L’Hôtel Saint-Pol

VII – DESTINÉES PARALLÈLES

Avec regret nous quittons un moment Hardy dePassavant ; mais en esquissant en quelques traits brefs ladestinée de Roselys d’Ambrun, nous restons dans un plan parallèle àla destinée de ce jeune héros auquel on nous permettra de payer letribut de notre admiration ; en succombant à la faiblesse, ildit : « Pauvre petite Roselys !… » Charmantinstinct de protection. Il eût pu, vraiment, se plaindresoi-même : il plaignit Roselys.

Que devenait-elle ? En peu de mots,voici :

Cette femme nommée Gérande qui était apparuedans l’oratoire du logis Passavant avait reçu du scribe de la reinedes instructions détaillées.

Elle monta dans la litière que la reine avaitfait aposter au coin de la rue Saint-Martin et fit asseoir prèsd’elle Roselys. À la porte Saint-Denis, les quatre gardes quil’escortaient furent remplacés par huit cavaliers de la maison deBourgogne qui attendaient là depuis deux heures.

Le scribe avait dit à Gérande : – Il fautque la petite fille disparaisse au loin et si bien que l’idée derevenir à Paris lui soit impossible. Le mieux, c’est qu’elledevienne l’enfant de quelque manant qui devra ignorer d’où ellevient et qui elle est.

Les moyens étaient laissés à la disposition deGérande.

La litière prit la route du nord, passa parDammartin, et vers midi, atteignit Villers-Cotterets, ville alorsbien plus importante que de nos jours.

À une centaine de toises de la ville, escorteet litière s’arrêtèrent.

Dans un champ d’avoine, une femme travaillait,près de là.

Elle vit arriver cette litière escortée parhuit cavaliers portant sur la poitrine la croix rouge deSaint-André. Elle en vit descendre Gérande qui, à pied, se dirigeavers la ville traînant par la main une petite fille pauvrementvêtue : cela excita sa curiosité, et, par un sentier detraverse, en toute hâte, elle gagna l’entrée de Villers-Cotterets,pour voir ce qui allait se passer.

Roselys ne pleurait pas – ne pleurait plus. Enpassant, cette petite notation : le moment vraiment terriblepour elle fut celui où, dans la litière, Gérande la dépouilla deson élégante et riche parure pour la transformer en une fille demanants. Brutalement saisie et enlevée de sa chambre, Roselys avaiteu peur, crié, appelé Hardy à son secours. Lorsqu’on la jeta dansla litière, elle sanglota à l’idée qu’on la séparait de sa mère etdu compagnon de son enfance. Lorsqu’elle vit qu’on sortait de Pariset que huit hommes d’armes, la lance au poing, trottaient à sescôtés, la terreur la fit grelotter. Mais jusque-là, somme toute, sapetite âme avait tenu bon. Elle ne comprit l’étendue de son malheurque lorsque Gérande, silencieuse, l’œil froid, la bouche serrée, lefront têtu, les mains dures, l’habilla de vêtements propres maisgrossiers. Alors elle cessa d’implorer et de sangloter, et elle setint immobile, raidie, dans un coin de la litière. Puis, peu à peu,d’étranges pensées se levèrent en elle et se mirent à travailler, àtisser les toiles du délire avec leur irrésistible puissanced’activité. Elle imagina qu’elle était à des centaines de lieues desa mère, et que des années, un temps inappréciable, s’étaientécoulés…

Alors si Gérande n’avait pas été l’incarnationde l’« insensibilité », si elle se fût penchée sur lapetite Roselys, même sans pitié, elle eût pu se demander pourquoises mains se glaçaient tandis que son visage s’empourprait, etpourquoi ses yeux agrandis par l’épouvante semblaient si égarés ettroubles.

Lorsqu’on mit pied à terre, Roselys marcha debonne volonté sans se rendre compte qu’elle marchait ; maiselle tremblait sous l’ardent soleil de juin, et ses dentsclaquaient.

Gérande, sans demander son chemin à personne,se dirigea sur le clocher, et entra au presbytère.

– Messire, dit-elle, je suis de Nanteuilet je vais à Soissons pour y retrouver mon mari. En partant, j’aiemmené avec moi cette fille, dont la mère est morte voici huitjours, et dont je ne puis me charger plus longtemps, vu que lamarche la met sur ses fins et que je suis pressée d’arriver.

Le prêtre jeta les yeux sur Roselys, etdit :

– Cette enfant est malade de quelquemauvaise fièvre.

– C’est justement pour cela…

– Comment s’appelle-t-elle ?

– C’est une fille sans nom, ditGérande.

Le prêtre était vieux, bon chrétien, bonhomme, secourable, et déjà se disposait à s’attendrir. Mais à cesmots : « fille sans nom », il se leva, fit un grandsigne de croix et, dans la simplicité de ses croyances :

– Rien d’étonnant, alors, qu’elle aitcette mauvaise fièvre. Il faudra l’exorciser. Ne pourriez-vous pasla conduire plus loin, jusqu’au premier bourg ?… Une fillesans nom !

– Impossible ! messire. Elle ne peutplus marcher.

Le bon vieux hésita, marmotta une courteprière, puis, comme c’était son devoir et son office :

– Eh bien, je vais donc la faire crier etexposer sous le porche de l’église. Si Dieu a pitié d’elle et quequelque bonne âme la veuille adopter, je la baptiserai,l’exorciserai et ferai l’acte d’adoption. Allez, ma digne femme, etque le Seigneur vous garde des larrons qui infestent laforêt !

Gérande s’inclina sous la bénédiction duvieillard ; puis, munie de ce viatique, s’en alla sans jeterun coup d’œil à Roselys. Bientôt, elle eut rejoint la litière, et,avec l’escorte, reprit le chemin de Paris.

Roselys fut conduite sous le porche del’église et y demeura, sous la surveillance du bedeau, homme d’unegrande piété qui eût cru manquer à son devoir en ne l’accablant pasd’injures.

Roselys ne comprenait pas, n’entendait pas,sans doute ; elle grelottait, voilà tout ; et le bedeauput, tout à son aise, décharger sa conscience.

Roselys fut criée.

C’est-à-dire que, par la ville, le crieurpublic fit savoir à tous qu’une enfant sans nom dont la mère étaitmorte se trouvait exposée sous la garde de Dieu à l’entrée de samaison, afin que chacun la pût venir examiner et voir s’il luiconviendrait de la prendre.

Alors, comme dans un rêve, Roselys vit seformer devant elle un grand demi-cercle de petites filles et degarçons ébouriffés, barbouillés, sales, rouges, bouffis, qui luitiraient la langue, lui faisaient les cornes, la dévisageaient deleurs yeux luisants de méchanceté, avançaient pour la pincer, sesauvaient à toutes jambes dès qu’elle faisait un mouvement, riaientaux éclats, huaient, se bousculaient, criaient : Commentt’appelles-tu, fille de… ? C’était l’avant-garde de la vertu.Le gros du bataillon ne tarda pas à surgir. Elles arrivaient detous les coins du pays, maudissant l’immoralité du siècle,s’affirmant les unes aux autres que la mère inconnue aurait dû êtretirée à quatre chevaux, qu’elle s’était dépêchée de mourir, lagueuse, pour aller retrouver Satan qui, sans le moindre doute,était le père : qu’heureusement la fille serait exorcisée enbonne et due forme. Elles étaient toutes là, les enragéesvertueuses, la Joubarbe, la Bicorneau, la Jambes-Tortes, laTommache, la Nez-Rouge, la Siroude, la Boncœur, et d’autres, elless’approchaient, tâtaient l’enfant, la retournaient, la soupesaient,ricanaient, prenaient des mines dégoûtées – aucune n’envoulait !

– Ça n’a ni bras ni jambes, sifflait laBoncœur.

– Ça doit manger comme quatre et ne rienfaire, sifflait la Tommache.

– Ça a dû être habitué par la mère àfainéanter, sifflait la Nez-Rouge.

– Ça vous a la peau fine et des doigts enfuseau, sifflait la Bicorneau.

Toutes les vipères sifflaient et se pâmaientd’aise à s’entendre siffler les unes les autres. L’enfant râlait,s’affaiblissait, devenait pourpre et livide coup sur coup,respirait à peine ; tout à coup, elle s’affaissa, les yeuxéteints ; il y eut une huée.

Une femme, alors, s’avança, et dit :« Je l’adopte !… »

C’était la paysanne qui avait vu, de sonchamps, arriver la litière de Gérande, qui avait longuement ruminéet avait fini par se dire : « C’est peut-être la fortune.Qui sait ?… »

À ce moment, au loin, sur la route, il y eutle sourd roulement d’une pesante troupe de cavalerie au trot ;cela se rapprocha rapidement ; les maisons dégorgèrent d’unefoule qui agita les bras et poussa de grands cris :« Orléans ! Orléans ! Vive Orléans !… » Etdans un nuage de poussière, sous la magnificence du soleil, parmides éclairs de lances, des chocs d’armures, apparut une brillantecavalcade…

D’abord six trompettes, puis un pelotond’hommes d’armes couverts d’acier, puis un gros de gentilshommescaracolant et faisant flotter au vent leurs manteaux de soie, puisencore un peloton fulgurant d’acier. Au milieu de cette imposanteescorte, une litière traînée par quatre chevaux blancs etenveloppée de rideaux de pourpre aux armes de Louis d’Orléans,frère du roi Charles VI.

Dans cette litière, sur le devant, trois damesd’honneur.

Sur les coussins du fond, une femme au nobleet doux visage, vêtue avec une élégante somptuosité : c’étaitValentine de Milan, duchesse d’Orléans, qui s’en revenait devisiter le château que son mari achevait de faire construire àPierrefonds.

Elle avait la réputation d’une sainte ;elle l’était, si par sainteté on entend l’exquise noblesse d’unehaute intelligence planant au-dessus des basses ambitions,l’adorable bonté d’un cœur qui ne connut jamais la haine.

Valentine vit cette enfant sous le porche del’église, entourée par la nichée de vipères, et elle comprit.

– Une enfant exposée, murmura-t-elle…pauvre petite !…

Déjà la cavalcade était passée comme une nuéerouge que pousse le vent… Cent pas plus loin, tout s’arrêtabrusquement : Valentine avait jeté un ordre. Elle descenditseule, commanda à la litière d’attendre où elle se trouvait, et àtoute l’escorte de se porter en avant de Villers-Cotterets, etcomme on était habitué à ces attitudes qui ne tenaient nul comptede l’étiquette, on ne s’étonna pas.

La duchesse d’Orléans s’avança entre unedouble haie de gens découverts et inclinés, elle arriva jusqu’àl’église, et son premier mouvement fut de se baisser, de prendredans ses bras la petite Roselys et de la relever endisant :

– Mais cette enfant se meurt !Pourquoi ne la secourt-on pas ?…

– C’est une fille sans nom, dit lebedeau.

– Sait-on qui elle est ? d’où ellevient ? demanda Valentine.

– Moi, je sais tout ! dit lapaysanne du champ d’avoine. Moi, Guillaumette, j’ai tout vu, etj’adopte l’enfant. Je l’ai dit. Je ne m’en dédis pas. Qu’on fassel’acte.

Le cercle des commères s’était élargi. Ellesregardaient d’un air pincé. L’une à l’autre, elles semblaient sedire : Il paraît que Mme la duchesse est unepas grand’chose. Derrière elles, une foule avide. Les notablesaccourus. Tout ce monde se taisait. Valentine tira deux pièces d’orde son aumônière et les offrit à Guillaumette qui rougit deplaisir. La duchesse considérait l’enfant, admirait son merveilleuxprofil de grâce, sa chevelure soyeuse, toute sa personne sidélicate sous le grossier costume.

– Et qu’avez-vous vu,dites-moi ?

– Mais une belle litière et des gensd’armes qui se sont arrêtés hors la ville. Et les gens d’armesportaient des lances, avec une belle croix rouge de Saint-Andrétout au travers de la cuirasse…

Valentine tressaillit…

– La croix de Bourgogne !murmura-t-elle.

– Et la femme est descendue, traînantl’enfant, continua Guillaumette. Moi, je les ai suivies, et mevoilà. J’adopte la petite. Elle est à moi. Qu’on dresse l’acte.

Cette fois, la duchesse d’Orléans détacha sonaumônière et la tendit, contenant et contenu, à Guillaumette.

– Cédez-moi vos droits,voulez-vous ? dit-elle en souriant.

Guillaumette serrait frénétiquementl’aumônière dans ses doigts crispés, toute pâle cette fois, carelle se rendait compte que si le contenu était d’importance, lecontenant à lui seul était une fortune, soie d’or parsemée deperles et de diamants. Elle bégayait des choses confuses.

Déjà Valentine de Milan ne s’occupait plusd’elle… Et cette foule qui entourait le porche de l’église vitalors une chose qui la fit frissonner comme un grand et noblespectacle. Elle vit la duchesse d’Orléans, la femme du premierpersonnage du royaume en ce temps où le roi ne comptait pas,prendre doucement dans ses bras la fillette à l’humble costume, etvers sa litière armoriée aux armes les plus illustres de France,elle se mit en marche, souriante, portant, enveloppée dans un pande son manteau de velours, la fille exposée, la fille sans nom…

Valentine déposa Roselys évanouie sur lescoussins, fit fermer hermétiquement les rideaux de la litière, etcomme ses dames d’honneur la regardaient, stupéfaites, avec sondoux sourire, elle leur dit :

– Pas un mot à personne au monde de ceque je fais aujourd’hui…

– Madame la duchesse veut cacher sesbonnes œuvres, fit l’une des dames.

– Non, ma bonne Châtillon : ils’agit de cette jolie enfant dont la vie serait sûrement en périlsi on savait que c’est moi qui la prends.

– Et pourquoi, madame ? demanda laduchesse de Châtillon très intéressée.

Et Valentine de Milan répondit :

– Bourgogne ou Nevers… l’un ou l’autre,je ne sais lequel des deux, je le saurai. Mais pour l’un ou pourl’autre, cette enfant sans nom portera un nom terrible, elles’appellera le Remords… la Vengeance peut-être.

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