L’Hôtel Saint-Pol

III – LE POISON DE SAÏTANO

L’homme de la Cité qu’on appelait Saïtano,après avoir escorté la reine et Bois-Redon jusqu’à la rue, étaitrentré chez lui. Il avait couru jusqu’à l’armoire de fer et passéen revue ses flacons alignés.

– Très bien, murmura-t-il en refermant.Toute la question est de savoir si l’être quelconque à qui mon« poison » est destiné sera oui ou non frappé… Ce seraitune décisive expérience… Sachons d’abord où va se passer lachose…

Il sortit de chez lui. Il avait remarqué ladirection prise par ses deux visiteurs. Il se jeta sur leurstraces, se glissa à leur suite et arriva à temps pour les voirentrer dans un logis de noble structure : l’hôtelPassavant.

Alors, sous un auvent d’auberge, il allas’adosser à la maison d’en face, et attendit – l’oreille tendue àces cris funèbres qui jaillissaient de l’oratoire… les cris deLaurence d’Ambrun.

C’était affreux…

Elle ne voulait pas mourir ! Si jeune, sibelle, si vivante, elle éprouvait ce qu’il y a d’horreur à regarderla mort face à face, en pleine connaissance de soi-même, en pleineforce de vie ardente… Elle jeta autour d’elle des regards de feu,vit Jean sans Peur et il n’eut le temps ni de reculer ni de larepousser, déjà elle l’enlaçait :

– Je t’ai aimé, souviens-toi !

Il se débattit. Plus étroitement, elles’attachait à lui et criait :

– Toi aussi, tu m’as aimée,souviens-toi !

D’une secousse, il se libéra del’étreinte ; elle trébucha jusqu’au mur… Bois-Redon étaitlà :

– Monsieur, supplia-t-elle, ah !monsieur…

– Ceci ne me regarde pas, ditBois-Redon.

Alors elle s’appuya au mur, baissa la tête etpleura : elle était vaincue ; ses yeux atones se fixèrentsur la coupe que lui tendait la reine. Elle la prit endisant :

– Oh ! que cela va me fairemal !…

– Non, dit la reine. Vous ne souffrirezpas.

Et elle répéta la parole de Saïtano :

– C’est la foudre !

Un instant après, Laurence tint la coupe entreses doigts crispés. Et tout à coup elle, la porta à ses lèvres.Soutenue par cet espoir qu’elle allait être« foudroyée », elle la vida d’un trait, et puis la laissatomber à ses pieds.

La minute qui suivit fut étrange. Figés, lareine, Bois-Redon et Nevers regardaient. Ils éprouvaient à sonmaximum d’intensité ce malaise nerveux des gens qui attendent ladétonation de la mine alors que la mèche brûle. Et la détonation nese produisait pas…

Quoi ? Qu’y avait-il ?

Laurence avait bu le poison – la foudre – lamort instantanée, et Laurence était debout ! Loin de sedécomposer, son visage perdait sa teinte livide pour se colorer derose, et dans ses yeux qui avaient contenu toute la terreur selevait une aube souriante !…

Elle vivait ! Non seulement elle sesentait vivre, mais c’était encore d’une vie plus ardente, plusgénéreuse, comme si ses veines eussent roulé les flots d’un sangplus jeune.

Bois-Redon demeurait hébété. La stupeur deNevers touchait à l’effroi. La rage d’Isabeau était au paroxysme.Brusquement, la vérité fit irruption en eux ; Laurence n’étaitpas empoisonnée !…

Non. Elle ne l’était pas. Soit hasard, soitcalcul en vue de quelque mystérieuse expérience, l’homme de laCité, au lieu d’un liquide mortel, avait remis à la reine unebienfaisante liqueur – oui, bienfaisante à coup sûr, indiciblementbienfaisante, car Laurence, de seconde en seconde, sentait desforces inconnues se développer en elle et régénérer son êtreentier.

Elle tendit les mains à la reine etmurmura :

– C’était une épreuve… Mon Dieu, monDieu… ce n’était qu’une épreuve !

Les regards de Nevers et d’Isabeau seheurtèrent : – Si elle vit, c’est pour moi la mort infamante,dit l’œil sanglant de Jean sans Peur. – Qu’attendez-vous,alors ? répondit le regard de la reine.

Et Laurence, d’un accent tout mouillé dereconnaissance éperdue, balbutiait :

– Soyez rassuré, monseigneur, vous aussi,ma reine ; vous me donnez la vie, mais…

Un soupir bref coupa sa parole – et elles’affaissa le long du mur, derrière la table ; la figurecontre les dalles… la foudre ! cette fois, c’était bien lafoudre qui s’était abattue sur elle : le poignard deNevers !

À ce moment, une femme vêtue de noir,impassible figure de bravo femelle, entra dans l’oratoire endisant : « Le scribe m’a avertie, madame, et mevoici… » Sans doute elle avait un rôle à jouer. Et la reine laconnaissait, car elle lui dit : – Tu sais ce que tu auras àfaire, Gérande ? – Le scribe m’a tout dit. – Tu esprête ? – Toujours ! – C’est bien. Une litière attend aucoin de la rue Saint-Martin. Elle est là pour toi.

Jean sans Peur s’était penché sur Laurence. Undernier soubresaut la mit sur le dos. Elle porta la main à lablessure qui trouait le sein. D’un geste inconscient, elle agitacette main pleine de sang – et ne bougea plus. Nevers se redressa,recula, essuya la sueur de son visage ; et alors il vit queses doigts étaient rouges : cette sueur, c’était le sang de lavictime.

À son tour, Bois-Redon se pencha, examina laplaie d’un œil expert, posa sa main sur le cœur, attendit uneminute, et enfin se releva en disant :

– Morte !

On pouvait se fier à lui. Il s’yconnaissait.

La reine, de nouveau, se tourna vers la femmequ’elle appelait Gérande… une violente rumeur, tout à coup, éclatadans l’intérieur de la maison, un tumulte de pas précipités, desinsultes, des voix qui criaient : – Arrête !Arrête ! – La porte de l’oratoire battit avec fracas, et lechevalier Hardy de Passavant s’avança, les vêtements en désordre,la dague au poing. D’un geste impérieux, Isabeau arrêta sur leseuil les gens d’armes auxquels il venait d’échapper et qui lepoursuivaient.

– Mort de tous les diables, cria de loinle capitaine des gardes. Claude Le Borgne et Lancelot Tête de Fer,ça en fait deux les tripes au vent ! Quel démoli ! Quellegriffe !

– Madame, gronda Jean sans Peur, c’est untémoin : il faut…

– Il ira loin ! fit Bois-Redon quieut un sifflement d’admiration.

– Silence ! dit Isabeau à Nevers. –Il ira jusqu’à la Cité, souffla-t-elle à Bois-Redon. Jusqu’à la rueaux Fèves ! Jusque-là d’où nous sortons ! À toi,Bois-Redon !

Hardy trépignait, en proie à un accès defureur blanche qui, deux minutes, étrangla sa voix.Enfin :

– Que faites-vous ici ? Quiêtes-vous ? Des truands ? Parlez, pillards de nuit !Où est Roselys ? Qu’avez-vous fait de Roselys ? Par monpère, par le ciel, vous allez voir ! Hardy !Hardy !-Passavant-le-Hardy !

La reine, déjà, avait donné à Bois-Redon desinstructions complètes que termina ce mot réédité de Saïtano :– Surtout, sans effusion de sang, n’oublie pas !

D’un bond, Hardy fut à la table. Au choc, ellese renversa. Les trois actes de mariage voltigèrent çà et là.Frémissant, Jean sans Peur ramassa des parchemins…

– Hors d’ici, truands, hors d’ici !criait Hardy.

Sa griffe de lionceau se leva… Au même moment,il fut entouré, enveloppé, repoussé hors de l’oratoire, dans lasalle des pèlerins, de là dans la salle d’honneur, de là dans lacour, de là dans la rue…

Isabeau jeta un coup d’œil à la femme entréetout à l’heure :

– Va, Gérande. Et dépêche !

Le bravo femelle, à rude poigne, s’éloigna.Quatre des gardes se détachèrent pour l’escorter. Bientôt, au fonddu logis Passavant s’éleva la plainte terrifiée d’une voix depetite fille.

Et des appels :

– Hardy ! À moi, Hardy !…

C’était Roselys qu’on emportait…

Quelques secondes, la reine écouta ces crisd’enfant. Puis le silence plana. Elle se tourna vers Jean sans Peuret le vit qui, à la flamme d’une cire, brûlait des parcheminsroulés en boule… les actes de mariage !

– C’est fini ! dit-il. Plus rien àcraindre.

– Allons, dit la reine.

Escortés par le capitaine des gardes et seshommes, dont deux allumèrent des torches, Isabeau et Neverssortirent, évitant de regarder du côté de la flaque pourpre quis’élargissait sur les dalles.

Sous son auvent, Saïtano guettait. Lorsqu’ilvit paraître la reine, il s’avança. Son premier coup d’œil fut pourles mains du capitaine des gardes ; son deuxième pour cellesde Jean sans Peur. Il les vit rouges, et il sourit.

– Madame, dit-il, une« erreur… » oh ! réparable, certes…

– Elle est réparée ! fit Isabeau,hautaine.

– Est-ce que la personne… a bu tout demême ? demanda-t-il avidement.

– Oui. Attention, reprit la reine avecrudesse. L’erreur, je vous la pardonne. Mais ce que vous avezpromis…

– L’enfant mort, madame ! Donnez-moil’enfant mort ! Le reste me regarde !

– On vous l’apporte ! dit sourdementla reine.

Elle s’éloigna, suivie de toute la bande, dansla lueur des torches, fatale, terrible – inconscientepeut-être.

– L’enfant qui vient de passer,poursuivi ! Je m’en doutais, songea Saïtano. Bien. J’aiquelques minutes…

Et il entra dans le logis, se dirigea au jugévers la pièce dont, du dehors, il avait vu les baies teintées delumière : l’oratoire. Il l’atteignit, s’y glissa, et tout desuite vit le cadavre. Rapide, silencieux, il courut s’agenouiller,souleva le corps, l’adossa au mur, posa sa main sur le cœur, commeavait fait Bois-Redon.

Alors un sourire d’inexprimable triomphedétendit ses lèvres. Il haleta :

– L’expérience est concluante. Voici unefemme laissée pour morte. Le coup a atteint les sources de la vie.Elle devrait être morte. On a dû sûrement s’assurer qu’elle étaitmorte… oui… mais elle a bu ! Elle a bu ma liqueur qui a arrêtéla mort au seuil de cette blessure !… C’est donc bienvrai ! Je suis donc vraiment sur la trace de la grandedécouverte !… Et tout à l’heure, avec le sang de l’enfant mortmêlé au sang des trois vivants…

Il s’arrêta, flamboyant d’orgueil…

Puis, sans plus s’occuper de Laurence, morteou vivante, d’un glissement de spectre, il se retira…

Elle demeura là, adossée au mur, comme Saïtanol’avait placée. Et son sein, d’un mouvement rythmique, se soulevaitet s’abaissait. Le sang ne coulait plus de la blessure. Le cœurbattait… ce cœur dont Bois-Redon avait constatél’immobilité !…

La morte vivait…

Cependant, Hardy de Passavant bataillait dansla rue, reculait, revenait à la charge, attaquait, donnait un coupde griffe, reculait encore, refoulé par ces ombres qui lepressaient de toutes parts, refoulé vers la Seine, vers la Cité…vers le logis d’horreur où les trois vivants attachés sur desescabeaux « attendaient » l’enfant mort !… Iln’avait pas une blessure, pas une égratignure. Il se rendait comptequ’on le ménageait. Pourquoi ? Pourquoi ? Alors que luien avait déjà blessé cinq ou six ! Que voulaient-ils ? Àquoi cherchaient-ils à l’acculer ? Il s’affaiblissait. Ilhaletait. Des pensées d’épouvante l’assaillaient. Il avait lasensation qu’un danger pire que la mort le menaçait. Quoi ?Quel danger ?

– Plutôt mourir ! cria-t-il en sejetant une dernière fois sur les silencieux fantômes.

Plutôt que quoi ? Il ne savait pas. Maisil se rua pour mourir – pour échapper à la « choseinconnue », et dans le même moment, il s’affaissa, assommé parun coup sur le crâne.

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