano. Maintenant, dormezen paix…

Les yeux de Laurence, doucement, se fermèrent.Un bien-être envahit sa poitrine, et la douleur qui s’étaitéveillée à la blessure disparut. Ses pensées même semblèrents’abolir dans une sorte d’extase. Elle n’avait plus peur. Ellesouriait… Alors Saïtano reprit :

– Vous reverrez votre fille, je, vous lepromets. Où ? Quand ? Je ne le sais pas. Car j’ignore cequ’ils en ont fait. Elle est vivante, c’est tout ce que je puisvous assurer. Ce que je puis aussi vous promettre, c’est que nousla chercherons ensemble.

– Je vous crois, dit faiblementLaurence.

Et presque subitement elle s’endormit.Saïtano, penché sur elle, l’examinait avec une avide curiosité. Etqui fût entré à ce moment dans cette chambre, qui eût pus’approcher du savant terrible, implacable, inexorable dès qu’ils’agissait de sa mystérieuse recherche, l’eût entendumurmurer :

– Mémoire, bonté, méchanceté, courage,pensée, amour maternel, éléments que je veux pouvoir créer ouabolir ou modifier à ma guise, il me manquait un être passif quim’appartînt et sur qui je puisse tenter mes expériences : cesera cette femme !

La journée s’écoula.

Le soir vint… la nuit, peu à peu, tomba surParis.

Vers onze heures, une litière s’arrêta devantle logis Passavant. Deux hommes pénétrèrent dans le logis. Guidéset aidés par Saïtano, avec précaution, ils soulevèrent le matelassur lequel reposait Laurence.

C’est ainsi qu’elle fut transportée dans lalitière qui prit aussitôt le chemin de la Cité…

Une heure plus tard, Laurence d’Ambrun,toujours endormie, continuait son rêve dans un lit pareil au sien,dans une chambre rigoureusement copiée sur sa chambre de l’hôtelPassavant.

Seulement, cette chambre était située dans lelogis de la Cité… le logis de Saïtano… le logis de l’horreur.

Laurence d’Ambrun était vivante… et Roselysn’avait plus de mère.

Roselys avait pourtant presque une mère :la duchesse d’Orléans avait disputé l’enfant à la fièvre cérébrale,combattu la mort et triomphé au bout d’un mois. La convalescencedura un autre mois. Son bienfait, comme il arrive souvent, avaitfini par passionner Valentine : elle s’attacha à la joliecréature, se mit à l’aimer. Elle avait vaguement reconstitué ledrame ; mais son enquête ne put lui en donner les vraiséléments ; elle ignora le nom des personnages du drame et sutseulement à n’en pas douter qu’il fallait de toute nécessitésoustraire l’enfant aux gens de Bourgogne – le père et le fils.

Quant à Roselys elle-même, elle ne put fourniraucun renseignement : la fièvre provoquée par un paroxysme deterreur avait aboli la mémoire, mais non l’intelligence. C’était unesprit qui repartait dans une vie nouvelle, voilà tout.

Lors donc que l’enfant fut revenue à la santé,la duchesse d’Orléans, chercha un lieu sûr qui lui servit deretraite sans péril.

Il y avait au sud de la porte Saint-Germain etde la porte d’Enfer (appelée alors porte Gibard) une pittoresque etagréable vallée nommée le Val Gérard, du nom d’un digne abbé qui yavait fondé une sorte d’hospice pour religieux. Val Gérard estdevenu de nos jours Vaugirard, par corruption ou euphonie. Au delàdu monastère, on trouvait quelques enclos. L’un d’eux, fortifiécontre les Écorcheurs, possédait une maison carrée flanquée detours et protégée par un fossé : il s’appelait l’enclos deChampdivers.

Le maître de ce logis, Honoré de Champdivers,était un homme d’une cinquantaine d’années qui avait longtempsappartenu à la maison d’Orléans ; à la suite d’une blessurequi l’empêchait de porter l’armure, il s’était retiré là pour ychasser au faucon pendant le jour et raconter le soir à ses gensassemblés sous le manteau de la cheminée ses campagnes de Languedocet d’Espagne.

C’est à Honoré de Champdivers que Valentine deMilan résolut de confier la petite fille sans nom, recueilliemourante sous le porche de l’église de Villers-Cotterets. Un soir,comme la nuit tombait sur la vaste et calme campagne et qu’au loinla cloche fêlée de Val Gérard égrenait ses notes mélancoliques dansle silence, la duchesse, conduisant Roselys par la main, entra dansla maison révolutionnée par un tel honneur. Le vieux Champdiverspleura de joie et porta lui-même le flambeau jusqu’à la grandesalle. Les serviteurs ayant été écartés, et Valentine s’étantassise dans le plus beau fauteuil, elle désigna Roselys àHonoré :

– Cette enfant, dit-elle de cet accent desensibilité si remarquable chez elle, n’a plus ni père ni mère. Enla recueillant, je me suis par le fait même engagée à veiller surson bonheur. À l’hôtel d’Orléans elle serait menacée. Ici elle seraen sûreté… j’ai songé à vous la confier.

Champdivers fit une grimace qui avait laprétention d’être un sourire d’enthousiasme.

– Comment s’appelle-t-elle ?

– Je l’ai nommée Odette. Elle s’appelleradonc Odette, sans plus. Ou plutôt, dès que j’aurai fait faire lesactes d’adoption, mon brave fidèle, elle se nommera Odette deChampdivers.

– Ah ! ah ! fit en écarquillantles yeux l’ancien guerrier de Transtamare.

Il grogna en lui-même force jurons et devintcramoisi. Somme toute, il ne laissait pas d’être flatté de lapossibilité de passer pour père. Il n’avait jamais eu le tempsd’aimer qu’entre deux boute-selle, ce vieux-là, et, bien qu’ilpestât et enrageât, l’aventure le ragaillardissait.

– Va donc pour Odette. Joli nom, par laCroix-Dieu ! Et quant aux dangers, cornes du diable,qu’« ils » y viennent !

– Je le sais, dit la duchesse d’Orléans.J’ai cherché parmi tant de gentilshommes de notre maison. Et jen’ai trouvé que vous en qui je puisse mettre toute maconfiance : au clos Champdivers habitent la loyauté, labravoure et l’honneur.

La duchesse d’Orléans tendit sa main surlaquelle ce vieux soudard s’inclina avec la grâce altière deschevaliers de ce temps. Puis elle serra Roselys dans ses bras, etd’un accent presque maternel, murmura :

– Vous n’avez pas de mère, petite Odettede Champdivers, mais autant qu’il sera en mon pouvoir, vous ne vousen apercevrez pas.

Et elle partit en promettant de revenir,souvent – promesse qu’elle tînt comme toutes celles qu’ellefaisait.

L’enfant fut confiée à dame Margentine,gouvernante du logis. Quant au vieux soldat, il déclara qu’il étaitprêt à défendre la jolie fille envers et contre tous, mais que làdevait se borner son rôle.

– Il est trop tard, dit-il, pour quej’apprenne le métier de père.

Des jours, des semaines s’écoulèrent. Aprèsl’ébranlement cérébral, Roselys, replacée dans le milieu familier àson enfance, eût sans aucun doute repris tout naturellement lesmêmes habitudes d’esprit. Placée dans un décor inconnu, elle s’yadapta. Mêlée à des gens qu’elle ignorait, elle crut peu à peu lesavoir connus. Les tentatives de la mémoire essayant d’évoquer lesombres, du passé avortaient l’une après l’autre parce qu’elle setrouvait en présence de réalités nouvelles. Un jour, elle dit àdame Margentine :

– Mais… il me semble que… je ne m’appellepas Odette.

La digne gouvernante voulut interrogerl’enfant. Mais cette impression s’était déjà évanouie. LorsqueRoselys, au bout d’un an, eut repris toute sa lucidité d’esprit, ilse trouva que sa pensée entièrement renouvelée ne lui présentaitplus du passé que des sensations affaiblies, tandis que le présentla sollicitait avec force.

Vers l’âge de huit ans, elle était persuadéequ’elle était née au clos Champdivers et y avait toujours vécu.Elle était bien Odette de Champdivers ! Elle s’était constituéune famille. Avec ce besoin inné chez les enfants, elle se créa unnid familial dont elle fut le charme et la grâce. Elle appela dameMargentine « sa bonne nourrice ». La duchesse d’Orléansdevint « sa belle marraine ». Quant à Honoré deChampdivers, par un beau matin de printemps, elle le nomma« grand-père ».

Il y eut dès lors une passion dans l’âme dusoudard. Il aima, il adora l’enfant. Lorsqu’elle eut douze ans, ilentreprit son éducation en lui apprenant l’équitation, l’art depanser les blessures, et en lui racontant ses batailles. Odetteécouta ces beaux récits avec plaisir, ce qui fanatisaChampdivers.

C’est tout ce que nous avons pu savoirtouchant l’enfance de cet indéchiffrable personnage que l’Histoireappelle Odette de Champdivers. Cette enfance fut heureuse.Lorsqu’elle eut franchi sa seizième année, elle était un type depure beauté idéale, avec ses cheveux blonds en bandeaux comme on envoit aux vierges de Raphaël, l’incomparable délicatesse de sonteint, la suave poésie de ses yeux bleus rêveurs, la tendresse deson sourire et la noblesse de ses attitudes ; elle aimait lesfleurs ; elle était l’amie des bêtes ; sa voix, disentles vieux chroniqueurs, était émouvante…

Telle était Odette de Champdivers, ou Roselysd’Ambrun, comme il plaira au lecteur, au milieu de l’an 1407.

Un jour du mois de juillet de cette année-là,vers midi, devant le clos, tout à coup éclatèrent des crisstridents, une clameur de bête égorgée, une sorte de hululement sifarouche, si loin de toute expression humaine que le vieuxChampdivers en pâlit. Il sortit précipitamment : devant saporte, une troupe de seigneurs étaient arrêtés. « Vite, luicria l’un d’eux, faites préparer une chambre !… » Aumilieu de ces gentilshommes, rudement maintenu par deux athlétiquesvalets dont la poitrine s’ornait de l’écusson à trois fleurs de lisd’or, un être se débattait, se tordait, convulsif, les cheveuxhérissés, la bouche écumante, hurlant à la mort…

– Le roi chez moi ! murmuraChampdivers tremblant, le roi de France !…

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