Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LIX.

 

Le sacristain. – Demoiselle Marie, ou le mot de passe. – Lesdeux curés ou le parallèle. – L’ancien et le nouveau. – Charitébien ordonnée. – La représentation. – Les registres de l’étatcivil. – Tableau d’une profonde misère. – Personne ne meurt defaim. – La malédiction. – Une confession générale. – Toujours lagrande figure. – Impertinente allusion. – Le baptême etl’enterrement. – Le comédien charitable.

 

Déjà elle est sous les voûtes du sanctuaire.Elle cherche la sacristie. « Derrière le chœur, à gauche, vousverrez l’inscription en lettres d’or, lui dit un donneur d’eaubénite. »

Adèle lit, « c’est ici, » elleentre.

« Dites-donc, dites-donc, où allez-voussi vite ? crie en l’arrêtant par sa jupe un homme qu’une amplerobe noire et la calotte dont son chef est couvert désignent commeun des serviteurs du temple : est-ce pour un baptême, pour unmariage, pour un enterrement, pour des messes, pour leSaint-Viatique ? Il y a la sonnette des Sacrements.

– » Monsieur le curé.

– » De la part de qui ?

– » De la part de demoiselleMarie.

– » De demoiselle Marie ; soyezla bien venue, ma chère dame… Vous allez le voir monsieur lecuré… ; mais, pour le moment, il est encore inpontificalibus, et il vous faudra attendre qu’il soitdéshabillé. Prenez la peine de vous asseoir…, là bas, sur le banc,auprès de la croisée : entendez-vous ? il est auvestiaire, vous le guetterez sortir…, et alors vous lui défilerezvotre chapelet… Ah ! c’est un bien digne homme, que M. lecuré !

– » Vous me mettez du baume dans lesang.

– » Et généreux, et compatissant.Bienheureux ceux qui vivent autour de lui ! La paroisse luidoit beaucoup. D’abord, il a fait redorer le tabernacle et lagrille du chœur… Vingt mille francs, qu’on a dépensés pourcela ; ensuite, nous sommes plus largement rétribués que sousson prédécesseur. Pour celui-là, Dieu veuille avoir son âme !Il avait toujours à ses trousses un tas de pauvres, de fainéants,de rien qui vaille ; pour leurs beaux yeux, il nous mettait àla portion congrue. Il nous aurait mis à la paille… Et lui même, ilse refusait tout, on n’est pas bourreau de sa personne à cepoint ; le dernier des maçons vivait mieux que lui. S’il avaitosé, je crois que, pour leur faire plaisir, il se serait volontierslaissé tout nu et les manches pareilles : charité bienordonnée commence par soi-même et par ses proches. D’ailleurs lechef de la paroisse doit avoir de la représentation ; ehbien ! il avait l’air d’un grigou ; une soutane râpée, unvieux chapeau, des surplis pleins de reprises… On lui aurait mis unliard dans la main, on n’en aurait pas donné un de toute sadéfroque, et il était chien avec nous, comme si les premierspauvres n’étaient pas dans l’église : c’est tout dire, c’étaitun janséniste : il était question de l’élever àl’épiscopat ; je plains le diocèse qui l’aurait eu ; unefluxion de poitrine, qu’il a attrapée en allant, pendant une nuitd’hiver, porter l’Extrême-Onction à un malade, l’a envoyé adPatres… Allez, il n’a pas été regretté… ; mais maintenantça va bien, et ça ne peut manquer d’aller de mieux en mieux. Quandnous aurons un tabernacle en or, et je n’en désespère pas, nousavons déjà le soleil, tout le monde s’en sentira, moi comme lesautres. Il n’y a que cette maudite chambre qui nous tracasse… Sanselle, je vous réponds que nous serions bientôt au dessus de nosaffaires.

– » Eh quoi ! vous avez trop deloyer ?

– » Non, non, ce n’est pas ça. Jem’entends… À l’aide de Dieu et de la Congrégation, nous viendrons àbout de nous en débarrasser. Mais vous êtes femme, et ceci estau-dessus de votre portée… Puisque vous venez de la cure, vousn’ignorez pas qu’on y prépare un festin splendide… Ces messieurs serassemblent, ce n’est pas pour des prunes, j’en suis sûr, ils vontdélibérer, c’est pour prendre une décision… Il y a quelque chosequi se mitonne, j’en mettrais ma main au feu. Que le Saint-Espritleur prête ses lumières ; ils n’en ont pas besoin, je le sais,mais ça ne nuit pas… Ah ! tandis que nous sommes à causer,voici justement M. le curé ; si je n’avais pas faitattention, il allait vous échapper… Dépêchez-vous, dépêchez-vous,c’est cette mine rougeaude, ce bel homme qui a le gros ventre. Quelembonpoint !… Il représente, celui-là, au moins, je ne vous aipas trompé. Allez, il s’approche du bureau des naissances…Ah ! c’est qu’il va apposer son seing sur les registres del’état civil : c’est là encore un vol qu’on nous a fait. Ne ledérangez pas ; mais, dès qu’il aura fini, vous ne risquerezrien de l’aborder. Vous verrez comme il est affable, quand on luirevient.

– » Puissé-je luirevenir ! » soupira Adèle en se séparant dusacristain ; et pour être à même de parler au curé aussitôtqu’il déposera la plume, elle va se placer derrière le fauteuil oùil est assis. Après avoir paraphé quelques feuillets, le pasteur seretourne, et laissant tomber sur Adèle l’un de ces regards étudiés,dans lesquels le sentiment de l’importunité se cache sous un fauxsemblant de bienveillance. « Vous avez quelque chose à medire ? » lui demande-t-il de ce ton doucereux, dontl’apprentissage se fait à Saint-Acheul.

– » Oui, monsieur le curé.

– » Et qu’avez-vous à medire ?

– » Vous voyez devant vous unemisérable femme qui ne sait plus où donner de la tête ; maisce qui me chagrine le plus, c’est que je ne suis pas seule, noussommes quatre. Oui, monsieur le curé, quatre, trois femmes et unhomme…, tous malheureux comme les pierres… Pas une miette de pain ànous mettre sous la dent… Pas la plus petite loque à vendre ou àengager… Que ne pouvez-vous pénétrer dans notre taudis ? vousen frémiriez… Enfin, vous êtes à même d’en juger, vous avezl’échantillon sous les yeux ; il gèle à pierre fendre, et parle froid qu’il fait je n’ai que cette simple robe de cotonnade,encore s’en va-t-elle en lambeaux, et vous voyez que je marche surla chrétienneté.

– » Oui, malheureusement, je voisça, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Les apôtres aussi,allaient nu-pieds.

– » Au nom de Dieu, monsieur lecuré, ne nous abandonnez pas. Si vous refusez de nous donnerassistance c’en est fait de nous.

– » En voilà encore une ; ilss’imaginent tous que nous roulons sur l’or et sur l’argent, à voircomme ils tirent sur nous à boulets rouges, vraiment, on croiraitque nous battons monnaie… Nous sommes obsédés, accablés, assommés,nous aurions les revenus de Lafitte, ce ne serait pas pis… Il y ale comité de bienfaisance, que ne vous adressez-vous aucomité ?

– » Ah ! monsieur, le comité,quand on meurt de faim !

– » Contes que tout cela :personne ne meurt de faim à Paris.

– » Juste ciel ! il est donc unétat plus affreux que la misère ! la misère, à laquelle on necroit pas.

– » Je ne révoque pas en doute ceque vous me racontez de votre situation, mais à l’impossible nuln’est tenu. D’ailleurs, quels sont vos titres aux libéralités desfidèles ? J’en suis le dispensateur, il est vrai, mais je leurdois compte des aumônes que je fais… Par qui m’êtes-vousamenée ? approchez-vous des sacrements ? quel est votredirecteur ? »

(Adèle baisse la vue et se tait.)

« Vous vous taisez ; je ne le voisque trop, vous êtes une impie, une athée, une hérétique, uneincrédule. »

(Elle veut parler, des sanglots étouffent savoix.)

« Qu’avez-vous à répondre, âmedamnée ? Ce n’est pas pour vous que la manne tombera duciel… »

(Adèle se prosternant à ses genoux et lesembrassant.) « Monsieur, mon père, je suis une grandepécheresse… Je mérite tous vos reproches… J’ai oublié mes devoirsde religion… Oh ! je suis bien coupable.

– » Relevez-vous, vous êtes dévouéeà Satan, c’est moi qui vous le dis.

– » Ah ! pardonnez-moi, jeferai tout ce que vous m’ordonnerez, je me soumettrai à toutes lespénitences.

– » Il est bien temps : vousdemandez à vous réconcilier avec le Seigneur parce que vous avezbesoin de lui ; le Seigneur vous repousse, il vous maudit.

– » Je prierai tant que jel’appaiserai.

– » Oui, priez-le, offrez-lui vosafflictions ; expiez, par un repentir de tous les instants,l’indifférence dans laquelle vous avez vécu, mais aussi long-tempsque vous serez indigne, n’espérez rien ici.

– » Ô malheur !malheur !

– » Vous êtes grande, forte, bienconstituée, que ne travaillez-vous ?

– » Que je travaille ! Onm’évite, on me fuit, on m’expulse de partout. Oh ! vous avezraison de le dire ! nous sommes maudits ; la malédictionnous suit en tous lieux ; que ne puis-je recommencer mavie ! la coquetterie ne me tenterait plus. Quand on est jeune,que l’on ne prévoit guère tout ce qui en résulte ! Mieux eûtvalu pour moi me rompre le cou, que d’avoir écouté la sorcière quime détourna de chez mes parents ! Elle m’amorçait avec deschiffons, la magicienne ! et moi qui croyais qu’elle voulaitmon bien ! C’est elle qui est cause de tout ; c’est ellequi m’a plongée dans l’abyme ; sans elle, jamais je n’auraisconnu les mouchards. Je n’aurais pas (de sa main elle se couvre lesyeux)… Mon père et ma mère, hélas ! en sont morts dechagrin ! Et moi, leur fille, le confesserai-je, au lieu de mecorriger, j’ai mis le comble à mon inconduite ! Oh ! j’enai été cruellement punie, je le suis encore ; et pourtant j’aipassé seize ans de ma vie à Saint-Lazare ! Oui, monsieur,seize ans.

– » Eh quoi ! une sentence vousa flétrie ! retirez-vous de moi, infâme ! vous me faiteshorreur !…

– » Vous me chassez, vous me traitezcomme la dernière des dernières ; il n’est donc pas vrai quele Sauveur ait pris Madeleine en pitié ? il n’est donc pasvrai qu’il ait pardonné à la femme adultère ? il n’y a doncpas eu de saint Vincent de Paule ? il nous trompait donc,l’aumônier de la prison, quand il disait que la miséricorde de Dieuest inépuisable ? non, il ne nous trompait pas ; elle n’apas menti cette bouche si pure de laquelle il ne sortait que desparoles de consolation ! Grand saint Vincent de Paule, vousdont il nous entretenait si souvent ; vous qui, pour convertirles malfaiteurs, vous attachiez à leur chaîne ; vous dont ilimitait toutes les vertus, intercédez pour moi… Que n’êtes-vousencore sur cette terre ! vous seriez touché de mes larmes,vous ne me rebuteriez pas !

– » Saint Vincent ferait comme ill’entendrait, moi je fais comme je puis, et je ne puis rien. Jevous le réitère, je ne puis rien ; c’est fâcheux pour vous,mais vous me comprenez : ainsi ne m’importunez pasdavantage. »

– (Se relevant.) « Écoutez-moi,monsieur le curé, je vous en conjure.

– » C’est inutile.

– » Un mot, un seul mot.

– » Cette femme estinsupportable !… Eh bien ! quel est ce mot ? Ne mefaites pas languir ; vous le voyez, on vient mechercher » (Il se tourne vers la porte, et faisant de la têteplusieurs inclinations accompagnées de ce sourire plein d’aménité,qui, sur une physionomie exercée, peut se marier à une expressioncontraire, il imprime à sa main un aimable balancement).

« Une minute, mon cher marguillier,l’affaire expédiée, je vous suis. »

Adèle est encore une fois saisie àl’apparition de la grande figure ; car le marguillier estaussi le commissaire de bienfaisance : sa langue s’estattachée à son palais ; le curé la presse de parler.

– « Est-ce pouraujourd’hui ?

– » Je suis sans pain !… »est, au milieu des sanglots et des pleurs, tout ce qu’elle parvientà faire entendre.

– « Encore la même chanson !vous me l’avez déjà dit ; au reste, si vous voulez qu’ons’intéresse à vous, commencez par faire votre paix avec le ciel.Tâchez d’obtenir la rémission de vos péchés ; faites uneconfession générale, et apportez-nous un billet qui atteste quevous avez rempli ces actes de catholicité ; enfin donnez-nousdes marques éclatantes de votre repentir ; pleurez sur voserreurs ; abhorrez vos crimes ; gémissez !gémissez ! purifiez-vous ; déposez la souillure de voségarements ; accusez-vous de toutes vos turpitudes.

– » Eh ! monsieur, comptez-vouspour rien l’aveu en quelque sorte public qu’elle vient d’enfaire ? » interrompt un des spectateurs de cette scène,qui, s’approchant d’Adèle, lui glisse dans la main une pièce demonnaie : « Ô Dieu ! s’écrie-t-il,

Lasciate ogn’esperanza voich’entrate ! ! !

» Est-ce à la porte de ton temple qu’ondevra lire cette enseigne de l’enfer ? »

Le curé lance à l’interrupteur un regardfoudroyant ; puis se tournant vers l’un des desservants quisont auprès de lui : « Avez-vous entendu ce qu’il amarmoté en latin… ? c’est sans doute quelqu’impertinenteallusion prise des saintes écritures.

– » Je vous demande pardon, c’est unvers du Dante, qui veut dire : vous qui entrez ici, renoncez àtout espoir.

– » C’est une insulte ; il estbien audacieux de venir jusque dans le saint des saints, faire lacensure de nos actions : quel est donc cemonsieur ? »

En réponse à cette question, le bedaud, qui aété admis en tiers dans le colloque, présente un carré de papier…le curé lit : « artiste dramatique… ;ah ! cela ne m’étonne plus, un comédien, un saltimbanque, un…On ne peut pas refuser le baptême à son enfant… ; quant à lui,j’aurai ma revanche… ; je l’attends…, à sonenterrement. »

En fulminant à demi – voix cetteexcommunication, le curé prend le bras du marguillier ; ilss’éclipsent tous deux, et le même carrosse les emporte avec leursanathèmes.

Adèle, dans la stupéfaction de tout ce qu’ellea vu et entendu, reste immobile…

« Allons, ne perdez pas courage, lui ditle comédien, essuyez vos larmes ; il y a de bons prêtres et debonnes âmes…, vous en trouverez ; et puis, la Providence estgrande, vous avez aujourd’hui de quoi manger…

– » Ah ! monsieur, sansvous.

– » Ne parlons pas de cela, allezdéjeuner, voilà l’essentiel, allez… (À part gesticulant et marchantà grand pas.) Abominable préjugé ! pauvre femme ! jeregrette presque de ne l’avoir pas prise pour marraine. »

Les amis d’Adèle soupiraient après sonretour ; elle entre en leur jetant une pièce de vingtfrancs : « Tenez les autres.

– » Un jaunet !

– » Ah ! oui, c’est un bravehomme qui me l’a donné, un comédien.

– » Un comédien !

– » Je vous conterai ça ; enattendant il faut aller à la provision… ; oh ! mes amis,le commissaire de bienfaisance, le curé, les dévots, les dévotes,quelle engeance ! quelle engeance ! ce n’est rien que dele dire. Il faut bien nous ménager au moins, et faire vie qui dure,car ce n’est pas à la cure qu’on nous en donnera quand nous n’enaurons plus. Nous allons d’abord prendre un morceau à la gargotte,simplement pour ne pas mourir, une tête de mouton et la soupe auchou ; voilà la carte, entendez-vous ? après ça nousverrons à nous retourner. »

Ce repas si modeste fut bientôt terminé ;on se rendit ensuite à la halle, où l’on acheta deux sacs de pommesde terre et quelques autres légumes… ; quinze francs furentdépensés ; mais en restant sur son appétit, on avait desvivres pour près d’un mois.

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