Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LVI.

 

L’intérieur d’un fiacre. – Deux scélérats. – La morgue et lecorps-de-garde. – Fausse humanité. – Les soldats compatissants. –L’implacable dix-huitième. – Le bon capitaine. – Qui donne ce qu’ila, donne ce qu’il peut. – Le retour au logis. – Un galetas. – Ledélire. – Le bout de chandelle. – La reconnaissance.

 

Cependant Adèle a perdu connaissance ;les deux mouchards, qui l’ont placée entre eux, la secouentvivement et à plusieurs reprises dans l’espoir de la ranimer ;le cocher, qui prête l’oreille, saisit des paroles qui dénotentleur embarras.

– « Joue-t-elle la comédie ou ne lajoue-t-elle pas ?

– » Voyons, ne fais pas la bête.

– » Soutiens ta viande.

– » Il paraît tout de même que cen’est pas pour la frime.

– » Pince-la un peu.

– » Ah ! bien oui, j’ai beaupincer, il n’y a plus personne.

– » Quoi ! elle aurait tournéde l’œil ! pas possible !

– » Parole d’honneur, elle estcrevée.

– » (Riant.) Ah ! ah !ah ! pour le coup, la farce est unique.

– » Comment, elle nous aurait jouéun tour pareil !

– » Il n’y a f… pas de quoi rire,nous voilà dans de beaux draps avec cette charogne.

– » Bah ! bah ! tu vois del’embarras où il n’y en a pas ; on la dépose à la Morgue, pasplus gêné que ça (il appelle) ; cocher !

– » Non non, il n’y a qu’à laconduire au poste le plus près.

– » C’est juste, nous dirons quenous l’avons recueillie dans la rue, par humanité ; aprèscela, ils s’en arrangeront comme ils pourront, ça ne nous regarderaplus.

– » Je sais bien, mais qui paiera lacourse ?

– » Ah ! diable, je n’y avaispas réfléchi.

– » D’abord ce n’est pas moi.

– » Ni moi non plus.

– » Eh ! mon ami, c’estelle ; j’ai aperçu une pièce de quarante sols.

– » Tu ne te trompes pas ?

– » Non, puisque je la tiens.

– » C’est bon (levant lestore) ; cocher, au corps-de-garde ! »

On arrive : après avoir échangé quelquesmots avec l’officier, les mouchards prennent congé de lui en lelaissant dans l’enchantement de leur procédé généreux. Adèle, quel’on a tirée de la voiture, est couchée sur un brancard auprès dupoêle.

« UN SERGENT. « Capitaine, queferons-nous de cette femme ?

L’OFFICIER. » Il n’y a qu’à avertir lecommissaire, car il n’y a pas d’apparence qu’elle en revienne.

UN SOLDAT. » Elle est pt’-être enléthargie.

UN SECOND SOLDAT. » Il est bon là,M. Delormes, avec sa lithargie, tu ne vois pas l’atout qu’ellea à la tête ?

LE CAPITAINE. » Elle est blessée !nous aurions dû nous assurer de ces hommes, actuellement que j’ysonge ; ils avaient des airs pendables.

PREMIER SOLDAT. » Mâtin, quelleentaille ! sergent, regardez donc, voilà le sang quirecommence à couler.

LE SERGENT. »  Il est ma foi bienrouge.

L’OFFICIER. » C’est qu’alors elle estvivante, la chaleur aura rétabli la circulation : qu’est-cequi fume ici ? caporal, soufflez lui un peu de tabac dans lenez.

LE CAPORAL. (Il s’approche du brancard etlance une bouffée) : » Je dis qu’elle est fameuse.

LE CAPITAINE. » C’est bien, c’est bien,allez toujours. »

Le retour à la vie s’annonce par de légèrescontractions du visage, et par un mouvement convulsif des membres,Adèle se débat, tousse, et d’un sursaut elle est sur son séant.

LE CAPITAINE, bas au sergent. « Il m’asemblé voir un spectre.

LE SERGENT. » Elle a l’air d’unedéterrée.

UN CONSCRIT. » Si je n’étais pas ici, jem’en donnerais peur, je croirais que c’est un revenant. »

Adèle regarde autour d’elle, et après quelquesinstants, de cet accent profondément expressif d’une âme pleineencore des douceurs du néant : « J’étais sibien ! » dit-elle : son horizon s’agrandit, lesténèbres se dissipent. « Où suis-je ? (avec émotion) lagarde ! la prison ! Dieu, la prison !

L’OFFICIER. » Rassurez-vous, la bravefemme, vous êtes avec de bons enfants.

ADÈLE. » Ah, Seigneur ! saintevierge Marie ! qu’ai-je fait au monde ?

LE SERGENT. » Tant que vous serez avecnous, il n’y a pas de danger que personne vous manque ; nesommes-nous pas de l’implacable dix-huitième ? (Illui présente sa gourde.) Buvez, ça vous fera du bien ;… c’estde la bonne, au moins, à six sous le poisson.

ADÈLE. » Monsieur le sergent, je vousremercie ; dispensez-moi…

LE SERGENT. » Vous boirez, ou vous direzpourquoi. Prenez, prenez, ça vous donnera du ton. »

Les instances du sergent deviennent de plus enplus pressantes. Adèle n’ose plus refuser ; bientôt ellerecouvre assez de force pour pouvoir répondre aux questions que luiadresse l’officier. Elle ne récrimine pas, elle raconte, et dans sabouche la vérité est si éloquente, que de vieilles moustaches,outrées d’abord de la cruauté des mouchards, se surprennent à lafin l’œil humide de larmes.

LE CAPITAINE. « Eh bien ! sergent,qu’avez-vous donc ? Je vous croyais un dur à cuire.

LE SERGENT. » Moi, l’injustice merévolte ; et puis, tenez, capitaine, voulez-vous que je vousdise ? on n’est pas le maître de ça.

LE CAPORAL. » Je ne suis pourtant pasmonsieur sensible, mais c’est plus fort que moi ; je ne puispas voir pleurer une femme ;… ça me fait tant de peine quepour un rien je lui f… ais tout mon prêt. (tirant de sa culotte unvieux gant qui lui sert de bourse). J’ai vingt-deux sous et demi,je m’en f…, je les lui donne… Qu’est-ce qui en fait autant ?avec le pain d’amonition d’aujourd’hui. Allons, qui allonge lesespèces ?… on reçoit tout, les petites et les grosses pièces,depuis un liard jusqu’à six francs.

LE SERGENT. » J’en voulais fairequarante, mais il n’y a pas mèche ; trente-cinq, c’est le fonddu sac ; on m’écorcherait, un centime de plus, on ne l’auraitpas.

UN SOLDAT. » V’là mes vingt-cinq centimeset ma ration. Camarades, cherchez au boursicaut les ceux qui enont : il y en a par là qui sont sur le lit-de-camp… (il entire un par les pieds) C’est le Lorrain ; je l’auraisparié.

TOUS. » Qu’on a bien raison dedire : Lorrain vilain, traître à Dieu et à sonprochain.

LE LORRAIN. » Je dors.

LE SOLDAT. » Cinq sous.

LE LORRAIN. » Veux-tu melaisser ?

LE SOLDAT. » Aboules, tu dormirasaprès.

LE LORRAIN. » Puisque je n’en ai pas.

LE SERGENT. » On ne peut pas peigner undiable qui n’a pas de cheveux.

LE CAPITAINE (tirant dix francs de sa bourse).» Laissez-le, je mets pour lui et pour les factionnaires.

ADÈLE : » Capitaine, vous êtes tropbon.

LE CAPITAINE. » Votre état exige dessoins : si vous le désirez, je vais vous faire transporter àl’Hôtel-Dieu ?

LE CAPORAL. » Il y a un hospice plusprès ; la Pitié, c’est à deux pas.

LE SERGENT. » On n’y entre pas denuit ; pas plus là qu’ailleurs.

LE CAPITAINE. » Cependant les accidentspeuvent arriver de nuit comme de jour, et pour qu’un hôpitalremplisse sa destination, on doit y être admis à toute heure.

LE SERGENT. » Je vous demande pardon,capitaine, mais vous êtes dans l’erreur.

LE CAPITAINE. » S’il en est ainsi, ilfaudrait la reconduire chez elle. (À Adèle) Vous avez unchez-vous ?

ADÈLE. » J’en avais un, aujourd’hui jedemeure avec des amies qui, dans ce moment, sont peut-être bien enpeine de moi.

LE CAPITAINE. » Vous sentez-vous capablede marcher ?

ADÈLE (debout et chancelante).» Oh oui, je ne suis plus si faible.

LE CAPITAINE. » Eh bien ! l’on vavous accompagner. Numéros sept et huit, quittez votre giberne,prenez le fallot, et allez avec madame ; menez-la lentement,arrêtez-vous autant de fois qu’il sera nécessaire, et veillezsurtout à ce qu’elle ne perde pas son argent. Sergent, comptez cequ’elle a.

LE SERGENT. » Regardez la bravefemme ; vous vous souviendrez bien : dix francs que lecapitaine vous donne, dix, onze, douze… quatorze, dix-sept, septfrancs onze sous qu’on a trouvés sur vous, en tout, vingt-quatrefrancs cinquante-cinq centimes. Faites attention, je les mets dansle coin de votre tablier… Vingt-quatre francs onze sous ; ilssont noués là dedans. Que l’on dise à présent que les soldats sontpires que la troupe, et qu’il n’y a pas de bons b… parmi lesimplacables. »

Adèle se confond en témoignages dereconnaissance. « C’est bien, c’est bien, vous remercierez uneautre fois, lui dit le capitaine ; allez dormir, vous devezavoir besoin de repos.

– » Je crois bien, s’écrie le numérosept, après une poussée comme celle qu’elle a eue. Hardi !… mapetite mère, appuyez-vous sur nous ;… ne craignez pas, je suissolide et le camarade aussi.

– » Oui, oui,appuyez-vous. »

Il était près de deux heures du matin quandAdèle fut ramenée au logis. On frappe ; Frédéric vient ouvrir.En pénétrant dans le réduit qu’Adèle leur indique comme sondomicile, les deux soldats sont effrayés. Pas le plus petit meuble,les quatre murs, quelques pailles brisées, et sur cette litièredeux femmes gisantes, sans draps, sans couvertures, sans le moindrelambeau qui les abrite. « Où allons-nous poser ça ?demande l’un des soldats.

– » Donnez, donnez », répondFrédéric, en leur arrachant des mains un pain dans lequel il mordaussitôt ; « Mâtin ! il a une soif épaisse, lecamarade : allons, mesdames, levez-vous ; nous vousapportons des vivres ; dis-donc, Parisien, partage-leur donccette ration : as-tu un couteau ?

LE PARISIEN. » Est-ce que nous avons deça, nous autres ? »

Après avoir rompu le pain, il s’approche del’une des femmes, et la prenant par le bras : « Ehbien ! êtes-vous morte ? » Elle se tourne de soncôté. « C’est toi ! Ah mon doux Jésus ! » Puisapercevant le morceau, elle s’en saisit et le dévore.

Susanne, qu’Adèle a appelée, se soulève sanslui répondre ; et après avoir considéré la lumière avec unsourire à faire frissonner, elle étend les bras : « Ilssont beaux les anges !… Vois-tu, ma sœur, ils ne m’ont pastrompée… C’est Adèle ! elle est avec eux ! J’en veuxmanger une aile ! Je savais bien qu’ils me prieraient de lanoce ! Elle est toute en blanc !… Elle a lechapeau ! Non, monsieur, je ne danse pas, après le festin…L’oie ! l’oie ! Oui, oui, de l’oie ! Ah !certainement, je l’aime beaucoup ! Faites-moi passer de cespigeons !

UN SOLDAT. » Elle bat la breloque, onvoit qu’elle a le soleil dans l’estomac.

ADÈLE. » Prends-donc, chère amie, c’estdu pain.

SUSANNE. » Du pain ! Fi donc !est-ce qu’on mange du pain ? Ces cervelles, elles sontexcellentes… Le dessert ! le dessert ! il estmagnifique ! des quatre mendiants, j’en mettrai dans monsac…

ADÈLE. » Elle a le transport.

SUSANNE. » Des huîtres, j’en mangeraivingt douzaines. Dépêchez-vous, l’ouvreuse ! Plus vite queça.

ADÈLE. » Excusez-la ; c’est ledélire…

LE PARISIEN. » Pas de doute ; c’estson petit bonhomme d’esprit qui est déménagé.

ADÈLE. » Mais Susanne, écoute-donc ;c’est moi… Tu ne me reconnais pas ?… Je suis Adèle !

SUSANNE. » Il est gentil tonmari !…

ADÈLE. » Cesse d’extravaguer ; voilàdu pain, tiens.

SUSANNE. » C’est pour moi, n’est-cepas ?

ADÈLE. » Oui, c’est pour toi.

SUSANNE (Elle prend le pain, l’examine, legoûte). » Du pâté, c’est de chez Lesage ; la croûte enest délicieuse (Elle mange avec voracité).

UN DES SOLDATS (à son camarade). » Que jevoudrais être riche !…

LE PARISIEN. » Et moi !… Quand ce neserait que pour faire du bien à des gens comme ça !… Ça mebrise le cœur ; tiens, viens-t-en. Avez-vous par là une lampeou de la chandelle, que je vous l’allume ?

FRÉDÉRIC. » De la chandelle, quand il n’ya pas de pain dans une maison !

LE PARISIEN. » Si nous leur laissionsnotre bout ?

L’AUTRE SOLDAT. » Tu as raison, lecaporal ne dira rien.

LE PARISIEN. » Eh bien ! va pour lebout. Adieu les amis, tâchez d’être plus heureux.

ADÈLE. » Ah ! je n’oublierai jamaisce que vous avez fait pour moi.

LE PARISIEN. » Adieu, adieu… Àrevoir.

L’AUTRE SOLDAT. » Ah !sauvons-nous ! misère et compagnie !

LE PARISIEN. » Chut, chut, quand nousserons dehors… »

Pour Adèle et pour ses compagnes c’était unebelle journée, que celle qui allait commencer avec la prochaineaurore. Le soleil se levait sur vingt-quatre francs cinquante-cinqcentimes qui leur appartenaient. Que de bénédictions ellesdonnèrent aux braves de l’implacable dix-huitième. Adèle étaitmoulue, brisée des catastrophes de la veille, et pourtant elleétait si contente d’avoir ramené l’abondance au logis, qu’à peinefut-il jour elle se mit à chanter. Quant à Susanne, son cerveaun’était plus livré à de trompeuses hallucinations. Le sommeil luiavait rendu la raison et le fantôme d’un banquet splendiden’irritait plus son appétit satisfait par une réalité moinsséduisante, mais plus solide. « Je n’en reviens pas !disait-elle. Comment, ce sont les militaires qui ont donné tout ça…Pour un rien j’irai lui baiser au derrière, à ce capitaine.

ADÈLE. » Et le sergent, et le caporal,enfin tous, ils se sont comportés comme des dieux.

FRÉDÉRIC. » Aussi ils peuvent biencompter que partout où je rencontrerai leur régiment, il faudraitque je n’aie pas le sou vaillant pour ne pas leur payer àboire : n’est-ce pas Henriette, qu’ils méritent bien qu’onleur fasse une honnêteté ?

HENRIETTE. » Oh ! oui, mon petithomme, nous leur devons une belle chandelle ! sans eux, çafaisait aujourd’hui la finition. »

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