Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LVIII.

 

Un prêtre doit être humain. – Le presbytère. – Les apprêts d’ungalas. – Les dévotes. – La curiosité. – L’abbé Tatillon, ou lemajordome. – Te Deum laudamus. – Regrets à la comète. – Uneindiscrétion. – Mêlez-vous de vos rabats.

 

Adèle s’achemine vers la demeure du curé. Sion me rebute, pensait-elle, eh bien ! moi je ne me rebuteraipas, et si le sort s’acharne à me poursuivre, il ne sera pas ditque les torts sont de mon côté. Je tenterai toutes les voies dusalut. Mais comment l’aborder ce curé ? Je ne fréquente pasles églises, il ne m’a jamais vue ; peut-être va-t-il meréprimander. Au fait, il ne me mangera pas ; c’est un prêtre,les prêtres doivent être humains, charitables ; la religionleur commande d’accueillir tout le monde, et puis qu’est-ce que jedemande ? une lettre, cela coûte si peu d’écrire unelettre ! Non plutôt mourir que de m’adresser à ce méchantcommissaire. Mourir ! c’est bien cruel à mon âge. Une fois jem’en suis senti la force, je ne l’aurai plus. Je raconterai tout aucuré, toutes mes traverses, celles de mes amis, il saura toutdepuis Pater jusqu’à Amen, et s’il a desentrailles, s’il est chrétien, il ne pourra s’empêcher de compatirà nos maux, et de nous accorder quelque secours.

Tout en s’abandonnant à ces réflexions, Adèlearrive au presbytère, le concierge, près de qui elle s’informe sile pasteur est visible, lui indique au fond de la cour un pavillon.« Entrez-là, lui dit-il, vous y trouverezM. l’abbé. » Adèle suit l’indication ; et aprèsavoir inutilement frappé, elle pousse la porte, et pénètre dans unevaste salle, où sur un buffet étincelant d’or et de vermeil, sontétalées toutes les délices du paradis terrestre. Des femmess’agitent et circulent dans tous les sens : « Ça feramieux comme ci ; ça fera mieux comme ça ! – Le coup d’œilest charmant ! – Cette crème est délicieuse ! – Quedites-vous de mon buisson de meringues ? » Toutes cesfemmes sont si affairées, qu’elle s’avance d’abord sans en êtreaperçue.

« Rangez-vous donc, vous gênez leservice. – Allons, vous avez failli me faire briser lenogat. » Puis vient la question, « Que faites-vousici ? » adressée par une sœur de la Visitation.

« Que veut cette femme ? »demande presque en même temps une religieuse du Sacré-Cœur.

– « Madame désire quelquechose ? » dit interrogativement une chanoinesse quiparaît présider à tous ces apprêts. « Demoiselle Marie, voyezun peu ce que madame désire ? »

Demoiselle Marie s’approche d’Adèle :« Que souhaite madame ?

– » Je souhaiterais avoir l’honneurde parler à monsieur le curé.

– » Mais si vous avez quelque chosede pressé à lui dire, vous pouvez me le communiquer, c’est comme sivous parliez à lui-même, je lui en rendrai un fidèle compte ;d’abord, est-ce pour affaire du culte ou pour affairepersonnelle ?

– » J’aurais besoin de l’entreteniren particulier.

– » En particulier, ma chère !oh ! l’on ne parle pas comme cela à M. le curé.

– » Faites-lui par écrit la demanded’une audience, et s’il juge à propos de vous recevoir, il vousrépondra.

– » Il me répondra, demain peut-êtreil ne sera plus temps.

– » Si vous êtes si pressée, il mesemble que vous pouvez bien me confier le motif qui vous amène.

– » Je ne puis le dire qu’àM. le curé.

– » Ah ! c’est différent, je neveux pas le savoir : si je vous fais cette question, c’estuniquement dans votre intérêt…, vous avez des secrets, gardez-lesmadame, gardez-les ; je suis bien bonne de m’en occuper…

– » Puisque demoiselle Marie est lagouvernante de céans, dit une sœur du pot, qui avec des fines herbeet des anchois s’amuse à dessiner sur des assiettes les instrumentsde la passion, pourquoi lui faire un mystère de votredémarche ?

– » Chacun a ses raisons, masœur.

– » Dieu nous garde de chercher àpénétrer les vôtres, ma chère enfant, ce n’est pas la curiosité quinous guide ; nous, être curieuses ! ô doux Jésus !ce n’est pas notre défaut ; cependant j’estime qu’il vaudraitmieux pour vous nous expliquer de suite.

– » Mais cessez de sollicitermadame, crie ironiquement la chanoinesse ; elle n’est pasobligée de s’ouvrir à vous…

– » Oh ! je vois ce que c’est,reprend demoiselle Marie, c’est encore quelque caimandeuse, il enpleut ici, on ne voit que de ça ; on dirait qu’il n’y a qu’àse baisser et en prendre… ; les aumônes, les aumônes, elles nesont pas déjà si abondantes ; jamais nous n’avons été plusobérées : et puis nous avons nos pauvres…

– » Mais ne vous démanchez donc pasmal à propos, vous ignorez ce que je veux, et ce n’est pas à vousque je prétends m’adresser.

– » Voyez-vousl’insolente !

– » Le cœur haut et la fortunebasse, observe la chanoinesse ; elles sont toutes commecela.

– » On doit être humble quand onn’est pas riche, remarque la sœur de la Visitation.

– » Personne n’est plus charitableque moi, affirme la sœur du Sacré-Cœur ; mais j’aime que l’onsoit soumis : ah c’est bien joli la soumission ! simadame nous avait fait part de ce qu’elle veut, nous nous serionspeut-être fait un plaisir de lui prêter notre appui. »

Au même instant, cet état-major degouvernantes, de servantes, de béguines, de chanoinesses et dedévotes de tout âge et de toutes les couleurs entoure lasolliciteuse. – Dites-nous, – Confiez-nous, –Exposez-nous, lui crie-t-on ; et cent autresinterpellations volantes plus ou moins impératives viennentsimultanément l’assaillir. « Quand vous vous mettrez après moicomme des happechairs, s’écrie Adèle, qui ne sait plus à quirépondre, je n’ai rien à démêler avec vous. »

Tandis qu’elle fait ainsi tête à l’orage,l’atmosphère se remplit des parfums les plus suaves. Ô l’agréableodeur ! elle s’exhale du fin mouchoir de batiste que déploieun jeune abbé frais et gaillard, qui arrive un bougeoir à la mainet en s’essuyant le front. « Pancrace, faites attention oùvous posez les pieds, recommande ce majordome à un gros garçon dontle bras et la hanche sont également meurtris du poids d’unequarantaine de bouteilles miraculeusement entassées dans unpanier.

– » Prenez garde, ajoute l’abbé, ily a un pas…, c’est ça ; ah ! voilà notre Chambertin quiest sauvé, ce n’est pas sans peine, n’est-ce pas sommelier ?Te Deum laudamus.

– » Monsieur l’abbé, où l’avez-vouspris ? demande demoiselle Marie, c’est du caveau dufond ?

– » Oui, du caveau de la comète.

– » À la bonne heure.

– » Savez-vous qu’il diminue à forced’en boire ; ah ! s’il plaisait au Seigneur nous envoyerencore un astre. » Il se redresse comme offusqué par l’aspectd’un visage étranger, et considérant Adèle. « Je ne connaispas madame ?

– » Madame voudrait voir M. lecuré.

– » Monsieur le curé ;ah ! il a bien d’autres chiens à fouetter… (à Adèle) ;vous ne pouviez, madame, prendre plus mal votre temps, M. lecuré ne sera pas libre de toute la journée… ; nous avons àdîner MM. de la Fabrique et les Pères de la Mission, etvous sentez que lorsqu’on est en galas (avec un air aimable), onsait bien quand on commence, mais on ne sait jamais quand çafinira… ; au surplus, que voulez-vous à M. le curé ?êtes-vous une de ses ouailles ?

– » Je ne sais pas monsieur.

– » Et qui le saura si ce n’estvous ? Diantre, diantre…, oui, oui (il bredouille), ah !je vois, je vois, ce n’est qu’à lui que vous en avez… ; aussibien je n’aurais pas le loisir de vous entendre, j’ai de la besognepar-dessus les yeux… ; je ne vous conseillerai pas de repasserà l’issue de l’office, M. le curé sera fatigué, il sera bienaise de se jeter un moment sur son lit, ensuite il faudra se mettreà table… ; non, réflexion faite, écrivez-lui.

– » C’est ce que nous avons dit àmadame », observe mademoiselle Marie.

« » Ou bien, reprend l’abbé, il estencore un moyen…

– » Eh ! l’abbé, s’écrie lagouvernante, mêlez-vous de vos rabats… Votre moyen :pensez-vous que je ne l’aurais pas indiqué tout aussi bien quevous, si j’avais voulu ? Mais, vous savez comme monsieur estcontent, quand on va le trouver à la sacristie.

– » À la sacristie, » murmuretout bas Adèle, pour qui ce mot est un trait de lumière. Etsur-le-champ, faisant une révérence qu’on ne lui rend pas, elleprend son essor, et court à l’église.

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