Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LXIV.

 

Grande joie à la maison. – Un nuage. – L’œuvre de bienfaisance.– Les préparatifs d’un déjeuner. – Le ménage remonté. – Projetshonnêtes. – La salière renversée. – Le commissaire. – Laperquisition. – La visite d’une dame. – Une reconnaissance. –Rentrée à St-Lazare. – La perpétuité.

 

Malgré le danger le plus imminent, Frédéric etSusanne avaient conservé assez de présence d’esprit pour s’emparerdu porte-feuille de M. Lombard, et verser à la hâte dans leurspoches deux ou trois des sébiles pleines d’or : de retour aulogis, il ne leur fallut qu’un moment pour respirer et se remettrede la frayeur qu’ils avaient éprouvée. À la vue des brillantsrésultats d’une capture qui avait failli avoir pour eux des suitessi funestes, tous les amis sautèrent de joie : alors seulementFrédéric s’aperçut qu’il n’avait plus son tablier ; un nuaged’inquiétude parut sur son front, mais il ne fit qu’y passer, et sagaîté reprit son cours. On s’occupa de compter les espèces ;le total s’élevait au-delà de toutes les espérances.

FRÉDÉRIC. « Au moins, cette fois, il nousen restera, nous n’aurons pas à passer par les griffes desreceleurs.»

SUSANNE. » Il faut gouverner notre barquede manière à ce que cela nous fasse vivre heureux.

ADÈLE. » Et honnêtes, j’en revienstoujours là.

HENRIETTE. » Cela va sans dire ;est-ce qu’on peut être heureux sans ça ?

ADÈLE. » Il n’est rien de tel que depouvoir aller tête levée et de n’avoir rien à personne. À propos,mes enfants, vous n’ignorez pas que nous avons une dette àacquitter ; elle est sacrée celle-là : d’abord demainmatin, ce sera ma première sortie ;… j’irai leur porter unbillet de mille francs.

FRÉDÉRIC. » À qui donc ?

ADÈLE. » Vous ne vous rappelez pas ce quenous avons promis ?

HENRIETTE. » Tu ne te souviens pas,Frédéric, cette femme en couche ?

FRÉDÉRIC. » Le père de famille que notrebanquier a mis si inhumainement à la porte ; je ne m’y opposepas… ; oui, on leur donnera mille francs à ces pauvres gens,ce n’est pas trop. »

Le reste de la journée et la nuit suivante sepassèrent à faire des châteaux en Espagne ; on ne ferma pasl’œil ; dès quatre heures du matin Adèle se leva pour alleraccomplir l’œuvre de bienfaisance à laquelle toute la société avaitsouscrit de si bon cœur ; Susanne ainsi que Henriettes’habillèrent, et partirent pour la halle, afin d’y faire desemplettes pour le déjeuner, qui devait être splendide ; deuxheures après, elles revinrent avec d’abondantes provisions etquelques ustensiles de ménage, parmi lesquels de la vaisselle, desfers à repasser, plusieurs casseroles, un gril, une rôtissoire etune table de noyer.

SUSANNE. « Posez ça là, mon bravehomme ; tenez, voilà pour la commission ; êtes vouscontent ?

LE PORTEUR. » Quarante sous ! si lesriches payaient aussi généreusement, on ne trouverait pas le painsi cher… ; une autre fois, quand vous aurez besoin de moi…

HENRIETTE. » Attendez, il faut le fairerafraîchir, on va monter le vin, il a bien gagné un coup àboire…

LE PORTEUR. » Vous êtes bien bonne,madame.

UN GARÇON DE CAVE. » C’est douze litresque vous avez demandés ?

SUSANNE. » Oui, mon garçon.

LE GARÇON. » Les voilà, vous pouvez boireça en toute sûreté…, il n’y a pas une goutte d’eau là dedans, c’estnaturel ; et bien mesuré que vous êtes.

FRÉDÉRIC. » Vous avez votreforet ?

LE GARÇON. » Ça ne nous quitte pas.

FRÉDÉRIC. » Débouchez-nous en six pourcommencer.

LE GARÇON. » Vous n’en souhaitez pasdavantage, pendant que j’y suis ; voyons, ne vous gênez pas,il n’en coûtera pas plus.

FRÉDÉRIC. » Non, c’est assez.

LE GARÇON. » Puisque c’est assez, aurevoir, l’aimable compagnie (il sort).

HENRIETTE (versant du vin). » Ceux quiveulent boire, approchez ; commissionnaire, voilà le vôtre,c’est le plus plein, vous en avez l’étrenne, ce sont des verresneufs…

FRÉDÉRIC. » Qui est-ce quitrinque ?

LE PORTEUR. » Puisque vous lepermettez… ; à votre santé, mesdames !… à la vôtre monbourgeois ! (Il pose son verre et se retire.)

FRÉDÉRIC. (se mettant en devoir de vider lespaniers). » Des petits pois, le pot-au-feu, des haricotsverts, des pêches, c’est du fruit nouveau, on ne se refuse plusrien ?

HENRIETTE. » Il faut qu’il mette son nezpartout ; quand je vous dis, il n’y a plus d’enfants.

FRÉDÉRIC. » Et ça, qu’est-ce quec’est…

SUSANNE. » Du blanc pour nettoyer lesvitres.

FRÉDÉRIC. » C’est bien nécessaire, dublanc ?

HENRIETTE. » Ne croit-il pas que nousallons vivre dans la saleté ?

SUSANNE. » Non monsieur, je veux que cesoit ici comme un petit palais.

HENRIETTE. » Qu’on se mire dans lescarreaux.

FRÉDÉRIC. » Du café, du sucre, del’eau-de-vie ; ah ! pour le coup je tiens la meilleurepièce, un gigot ! je ne suis plus si fâché… ; je nem’étonne pas à présent, s’il y a une rôtissoire…

HENRIETTE. » Oui mon chou, unerôtissoire ; il faut que la broche tourne ici aujourd’hui.Hardi Susanne, donne-moi vite un coup de main, que tout soit prêtquand Adèle reviendra…, que nous n’ayons plus qu’à nous mettre àtable… »

Elles eurent bientôt fait les préparatifs dece premier festin, d’une opulence après laquelle elles avaient silong-temps soupiré ; lorsque le gigot fut cuit à point,Susanne s’occupa de mettre le couvert…

HENRIETTE. « Eh bien ! Frédéric,qu’en dis-tu ? n’arrange-t-elle pas bien ça ?

FRÉDÉRIC. » On voit qu’elle s’yentend.

SUSANNE. » Que l’on vienne dire encoreque nous ne sommes pas des cordons bleus !

FRÉDÉRIC. » Qui prétendrait cela ?les mauvaises langues.

SUSANNE. » Ça vous a tout de même un coupd’œil.

FRÉDÉRIC. » Un fumet !

SUSANNE. » Par exemple il nous manque del’argenterie ; mais Paris ne s’est pas fait d’un jour.

FRÉDÉRIC. » On mange bien des perdrixsans oranges.

HENRIETTE. » C’est égal, j’en veux avoir,de l’argenterie, ça ne nuit pas dans un ménage (elle va s’asseoirsur les genoux de Frédéric) ; nous en aurons, n’est-cepas ? c’est si gentil (elle l’embrasse) ! voudrais-tuêtre mort à présent ?…

FRÉDÉRIC. » Ma foi non.

HENRIETTE. » Que le charbon a bien faitde ne pas nous tuer !

SUSANNE. » Je serais bien fâchée de neplus être de ce monde ! c’est ce qui nous prouve que quelquemalheureux que l’on soit, on ne doit jamais se détruire.

HENRIETTE. » Sans les maçons, sans ceplâtras qui est tombé si à propos, les vers nous rongeraientpourtant.

FRÉDÉRIC. » Ne pourrions-nous pas avoirune autre conversation ? ce qui est passé est passé, il nefaut plus y songer.

SUSANNE. » Oui, parlons d’autre chose…vive l’allégresse !

FRÉDÉRIC. » J’ai un appétit d’enfer.

HENRIETTE. » Et moi, il n’y aura pasbesoin de me prier, je m’en acquitterai bien.

SUSANNE. » Si Adèle arrivait, nouscommencerions.

HENRIETTE. » Elle ne peut tarder… Est-ceque ce serait elle, par hasard, qui ferait tout cetapage ?

FRÉDÉRIC. » Je ne crois pas, à moinsqu’elle ne nous amène la famille.

SUSANNE. » Elle est assez folle pourcela… Henriette vas donc voir.

HENRIETTE. » Ce serait curieux. (Elletraverse la chambre en courant et se heurte contre la table.)

SUSANNE. » L’étourdie ! elle arenversé la salière !…

HENRIETTE. » C’est bon, j’en jetteraipar-dessus mon épaule. (Elle va jusqu’au corridor et revient saisied’épouvante.) Mes amis, nous sommes perdus ! »

Aussitôt la chambre est envahie par un essaimde gendarmes et de mouchards, ayant à leur tête un commissaire.

« Au nom de la loi, dit le magistrat, jevous somme de nous donner toutes vos clés. Gendarmes, pendant queje vais procéder à la perquisition, veillez sur cet homme et surces deux femmes, vous m’en répondez.

UN BRIGADIER. » Il suffit, ils nes’échapperont pas.

LE COMMISSAIRE. » Il paraît que l’on faitbombance dans cette maison (apercevant une tabatière) ; si jene me trompe. Voici déjà l’un des objets mentionnés auprocès-verbal, vérifions : une boîte en écaille avec soncercle en or ; sur le couvercle, le portrait de madame Lombardenchâssé dans un médaillon ; au revers les chiffres entrelacésdes deux époux, en cheveux, du temps qu’ils en avaient, avec uncœur enflammé et une pensée dans un nœud d’amour. C’est bien cela,regardez, messieurs ; savez-vous qu’elle n’a pas été malmadame Lombard ! vous jugez comme moi, que c’est parfaitementconforme à la description ?…

UN DES ASSISTANTS. » Il n’y a pas à endouter.

LE COMMISSAIRE. » Ainsi nous avons trouvéles voleurs. (À Frédéric) Connaissez-vous le nommé Jacques Richard,dans la rue des Gobelins ?

FRÉDÉRIC. » J’ai connu un compagnon quis’appelle Richard mais il restait au faubourg Poissonnière.

LE COMMISSAIRE. » C’est le même.N’avez-pas eu quelque chose qui vous venait de lui ?

FRÉDÉRIC (à part). » Le tablier qu’il m’avendu. Je vois, monsieur le commissaire qu’il est inutile de nier,c’est moi qui suis l’auteur du vol.

LE COMMISSAIRE. » Vous ne l’avoueriezpas, qu’il y a assez de preuves. » (Il se fait donner letablier, et le déployant.) « Reconnaissez-vous ceci pour vousappartenir ?

FRÉDÉRIC. » Je ne le reconnais quetrop.

LE COMMISSAIRE. » N’êtes-vous pas libérédes fers ?

FRÉDÉRIC. » Libéré, oui je l’étais.

LE COMMISSAIRE. » Ces dames aussi ;nous avons des renseignements sur leur compte. Gendarmes,attachez-moi ce gaillard-là, et mettez les menottes à ces femmes,ne les ménagez pas.

FRÉDÉRIC. » Elles ne sont pascoupables !…

LE COMMISSAIRE. » Gendarmes, faites votredevoir. »

Pendant qu’on exécute les ordres ducommissaire, et qu’il continue sa perquisition, on frappe doucementà la porte ; un mouchard ouvre, et l’on voit entrer unepersonne dont la mise presque élégante et l’extérieur décentpréviennent déjà en sa faveur.

LE COMMISSAIRE. « Que veut madame ?Madame n’a pas l’air d’une voleuse ; mais vu la circonstance,je ne puis me dispenser de demander ce qu’elle vient faire ici.

LA DAME. » Comment ce que je viens yfaire ? je viens apporter de l’ouvrage.

LE COMMISSAIRE. » Vous venez, dites-vousapporter de l’ouvrage ?

LA DAME (cherchant dans son panier).» Tenez, tenez, il n’y à pas tant de mystère. Ce sont desbandes de mousseline que j’apporte à festonner, il y en atrente-quatre aunes ; faut-il vous les déployer ?

LE COMMISSAIRE. » Non, non, cela n’estpas nécessaire ; mais puisque vous faites travailler lesGoliez, vous avez donc un commerce ?

LA DAME. » Je tiens les articles debroderie, je suis assortie en tout ce qu’il y a de plusnouveau ; monsieur est marié, je pense : si madame votreépouse souhaitait faire quelques emplettes, voilà mon adresse (luiremettant une carte imprimée), madame Derval, boulevard desInvalides, près de la rue de Babylone. Elle trouvera chez moi toutce dont elle aura besoin, et à juste prix, je suis trèsaccommodante.

LE COMMISSAIRE. » Je vois que c’est lavérité, la visite de madame n’a rien de suspect, le motif en estnaturel, et il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’elle se retire. Jevous demande mille pardons, madame ; mais dans nos fonctionsil nous est quelquefois prescrit d’être indiscret. »

Au moment où la dame, près de se retirer,répond par une révérence aux excuses que lui fait le commissaire,arrivent deux nouveaux agents de police, Coco Lacour et FanfanLagrenouille, qui, l’ayant aperçue, la considèrent avec uneattention marquée.

COCO LACOUR. « Je crois avoir l’honneurde connaître madame.

FANFAN LAGRENOUILLE. » Et moi je suis sûrde l’avoir vue quelque part.

LA DAME (un peu troublée). » C’estpossible, mais je ne vous remets pas.

COCO LACOUR. » Vous devez pourtant meconnaître.

LA DAME. » Ma foi, monsieur, je ne pensepas avoir cet avantage.

FANFAN LAGRENOUILLE. » Plus j’examinemadame, plus je vois que je ne me trompe pas… Foi de Lagrenouille,je vous connais ; allons, ne battez pas,vous êtes une ancienne calège (femme à voleur), n’est-cepas ?

LA DAME (dont le trouble devient de plus enplus visible). » Je ne vous comprends pas.

FANFAN LAGRENOUILLE. » Que si, que si,vous comprenez bien (à Coco Lacour) : c’est une particulièrequi entrave (qui parle argot) mieux que toi zet moi.

COCO LACOUR. (avec vivacité). » J’ysuis ; vous êtes l’ancienne femme à Serouge, vous vous appelezAdèle d’Escars ?

LA DAME. (balbutiant). » Moi !moi ! vous vous trompez, je ne porte pas ce nom là.

FANFAN LAGRENOUILLE. » T’as raison, Coco,c’est Adèle… C’est elle, comme je dois mourir un jour.

COCO LACOUR (Passant la main sous le panier dela dame et le soulevant). » Je gage qu’il y a de lacontrebande là-dedans ; cela sonne le fer.

» Voyons un peu que je m’en assure.

LA DAME. » Je vous en épargnerai lapeine. (Elle ouvre son panier et y prend un trousseau de clés avecun paquet de reconnaissances, qu’elle lance au milieu de lachambre). Oui, je suis Adèle. Qu’en est-il ?

LE COMMISSAIRE. » Elle fera laquatrième.

LE BRIGADIER. » La contredanse estcomplète.

LE COMMISSAIRE. » Mademoiselle estsujette à caution. Je vous la recommande. »

Devant le tribunal Adèle confessa tous sescrimes ; mais, pour atténuer ses torts, elle joignit à sesaveux le récit de ses tribulations. Les jurés en gémirent ;leur déclaration n’en motiva pas moins une condamnation àperpétuité : c’était la première fois qu’une si terriblesentence était portée contre une femme. Quand on se présenta pourlui raser la tête et lui passer le saraut gris, Adèle versa untorrent de larmes. « Avoir tout fait pour être honnête ou pourmourir, et être jetée vivante dans mon tombeau… Ces portes deSaint-Lazare, que j’ai vues se fermer sur moi, elles ne s’ouvrirontplus. Jamais ! jamais ! perpétuité !perpétuité ! » répétait-elle sans cesse du son de voix leplus déchirant, et ces plaintes entrecoupées par des sanglots, cesplaintes n’ont pas cessé !… Adèle souffre encore.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer