Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LXIII.

 

Le trésor. – Les transes. – M. et madame Lombard. – Laserrure capricieuse. – La baleine et l’éléphant. – l’aiguille àtricoter. – Au voleur. – Les époux culbutés. – Le serrurier. –L’anneau retiré. – Le tablier. – Allez chercher lecommissaire.

 

Il ne fallut qu’un instant à la société pours’habiller, et faire les préparatifs de l’expédition. Dès que toutfut disposé, on se dirigea vers la rue des Gobelins ; unedemi-heure après, Frédéric, assisté de Susanne, était en traind’opérer : jamais tant de richesses ne se sont offertes àleurs regards, ce sont des sebilles pleines jusqu’au bord dequadruples, de guinées, de ducats, de napoléons, de louis de toutesles époques des sacs et des grouppes dont l’étiquette accuse lecontenu, et tout auprès un portefeuille qu’arrondissent des traiteset des billets de banque ; que de vertus, que deconsidération, que de probité, que d’honneur monnoyés !Susanne et Frédéric ouvrent une cassette ; elle est remplie demontres, de colliers, de bracelets, de joyaux, de pierreries ;ils vont puiser à même le Pactole, à leurs yeux se déroulent lestrésors de Golconde ; mais par où commencer ? Pendantqu’ils hésitent, ils entendent du bruit, ils distinguent des pas.« Ne bougeons pas, dit Frédéric, je crois qu’onmonte. »

Les voilà tous deux n’osant plus mêmerespirer. On s’arrête à la porte : l’on essaie une clef.Quelles transes !

– « Que nous avons bien fait derevenir ; vous voyez l’averse qui se prépare ?

– » Mais dépêchez-vous donc, madameLombard, vous êtes d’une lenteur.

– » Vous me donnerez peut-être bienle temps d’introduire la clé !

– » Il me semble que j’aurais déjàouvert dix fois.

– » Ah ! oui, vous êtesexpéditif ; je vous conseille de vous en vanter, quand vousêtes des deux heures à chercher le trou, et encore si je n’ymettais pas la main…

– » Cela vous est arrivésouvent ? Donnez donc, car vous me faites faire plus demauvais sang à vous voir ainsi tâtonner…

– » Je tâtonne, je tâtonne ; nevoyez-vous pas que je pousse, et que cela ne veut pasentrer ?

– » C’est peut-être une quinte.

– » Une quinte, dites plutôt que lecanon est bouché. C’est votre mauvaise habitude de traîner descroûtes dans vos poches, il s’y sera fourré quelque mie.

– » Vous verrez que ce sera de mafaute tout à l’heure ; donnez un peu que je soufflededans.

– » Tenez, monsieur Lombard, à votreaise (elle lui passe la clé).

– » C’est bien celle-là ! (Ilsouffle dans le canon, frappe sur la rampe, et après avoiralternativement frappé et soufflé.) Elle siffle parfaitement ;maintenant cela doit aller tout seul.

Mme LOMBARD (essayant uneseconde fois). » Joliment tout seul ! elle va moins bienqu’auparavant.

– » Vous ne tournez peut-être pas ducôté qu’il faut ?

– » Je ne tourne ni d’un côté nid’un autre, puisqu’elle ne s’enfonce pas à moitié.

– » Voyons, voyons, prenez monparapluie ; ces femmes sont si maladroites !

– » Allez, je vous cède la placevous ferez de beaux œufs !

– » Aussi beaux que les vôtres (ils’efforce de pousser). Diable, il y a de la résistance ! Sij’avais quelque chose pour la déboucher ; appelez donc lafruitière.

– » Ah ! vous êtes plus adroitque moi !… (elle appelle) Madame Bouleau !

LA FRUITIÈRE. » Qu’est-ce qu’il y a,madame ?

Mme LOMBARD. » Avez-vousquelque chose pour déboucher notre clé ? Faites-nous leplaisir de monter.

LA FRUITIÈRE. » Ça fera-t-i votreaffaire ?

M. LOMBARD. » Que me donnez-vouslà ! votre fil à couper le beurre ?

Mme  LOMBARD. » C’esttrop mou, ma chère.

LA FRUITIÈRE. » Si monsieur le mettait endouble…

M. LOMBARD. » Elle a raison.

Mme  LOMBARD. » Endouble, en double, ça n’ira jamais !

LA FRUITIÈRE. » Je vais vous chercher uneallumette.

M. LOMBARD. » Une allumette !c’est bien pis, pour qu’elle se casse dedans, n’est-cepas ?

LA FRUITIÈRE. » Eh bien, du balai debouyeau, c’est-t-i méyeure ?

M. LOMBARD. » Apportez-en unebranche, la plus ferme que vous pourrez trouver. »

La fruitière descend et revient aussitôt avecun brin de bouleau, qu’elle remet à M. Lombard.

« M. LOMBARD. » C’est uncotteret que vous m’apportez !

LA FRUITIÈRE. » Il n’y en a pas de plusmince ; en forçant vous verrez que vous en viendrez àbout.

M. LOMBARD. » Ah ! vous m’avezfait faire un joli coup ; la branche est rompue à présent,comment la retirer ?

LA FRUITIÈRE. » Pensez-vous qu’unclou ?…

Mme LOMBARD. » C’est tropcourt.

LA FRUITIÈRE. » Attendez, je m’en vaisvoir dans mes fouillis, je me souviens que j’ai par là unebaleine.

M. LOMBARD. » Une baleine ! unebaleine ! que ne me proposez-vous un éléphant ?

LA FRUITIÈRE. » Dame, quevoulez-vous ! la plus belle fille ne peut offrir que cequ’elle a.

M. LOMBARD. » Comment vous n’avezpas une aiguille à tricoter ?

LA FRUITIÈRE. » Une aiguille àtricoter ; qui donc qui fait des bas que je connais ?Ah ! j’y suis ! c’est l’invalide, qui est l’amoureux dela portière du numéro 17 ; p’t-être qu’il lui en aura laisséun jeu ; j’y cours.

Mme LOMBARD. » Courezvite… Comme c’est impatientant !…

M. LOMBARD. » Pourvu encore qu’elleen ait une !

Mme LOMBARD. » Jel’entends qui galope…

M. LOMBARD. » Elle n’a pas étélong-temps (l’apercevant). Enfin vous avez une aiguille, c’est bienheureux !

LA FRUITIÈRE. » Elle est assez forte,j’espère.

M. LOMBARD (prenant l’aiguille).» Cette fois nous sommes des bons. » (il fouille,souffle, frappe, refrappe, souffle de nouveau, refrappe encore.)« C’en est-il un fameux morceau celui-là ! décidément, iln’y a plus rien.

Mme LOMBARD. » Vous devezbien sentir si vous êtes au fond.

M. LOMBARD. » Certainement je lesens…, je touche le fer, elle n’ira pas plus avant… ; àprésent il n’y a plus d’obstacles, il faudra bien qu’elle ouvre ouqu’elle dise pourquoi (il met la clé dans la serrure) ; j’yperds mon latin, elle n’entre pas davantage, elle est ensorceléecette clé !

Mme LOMBARD. » Il y apeut-être quelque chose de dérangé dans la serrure.

M. LOMBARD. » Je vois ce que c’est,vous l’aurez forcée.

Mme LOMBARD. » Jem’étonnais que vous n’eussiez pas encore mis cela sur mondos ; c’est plutôt quelque polisson qui, en passant, aurafourré des graviers. Madame Bouleau ne fait attention à rien ;on monte, on descend, on entre, on sort, on emporterait lamaison ; oh mon Dieu ! autant n’avoir personne.

LA FRUITIÈRE. » Il ne passerait pas unchat, que je ne sois sur ses talons pour lui demander où il va.

M. LOMBARD. » Si nous avions uneplanche, je ferais un pont afin d’entrer par la croisée de lacuisine.

LA FRUITIÈRE. » Pour vous tuer ?

Mme LOMBARD. » Vousrompre le cou ce n’est encore rien, mais vous casserez un carreaude quatre francs !

M. LOMBARD. » Je n’y pensais pas…,quatre francs ! vite, vite, madame Bouleau, allez appeler leserrurier, ça coûtera moins cher. »

La fruitière descend avec rapidité ; ellen’est pas encore dans la rue, que le pêne, par un double tour, estbruyamment arraché de la gâche.

Mme LOMBARD. « Elle rêvela serrure !

M. LOMBARD. » Il y a quelqu’un, noussommes volés, au voleur ! au voleur ! »

Soudain la porte s’ouvre, deux personness’élancent ; écartés, repoussés, culbutés, M. et madameLombard, roulent de marche en marche ; sont-ce des fantômes,un ouragan, une débâcle qui les entraînent ? la bourrasque aété si rude, le choc si impétueux, qu’ils ne savent à quoiattribuer la brutale impulsion qu’ils viennent de recevoir ;la cause a disparu, mais l’effet subsiste, et les deux épouxrenversés déplorent leur catastrophe.

M. LOMBARD. « Aie ! aie !je n’en puis plus, je suis meurtri, moulu, brisé, massacré,assommé, aie ! aie !

Mme LOMBARD. » Àl’assassin ! à l’assassin ! au secours !… Je letiens, aidez moi, M. Lombard, aidez moi.

M. LOMBARD. » Ah ! mon Dieu,aie, je ne sens plus mes reins… ; ils me les ont cassés, lesmisérables ! et le verre de ma montre qui l’est aussi, et meslunettes, et mon bandage…

Mme LOMBARD. » Si vous nevenez pas, je vais le lâcher ; à la garde ! à lagarde ! »

La fruitière revient accompagnée du serrurierqu’elle est allés chercher.

« Ah ! que vois-je ? lebourgeois d’un côté, la bourgeoise de l’autre ; que leursera-t-il arrivé ? eh ! quoi l’appartement estouvert.

LE SERRURIER. » Ils auront voulu jeter laporte en dedans et ils se seront fichus les quatre fers…

Mme LOMBARD (se relevant).» Aïe ! aïe ! j’ai les jambes tout écorchées.

M. LOMBARD. » J’ai le dos enmarmelade…

Mme LOMBARD. » Il n’enest pas moins vrai que si vous n’aviez pas perdu la tête, nous lesaurions arrêtés ; regardez, je lui ai arraché son tablier.

M. LOMBARD. » Ils étaient au moinsune douzaine, et puis cela s’est fait si vivement, je n’y ai vu quedu feu…

MME LOMBARD. » Ma chère madame Bouleau,ils m’ont tous passé sur le corps ! quel assaut, grandDieu !… j’en suis blessée à toutes les places… Soutenez-moi,je vous en prie… soutenez-moi !…

M. LOMBARD (au serrurier.) » Monami, prêtez-moi votre appui, pour aller à mon secrétaire…

Mme LOMBARD (entrée lapremière). » Ah ! la chambre est dans un bel état !nous sommes volés ! dévalisés !…

M. LOMBARD (tombant dans un fauteuil).» Les scélérats ! ils ne nous auront laissé que les yeuxpour pleurer !

LE SERRURIER. » Je m’accommoderais biende leurs restes.

LA FRUITIÈRE. » Et moi aussi…

Mme LOMBARD. » Il fautfaire prévenir le commissaire ; pour qu’il dresse unprocès-verbal.

M. LOMBARD. » Mais commentauront-ils fait pour entrer ?

LE SERRURIER. » Ce n’est pas malin, avecdes fausses clés. Il y a tant de gredins ! » (Il examinela serrure, et retirant de l’intérieur un petit anneau de fer danslequel est passée la broche.) « Je ne suis plus surpris quevous n’ayiez pas pu l’ouvrir : ils y avaient mis bonordre ; ce doit être quelqu’un de l’état qui a fait cetanneau. Où est le tablier qui est resté dans les mains demadame ?

Mme LOMBARD. » Levoici.

LE SERRURIER (vivement ému). » Qu’on nesait guère avec qui l’on vit ! Un camarade !… Je lecroyais honnête ; j’en aurais mis ma main au feu. À qui sefier ?

M. LOMBARD. » Que dites-vous donclà ?

LE SERRURIER. » Je parle à moi-même…Malheureux !

M. LOMBARD. » Le malheureux, c’estmoi.

LE SERRURIER. » Il y en a encore de plusmalheureux que vous (montrant l’agrafe du tablier). Vous voyez cecrochet, c’est mon ouvrage. Il y a environ onze mois que metrouvant à la Courtille avec des amis, l’un d’eux, qui en étaitamateur, me demanda si je voulais le lui vendre ; je lui disque je ne le vendrais pas, mais que s’il lui faisait plaisir, je lelui donnerais volontiers ; il accepta, nous régala de quatrelitres, et depuis ce moment le crochet lui appartient, à moinsqu’il n’ait changé de maître.

M. LOMBARD. » Et vous nommez cetami ?

LE SERRURIER. » Frédéric ; c’est unconfrère.

M. LOMBARD. » Son compte est bon.Madame Bouleau, allez de ce pas chez le commissaire, racontez-luique nous venons d’être assassinés, ma femme et moi, et priez-le, denotre part, de se transporter ici sur-le-champ, pour recevoir maplainte et la déclaration de monsieur ; allez. »

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