Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LIII.

 

Le poids de l’isolement. – Les amours. – Le mariage endétrempe. – L’excellent élève. – Un coup d’essai. – L’effraction. –Où diable est l’argent ? – Les compensations. – Une scèned’enthousiasme. – La vie est un édredon rempli de délices. – Ledangereux vis-à-vis. – Les rideaux perfides. – La réverbération. –Un hussard d’alcôve. – La croisade. – Les persiennes de lacuriosité. – La barbe du juge. – Cas fortuit. – Seize ans defers.

 

Adèle se voyant de la haute, sentittout à coup le poids de l’isolement auquel elle s’était résigné.Elle éprouvait un vide qu’elle ne pouvait définir, ou plutôt ellele définissait si bien, qu’elle se promit d’écouter le premiergalant qui viendrait lui conter des douceurs, pourvu, toutefois,que ce galant fût de son goût. Celui à qui elle plut et qui luiplut pareillement, fut un nommé Rigottier, le plus aimable desescrocs de billard. Ce fut à l’issue d’une poule, dont il sortaitvictorieux, qu’il lui glissa un poulet farci d’expressions oùl’amour qu’elle lui avait inspiré, se peignait en traits de feux,car Rigottier était véritablement épris. Adèle qui, auparavant,mourait de peur d’être contrainte à prendre l’initiative,accueillit sa déclaration, et, dans la joie de son triomphe, ellese garda bien de le laisser soupirer. Pour avoir pitié d’elle-même,elle eut pitié de lui, et comme la sympathie était manifeste, lerapprochement eut lieu immédiatement, sans que le ministère d’aucunofficier de l’état civil, eût été invoqué.

Adèle ne pouvait pas ignorer qu’une femme nedoit rien avoir de caché pour son homme, aussi elle n’eut pas plustôt uni son sort à celui de Rigottier, qu’elle s’empressa de luifaire part de ses petits talents, en lui révélant tout le lucrequ’elle en tirait. Il fut enchanté de la prestesse avec laquelleelle maniait la lime. Il voulut essayer s’il avait desdispositions, Adèle les reconnut, les cultiva, et comme il n’estleçons qui profitent mieux et plus vite que celles d’un maîtrequ’on adore, en très peu de temps Rigottier sut façonner une cléavec autant de perfection que le plus expert des serruriers.Décidément, en suivant sur le tapis vert les hasards d’une queue àlaquelle la fortune est trop souvent infidèle, Rigottier s’écartaitde sa vocation, Adèle entreprit de l’y ramener, et le succès leplus complet couronna ses efforts. Néanmoins elle ne voulut pasqu’il s’aventurât, avant d’être parfaitement stylé, tant ellecraignait qu’il ne se compromît par un pas de clerc : d’abordelle ne l’emmena que pour faire le guet ; mais après quelquesexpéditions, pendant lesquelles il s’était à regret croisé lesbras, il fut convenu qu’il mettrait la main à la pâte.

Une dame, qui passait pour riche, restait ruede la Ferronnerie ; elle avait beaucoup d’écus, assurait safemme de ménage, et Adèle se faisait une fête de la dévaliser. Déjàles clés étaient prêtes, elles ouvraient à merveille ; il nes’agissait plus, pour en faire usage, que de saisir l’instantpropice. Sa femme de ménage avait promis de faire savoir quand samaîtresse s’absenterait ; elle tint parole. Un jour elle vintannoncer que madame irait en soirée : aussitôt on se concertasur les moyens exécution : « Allons, dit Adèle à sonélève, il n’y a pas à reculer ; tu t’introduiras avec moi, jeveux voir un peu comment tu t’y prendras : l’affaire estsuperbe ; ainsi on ne peut pas mieux choisir pour ton coupd’essai. »

Rigottier ne recula pas ; il partit avecAdèle, et dès qu’ils furent certains que la dame était sortie, ilsmontèrent à son appartement, où ils entrèrent sansdifficulté ; une fois dedans, pour être comme chez eux, ilss’enferment au verrou, et procèdent sans désemparer au bris de tousles meubles qu’ils supposent contenir les écus : unsecrétaire, deux commodes, une armoire, un chiffonnier, plusieursnécessaires sont soumis à l’effraction, et nulle part on ne trouvele numéraire dont avait parlé la femme de ménage. Où donc est passéce numéraire ? Une obligation sur laquelle on s’avisa de jeterles yeux apprit que, par l’effet d’un placement opéré la veille, ilétait passé chez le notaire. Il y avait de quoi s’arracher lescheveux ; mais loin de s’abandonner à un désespoirinutile ; le couple déçu, embrassant d’un regard la multitudedes objets qu’une fouille a mis à découvert, juge, que du sein dece désordre il peut surgir encore de raisonnables consolations, etafin de se les procurer fait main-basse sur les bijoux, surl’argenterie, sur les dentelles et sur le linge.

En un instant le triage est fait, tout cequ’il y a de précieux est soigneusement rassemblé dans despaquets : le verrou est tiré, l’on va sortir, Adèletransportée de satisfaction, saute au cou de son amant etl’embrasse ; Rigottier est digne d’elle, elle a admiré sonsang-froid ; elle ne peut assez donner d’éloges à l’aplombavec lequel il l’a secondée ; dans son enthousiasme ellel’embrasse encore, un baiser en demande un autre, Rigottier endonne dix : l’échange est rapide, c’est un feu roulant, ons’enivre, on s’abandonne, on s’oublie ; le couple n’est plussur la terre : il n’y a plus de gendarmes, plus de mouchards,plus de lois, plus de tribunaux, plus de souvenirs, plus deprévisions : l’Amour écarte les périls ; la foudre peuttomber, le plancher s’effondrer, la maison s’écrouler, l’universs’engloutir ; le couple ne voit, n’entend rien : et sifractus illabutur orbis impavidum ferient ruinœ. Adèle etRigottier ne sont plus de ce monde, pour eux la vie n’a plusd’épines, plus d’aspérités, plus d’amertume, la vie est un édredonrempli de délices. Cela se conçoit… mais à Paris les rues ont deuxcôtés, et il est quelquefois prudent de songer aux inconvénients duvis-à-vis. La dame dont l’absence causait une sécurité si profonde,n’était pas allée loin : en face de son logement et justementà l’étage correspondant restait une de ses amies ; elle étaitchez elle à faire sa partie de boston, lorsque tout à coup, tandisqu’on donne les cartes, son regard se porte machinalement sur unede ses croisées :

– « Ah ça ! dites donc,mesdames, s’écrie-t-elle, il se passe dans ma chambre à coucherquelque chose de bien extraordinaire.

– » Qu’est-ce que c’est ?qu’est-ce que c’est ?

– » Apercevez-vous, il y a de lalumière.

– » Vous vous trompez, c’est laréverbération !

– » Que dites-vous, laréverbération ? Je ne suis pas aveugle ; peut-être, jevois bien bouger.

– » Ah oui, bouger ! vous êtestoujours comme ça.

– » Ah ! parbleu, cette fois,vous ne direz pas que c’est une illusion… Tenez, tenez monsieurPlanard, examinez : voyez-vous danser le rideau de la croiséedu côté de mon lit ?

– » Vous avez raison, je croisremarquer un mouvement particulier.

– » Il redouble,… les franges, lesglands, tout tremble, tout s’agite ; si cela continue, latringle va tomber.

– » Cela ne cesse pas : quediable est-ce que cela signifie ? si c’étaient desvoleurs.

– » Des voleurs ! ah mon chermonsieur Planard, vous m’ouvrez les idées : mon Dieu ! cesont des voleurs ! vite, vite, descendons.

– » Descendons, descendons, »répète toute la société… et chacun, suivant son agilité, sauter lesmarches, par deux, par trois, par quatre pour arriver plus tôt.

La dame, dont l’appartement a été visité à soninsu, est plus tremblante, plus agitée que ses rideaux ; ellepousse brusquement le vasistas de son portier : « Monflambeau, mon flambeau, demande-t-elle avec une impatience mêlée detrouble ; mais dépêchez-vous donc, vous relèverez la mèchedemain.

– » Si vous voulez qu’ellecoule.

– » Quand on vous dit qu’il y a desvoleurs dans la maison.

– » Il y a des voleurs ?

– » Eh oui, il y a desvoleurs !

– » Ousqui sont lesvoleurs ?

– » Chez moi.

– » Chez vous, madame Bourgeois,chez vous ; vous plaisantez ?

– » Eh non, je ne plaisante pas,courez promptement avertir le principal.

– » Monsieur Desloyers ? j’yvais.

– » Priez-le de vouloir bien venirsur-le-champ. »

Le portier se hâte de remplir sa mission, etne tarde pas à reparaître, accompagné de M. Desloyers qui, auseul mot de voleur a déjà pris ses mesures pour l’attaque. Envéritable hussard d’alcôve, il n’a quitté ni sa robe de chambre, nison bonnet de coton, mais ses bésicles ont remplacé le garde-vue detaffetas vert, il a relevé ses bas, rattaché ses jarretières, ets’est armé d’une broche qu’il prise en traversant sa cuisine.

– « Ah ça ! mes amis, dit-il,de la prudence, surtout pas de bruit ; nous voulons monter,n’est-ce pas ? Chut, chut, il me semble entendre… c’est unevoiture. Un moment, ne précipitons rien : tout le monde va sedéchausser : chut… vous, monsieur Tripot (c’est au portierqu’il s’adresse), comme ils pourraient être en force, prenez votremerlin, madame Tripot va empoigner son balai, et mameselle Tripotla pèle à feu ; ces dames auront chacune une chaise, afind’accabler l’ennemi ; actuellement en avant… Moi, je me chargede soutenir la retraite, et s’il y a de la résistance, je meporterai de ma personne partout où il me conviendra de lefaire ; c’est entendu, c’est dit, c’est compris : allons,passez devant moi, je vous suis. »

Toute la troupe s’ébranle en longeant larampe. Parvenue au second, elle s’arrête : chut,c’est là ; on se range en bataille sur le carré… Leportier, qui forme l’avant-garde, introduit doucement la clef dansla serrure, la porte cède… Ah ! ce n’est qu’un cri desurprise, d’étonnement, d’indignation, de scandale : un hommeet une femme, des meubles brisés et des paquets les uns sur lesautres : quel tableau ! les dames, comme par un mouvementspontané, s’appliquent sur l’organe visuel cette main discrète,officieuse persienne qui permet de satisfaire la curiosité enménageant la pudeur ; au dedans au dehors tout est immobile,jusqu’aux rideaux ; acteurs, spectateurs restent commepétrifiés, personne ne parle, personne ne dit mot, tant on estinterloqué, tant est grande la stupéfaction ; le portier estmuet aussi, mais il n’y peut plus tenir, et rompant le silence…« Ah ! dit-il, voilà du nouveau ; il faut que lecommissaire vienne et que la barbe du juge en fume. »

Le commissaire, les exempts, la garde, qu’unvoisin est allé chercher, ne se font pas long-temps attendre. Ons’empare des deux amants : Adèle, interrogée la première, nese déconcerte pas, elle proteste que sa présence dans la chambre oùelle a été surprise, n’est que l’effet d’un cas fortuit ; ellene connaît pas l’homme avec qui on l’a trouvée, elle ne l’aseulement jamais vu de sa vie ; mais comme elle est fillepublique, il l’a accostée dans la rue, et ils sont montés ensembledans la maison, croyant que c’était une maison de plaisir :une porte était ouverte sur l’escalier, et ma foi l’occasion,l’herbe tendre… au surplus, elle est on ne peut plus étrangère à laformation des paquets, et si un vol a été commis, elle s’en laveles mains.

Le mensonge était assez bien imaginé ;mais Rigottier, avec qui Adèle n’avait pu se concerter, ne tint pasle même langage, et de cette différence dans les dires, résultapour tous deux une condamnation a seize ans de fers. Rigottierpartit avec la chaîne en 1802 ; dix ans plus tard je lerencontrai sur les quais : il s’était évadé, jel’arrêtai ; depuis il est mort au bagne.

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