Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LXXIV. – LES EMPRUNTEURS.

 

Le voyage en poste. – La valise de confiance. – L’exorde. – Lesaristocrates. – Les lingots. – Superbe opération. – Qui tropembrasse mal étreint. – Le dépôt. – Le petit soldat et le fou deCette. – Les brillants et les saphirs. – M. Fromager. – Lesdeux jumelles.

 

L’emprunt, qui participe de l’escroquerie etdu vol, est un des moyens les plus ingénieux de s’approprier lebien d’autrui. Jamais les emprunteurs ne firent de plus brillantesaffaires que durant les troubles de notre révolution : c’étaitle beau temps de leur industrie, qu’ils exerçaient de la manièresuivante :

Deux hommes d’un âge mur voyageaient en poste,emmenant avec eux un troisième individu qui était censé leurdomestique. Ces messieurs avaient tous les dehors de l’opulence,une mise recherchée, des manières élégantes, un langage approprié,et la politesse des gens de cour. Impossible de ne pas les prendrepour des personnages, et qui plus est, pour des personnages riches,à en juger par la dépense qu’ils faisaient. Jamais ils nedescendaient que dans les meilleures auberges ou dans les hôtelsles mieux famés ; ce qui leur importait surtout, c’est quel’hôtelier fût un des matadors du pays, aussi savaient-ils toujoursà l’avance la situation de sa caisse, et s’il n’avait pas beaucoupd’argent, il fallait du moins qu’ils pussent fonder leur espoir surson crédit ; sous ce rapport les maîtres de poste leurconvenaient à merveille.

Arrivés au gîte qu’ils avaient choisi, lesdeux voyageurs se faisaient donner la plus belle chambre, et tandisque la maison retentissait d’ordres lancés du haut de leurgrandeur, le prétendu domestique s’occupait de faire remiser lavoiture et de décharger les effets de ses maîtres. Rarement cetteopération ne s’effectue pas en présence du personnel del’hôtellerie ; le bourgeois, la bourgeoise, les servantes, lesgarçons d’écurie, le cuisinier, et jusqu’aux marmitons, chacun estbien aise, en pareille occasion, de donner son coup d’œil :chacun a son petit brin de curiosité ; ces témoins obligés detout débarquement, ne laissent pas échapper la moindre descirconstances favorables ou défavorables aux nouveaux venus. Cesont eux qui aident au transport des malles afin d’en connaître lepoids ; ils ne seraient pas fâchés d’assister à leurouverture, et toute valise à laquelle il leur est interdit detoucher est pour eux le sujet d’une mortelle inquiétude ; ilsla pèsent des yeux ; leur semble-t-elle lourde, la leurdérobe-t-on avec quelque apparence de mystère, alors le champ leplus vaste est ouvert aux conjectures ; les nouveaux venussont des Crésus, ils traînent après eux des trésors. Confiance sansbornes, complaisances, petits soins, tout leur est prodigué ;pour eux on se mettrait en quatre ; la cave, la cuisine,l’écurie, la maison entière est en révolution.

Les voyageurs dont j’entreprends de décrireles habitudes, n’ignoraient pas combien peut valoir deconsidération une valise montrée et remarquée à propos. Leurdomestique, qui était la cheville ouvrière de la mise en pratiquede leurs combinaisons, retirait péniblement de la vache ou del’impériale, une espèce de coffret dont l’exiguïté contrastait avecl’énormité de ses efforts pour le soulever. « Mâtin ! ilne contient pas de la plume », disaient les spectateurs.

– « Je crois bien », répondaitla cheville ouvrière, puis se tournant vers l’hôte, l’hôtesse ouquelqu’un des leurs, la cheville en allongeant le cou, ajoutaitd’un ton confidentiel, mais toutefois de manière à être entendu detout le monde : « C’est le magot. »

– « Donnez donc, donnezdonc », répétaient cinq ou six officieux.

– « Attendez que l’on vousaide », disait l’hôte, en s’avançant de sa personne pourprendre une idée du fardeau ; et quand le coffret était àterre, on procédait à l’examen de la fermeture, dont on admirait letravail. Chacun faisait sa réflexion ; mais la plusintéressante à recueillir était celle du patron : ledomestique de ces messieurs avait l’œil et l’oreille à tout, et si,à cette époque, où les assignats constituaient seuls la fortunepublique, le patron laissait échapper un geste, un propos, unregard qui trahît son amour pour le numéraire, le regard, le geste,ou le propos donnaient la mesure de ce qu’on pouvait tenter.

Y avait-il apparence de succès, les voyageursépiaient l’instant propice pour l’attaque. Un soir, lorsqu’ilsétaient certains de n’inspirer que de la bienveillance, ilsfaisaient prier l’hôte, sinon l’hôtesse, ou tous les deux ensemble,de monter dans leur appartement : on s’empressait de se rendreà l’invitation. Alors un des étrangers disait au domestique :« Comtois, ayez la bonté de nous laisser seuls » ;et dès que Comtois était sorti, l’autre étranger portait laparole : « Nous vivons dans un temps où la probité est sirare, que l’on doit véritablement s’estimer trop heureux derencontrer encore des honnêtes gens. En venant chez vous, c’est unbonheur que nous avons eu. La réputation méritée dont vousjouissez, nous est le garant que nous ne courons aucun risque envous confiant un secret qui est pour nous de la plus hauteimportance. Vous savez avec quel acharnement on poursuitaujourd’hui les nobles ; tout ce qui porte un nom estproscrit. Nous aussi avons été obligés de fuir notre pays pour nousdérober à la rage des révolutionnaires ; ils en voulaient ànotre tête et à notre fortune, et bien nous en a pris dedéguerpir ; car, sans doute, à l’heure qu’il est, ce seraitfait de nous. Enfin, Dieu soit loué ! nous voiciprovisoirement en lieu de sûreté, et avec de braves gens.

Ceci était le préambule ou l’exorde. Aprèsl’avoir débité avec toute la solennité du malheur, le voyageurfaisait une pause dans l’expectative de quelques-unes de cesquestions qui marquent le degré d’intérêt que l’interrogateur prendà la situation. L’épreuve était-elle satisfaisante, ilreprenait : « Vous n’ignorez pas que l’or et l’argentmonnoyés ont disparu de la circulation, et que quiconque en a, lecache avec le plus grand soin, dans la crainte d’être arrêté ettraité comme aristocrate. Nous possédions des espèces d’or, pourcinquante mille francs ; une pareille somme estembarrassante ; afin de la soustraire plus facilement auxrecherches, nous l’avons fondue nous-mêmes, et en avons fait deslingots. À cette époque, nous ne prévoyions pas que nous serionsincessamment contraints de nous exiler, de telle sorte qu’au momentd’un départ précipité, nous nous sommes presque trouvés audépourvu. Jusqu’ici quelques louis d’une petite réserve que nousavions faite, nous ont suffi, mais nous ne sommes pas au terme denotre voyage, tant s’en faut, et qui sait combien de temps devradurer notre absence ! dans cette position, des fonds nous sontd’une indispensable nécessité, car on ne paie pas les postillonsavec des lingots. Nous pourrions nous adresser à un orfèvre ;mais qui répondrait qu’il ne nous dénoncera pas ? Cettecrainte nous a déterminés à recourir à votre obligeance : vouspouvez nous rendre le service de nous prêter sur un ou deux lingotsune somme de cinq à six mille francs. » (La quotité énoncéedans la demande était toujours proportionnée aux moyens pécuniairesde l’aubergiste.) « Il n’est pas besoin de dire, qu’en vousremboursant le capital, nous vous tiendrons compte de l’intérêt.Quant à l’époque de ce remboursement, vous la fixerez vous-même àvotre convenance, et le délai expiré, si vous aviez besoin de faireusage des lingots, vous ne vous gêneriez pas. Un écrit de nous vousdonnera à cet égard pleine et entière liberté. »

La botte portée, l’aubergiste était encoredans l’incertitude sur la réponse qu’il ferait ; mais bientôtles lingots étaient extraits du petit coffre, et on les étalait àses regards ; le plus léger de tous était au moins de lavaleur de la somme que l’on désirait emprunter, et au lieu d’un onen offrait deux : la garantie était double du prêt ; onne pouvait placer son argent avec plus de sécurité, et puis lachance de s’approprier le gage, en cas de non-paiement, n’était pasune mince considération. Il n’était donc pas extraordinaire quel’aubergiste consentît à faire une opération qui présentait de sibrillants avantages. Cependant il pouvait se faire qu’ilrefusât ; alors, comme on ne doutait nullement de sa bonnevolonté, on le priait de trouver dans l’endroit quelque richard quivoulût bien délier les cordons de sa bourse ; plutôt que derecourir à un orfèvre, on était déterminé à tous lessacrifices.

C’était là une tournure délicate pour proposerun intérêt exorbitamment usuraire ; l’aubergiste ne tardaitpas à déterrer parmi ses connaissances, un capitaliste obligeant.Le marché se concluait ; mais, avant de recevoir les écus, lesvoyageurs, fidèles à leur système de délicatesse, demandaient quele titre de l’or fût vérifié. « C’est autant pour vous quepour nous, disaient-ils au prêteur ; comme nous avons fondudes louis, des ducats, des sequins, des quadruples, enfin touteespèce de monnaies, nous sommes bien aises, pour votre sûreté commepour la nôtre, de savoir à quoi nous en tenir. » Souvent leprêteur voulait s’en rapporter à la probité de ces messieurs, ilsinsistaient ; mais comment arriver à la vérification sanséveiller les soupçons du bijoutier à qui l’on s’adresserait ?Chacun émettait son avis ; cependant, à tout ce qu’onimaginait, il y avait toujours un inconvénient. Décidément lasagacité de l’assemblée allait se trouver en défaut ; tout àcoup un des filous est inspiré : « Ah ! parbleu,messieurs, s’écrie-t-il, c’est le pont aux ânes ; il n’estrien de si aisé que de ne pas mettre le bijoutier dans laconfidence ; scions un des lingots, le premier venu, et nousferons essayer la limaille. » L’expédient jugé excellent,obtenait l’assentiment général, et aussitôt le prêteur de scier lelingot, dont les précieuses parcelles étaient recueillies dans unpapier laissé à dessein sur la table. L’opération terminée, lesemprunteurs enveloppaient la limaille ; c’était l’instantdécisif, ils formaient effectivement un paquet ; mais, pendantces mouvements, au papier dans lequel était tombée de la limaillede cuivre, ils en substituaient un autre exactement semblable, quicontenait de la limaille d’or à vingt-deux carats. Celui-là, leprêteur allait le présenter à l’essai, aussi revenait-il bientôt,avec le visage épanoui et en se frottant les mains, comme un hommequi est content de sa journée : « Messieurs, disait-il enentrant, c’est du premier titre, ainsi c’est une affairearrangée ; je vais vous compter les espèces, et vous aurez labonté de me déposer les lingots. – Rien de plus juste ; mais,comme dans ce monde on ne sait ni qui meurt ni qui vit, pour évitertoute contestation, nous pensons qu’il serait convenable de lesenfermer dans cette boîte (une boîte est toujours prête), surlaquelle, de part et d’autre, chacun de nous apposera soncachet ; et puis ce sera plus commode pour nous, dans le casoù nous ne la retirerions pas nous-mêmes ; en échange d’unpetit récépissé que vous allez avoir la bonté de nous faire, vousremettez la boîte, la personne l’emporte, et tout est dit ;elle ignore de quoi il s’agit. » Le récépissé ainsiconçu : « Je déclare avoir entre mes mains une boîte, queje rendrai, sur la présentation de ce billet, à la personne qui mepayera la somme de… » corroborait cette précaution siessentielle de l’apposition des sceaux, qui devenait la garantiequ’on n’examinerait pas les lingots. De la sorte, ces filousavaient le temps de gagner une autre contrée, où, à la faveur del’incognito, ils recommençaient leurs manœuvres, qu’ils variaientsuivant les lieux et les circonstances.

L’industrie des emprunteurs n’a point périavec les assignats : seulement pour atteindre le même but,elle s’est ingéré de nouveaux moyens. On en verra la preuve dans lefait suivant : deux voleurs de cette catégorie, FRANÇOISMOTELET, dit le Petit Soldat, et un Italien, FELICECAROLINA, dit le Fou de Celle, avaient fait fabriquer,pour le prix de trente-cinq mille francs, une parure en brillantset saphirs. Munis de l’objet et de la facture, ils se rendent àBruxelles, où ils connaissaient un ancien orfèvre retiré ducommerce, le sieur TIMBERMAN, qui avait la réputation de prêter surgage. Ils vont le trouver à son domicile, place des Sablons, et luidemandent à emprunter vingt mille francs sur la parure ;Timberman en considère attentivement les pierreries, et quand iln’a plus de doute sur leur valeur, il déclare qu’il donneradix-huit mille francs, et rien de plus. Les emprunteurs acceptent,et le nantissement est sur-le-champ placé dans une boîte, surlaquelle chacun appose son cachet. Les dix-huit mille francscomptés, déduction faite de l’intérêt que le prêteur a retenu paranticipation, le Petit Soldat et l’Italien reprennent la route deParis. Deux mois après, ils font un second voyage à Bruxelles.L’époque fixée pour le remboursement étant venue, ils l’effectuentavec ponctualité ; et Timberman est si enchanté de leurexactitude, qu’en leur remettant la parure, dont il se séparepourtant à regret, il ne manque pas de leur faire des offres deservice. Ces offres furent bien accueillies, et on lui promit qu’aubesoin on lui donnerait toujours la préférence. Or, on va voirqu’en faisant cette promesse, messieurs les emprunteurs étaientbien résolus à ne pas s’adresser à un autre qu’à lui, bien que,suivant son usage, il les eût passablement rançonnés.

À Paris, il est un bijoutier qui, depuisquarante ans, a le privilège exclusif de fournir de joyaux lesrois, reines, princes, princesses, qui ont brillé sur lesdifférents théâtres de l’Europe ; de toutes parts, dans sesmagasins resplendissent le diamant, l’émeraude, le saphir, lerubis ; Golconde enserre moins de trésors ; mais toutceci n’est qu’illusion pure ; à la magie de cet éclat, ilmanque l’idéal de la valeur réelle, et tous ces feux d’une lumièresi riche des enchantements de la couleur, ne sont que les produitsstériles d’une réflexion trompeuse : n’importe, au premieraspect, rien ne ressemble tant à la vérité que le mensonge, et lepropriétaire de ces merveilles, M. Fromager, est si habiledans ses imitations, qu’à moins d’être ce qu’on appelle un finconnaisseur, on n’y voit que du feu. L’Italien et lePetit Soldat n’avaient pas été plutôt possesseurs de laparure de 35,000 fr., que, justes appréciateurs des talents deM. Fromager, ils étaient allés lui en commander leduplicata. Le modèle sous les yeux, le bijoutier en fauxs’était mis à l’ouvrage, et avait exécuté un petitchef-d’œuvre ; en confrontant les deux parures, impossible dene pas les prendre pour les deux sœurs ; ce n’était passimplement un air de famille qu’il avait réussi à leur donner, onaurait dit deux jumelles ravissantes de similitude ; enfinelles étaient faites pour se servir réciproquement de Sosie, voiremême en la présence d’un lapidaire, qui ne se fût pas avisé d’yregarder de trop près. Le Petit Soldat et son ami l’Italienn’étaient pas fâchés de savoir si M. Timberman ne s’ytromperait pas ; ils partirent de nouveau pour Bruxelles, etengagèrent encore une fois la sœur aînée pour la même sommequ’auparavant. Dix jours après, le Petit Soldat se présente chezl’usurier, et lui annonce qu’il vient chercher la parure ; ilcompte son argent, et la boîte où sont renfermés les joyaux lui estremise ; après avoir brisé les cordons et les cachets, ill’ouvre, comme pour s’assurer de l’identité du nantissement ;mais tandis que le juif est occupé de vérifier les espèces, à laboîte qui contient la sœur aînée, il en substitue une toutesemblable qui contient la sœur cadette, et il laisse celle-ci surle bureau, tandis que l’autre, par un mouvement subtil de la main,est imperceptiblement glissée au fond d’une poche de côté,pratiquée dans la doublure d’un ample manteau. Le Petit Soldat vase retirer, et déjà il se dispose à prendre congé deM. Timberman ; l’Italien entre, le visage effaré :« Ah ! mon cher, dit-il, en abordant son ami, quellefâcheuse nouvelle je viens t’apprendre ! les deux traites quetu as envoyées à M. Champou de Gand, n’ont pas étépayées ; on en exige le remboursement ; tu sais qu’ellesse montent à 7,000 francs.

– « Quel malheur ! »

– » Eh ! mon Dieu, il n’y amoyen d’y parer qu’en laissant la parure entre les mains deMonsieur ; nous viendrons la prendre une autre fois.

– » À votre aise, mes enfants, ditTimberman ; parlez avant que j’aie ouvert ma caisse ; quegarderai-je, les écus ou les bijoux ?

– » Les bijoux, répond le PetitSoldat. »

Incontinent la boîte est ficelée et cachetée,et les deux escrocs se retirent emportant les 18,000 francs.

À quelques mois de là, M. Timberman, lasd’attendre les emprunteurs, qui ne revenaient plus, eut l’idée debriser les scellés. Hélas ! les brillants et les saphirss’étaient évanouis ; ce n’était plus que du straz, l’or avaitété remplacé par du cuivre, mais le travail en était admirable.

En général les joailliers, bijoutiers,marchands de diamants, etc., ne sauraient trop se mettre en gardecontre la sœur cadette ; j’en connais plus de quatre qui ontété volés, à peu de chose près, de la même manière que l’usurierbrabançon. Les filous, dont l’imagination est féconde, invententaujourd’hui une ruse, et demain une autre. Un tour qui leur réussitpresque toujours est celui-ci : ils entrent dans une boutiquepour acheter des objets de prix ; leur choix est bientôtfait ; ils s’arrêtent à ce qui est de sûre défaite, et enquatre paroles le marché est conclu : malheureusement ilsn’ont sur eux qu’une partie de la somme nécessaire, ilsreviendront ; mais comme ils tiennent à leur emplette, pourêtre certains qu’on ne la leur changera pas, ils demandent qu’on lamette dans une boîte, qui sera ficelée et revêtue de leur cachet.Le marchand, ébloui par des arrhes considérables, adhère à laproposition, et oublie de surveiller les doigts : qu’enrésulte-t-il ? que l’on ficèle et cachète une substitution,tandis que la boîte où est la marchandise descend dans la poched’un amateur, qui reviendra à Pâques ou à la Trinité. La Trinité sepasse, le marchand garde les arrhes, et perd 90 pour 100 ;alors il se souvient que le jour où il avait fait cette superbeaffaire était un samedi, et qu’il n’avait pas étrenné de lasemaine.

Depuis que nos voisins d’outre mer ont pris enamour le climat de notre France, elle est incessamment parcouruedans tous les sens par une multitude d’originaux qui croientéchapper au spleen, en fuyant les brouillards de la Tamise. Cesmilords, si chargés d’ennuis, sont bienvenus dans toutes lesauberges, parce qu’on les suppose aussi chargés de guinées. Ilssont bizarres, fantasques, capricieux, bourrus et tout-à-faitdifficiles à servir. N’importe ; on n’a pas l’air de s’enapercevoir ; loin de là, l’on s’empresse, l’on vole au-devantde leurs désirs, et, plus ils sont inconcevables, mystérieux,absurdes enfin, plus l’on s’efforce de les deviner et de leurplaire. Les guinées ! les guinées ! comme cela sourit àun aubergiste ! combien elles peuvent commander decomplaisances à tous les hôteliers du monde ! L’accueil qu’ilsfont aux personnages les plus baroques, lorsqu’ils sont bienannoncés, devait nécessairement être l’objet d’une remarque de lapart de messieurs les filous, qui sont naturellement observateurs,et savent mettre à profit toutes leurs observations. Peut-être nesera-t-il pas sans intérêt pour le lecteur, d’apprendre quel partices bénéficiaires de la crédulité humaine savent tirer d’une feinteoriginalité.

Que l’on se figure donc un gentleman, et sondomestique français ou italien, qu’il appelle John, avecce ton à la fois sombre, bref et sec de l’impériosité d’un maîtrequi allie des habitudes despotiques à un dégoût bien prononcé de lavie. Le gentleman descend de sa chaise de poste. Le chef affublé deson bonnet noir soigneusement descendu jusqu’au-dessous desoreilles, il paraît souffrant, morose, à peine fait-il quelquessignes ; il traverse les cours sans rien voir ; dans sonincurie générale, il ne s’aperçoit pas même que le long fourreaud’alpaga dans lequel il est enveloppé, balaie le pavé, et que lesservantes, placées sur son passage, ont de friands minois. Tout luiest indifférent, incommode, insupportable ; il ne se retournequ’une seule fois, c’est pour s’assurer que John le suit avec leflacon de Soda Water, et le précieux nécessaire de santé,c’est-à-dire la new London portative apothicary, sanslaquelle tout homme comme il faut, s’il n’est bourreau de sapersonne, ne saurait parcourir une distance de quatre milles. Cetattirail est déjà quelque peu singulier ; mais ajouté aucostume, aux manières, et à bon nombre d’autres circonstances, iltourne promptement au grotesque ; et trois heures ne se sontpas écoulées depuis l’arrivée du gentleman, que dans toutel’auberge on le regarde comme un plaisant personnage.« Qu’a-t-il donc, votre maître ? dit alors l’hôtelier àJohn, c’est un drôle d’Ostrogoth ? il est plus triste que laPassion, ne dit rien, et souffle comme un bœuf. Ma foi, j’ai déjàvu bien des Anglais, il ne nous en est pas encore venu de siexigeant… Savez-vous qu’il faudrait toujours être après lui ?…Vous voulez et vous ne voulez pas ; vous commandez et vousdécommandez… Est-il malade ou fou ?

– » Ne m’en parlez pas, répond John,qui est bavard comme on ne l’est pas ; monsieur, tel que vousle voyez, est bien la meilleure pâte du monde, mais il faut savoirle prendre : voilà quatre ans que nous voyageons ensemble, iln’avais jamais pu garder personne ; eh bien ! moi, je m’ytiens, et, ma foi ! je n’en suis pas fâché, à présent que jesuis fait à lui.

– » Ah ! vous voyagez depuisquatre ans ;… et où diable allez-vous comme cela ?

– » Où nous allons ?demandez-lui où nous allons,… il n’en sait rien lui-même :nous nous promenons : aujourd’hui ici, demain ailleurs… Il ditqu’il cherche à se fixer, et nous courons toujours.

– » À ce train-là, il doit lui encoûter ?

– » Oh oui ! je ne désireraispour toute fortune que les pour-boire que j’ai donnés auxpostillons.

– » Il est donc riche ?

– » S’il est riche ? il neconnaît pas son avoir… Je ne me souviens déjà plus combien il a demille livres sterlings à dépenser par jour.

– » Diable ! Vous devriezl’engager à rester ici, le pays est charmant ; d’abord, il yverra de bonnes gens ; ensuite, on n’y manque de rien :des bois pour aller à la chasse ; si l’on aime la pêche, unerivière des plus poissonneuses ; des prés, des champs, desvignes, des vergers ; la comédie toute l’année ; nousavons une salle de spectacle, d’excellents acteurs, une société desmieux composées ; M. le maréchal **** a son château dansles environs ; madame la comtesse de *** a le sien tout prèsde là ; le duc de ** est dans l’usage d’y venir passer labelle saison ; et puis le marquis de ***, le général ***, lechevalier ***, sans compter M. le maire et madame l’adjoint,où il y a réunion deux fois la semaine… Oh ! il y a icibeaucoup de distractions… Le cercle littéraire, où l’on discute etlit tous les journaux ; la société d’agriculture etd’émulation, qui s’honore de posséder dans son sein les savants lesplus respectables du pays ;… des promenades magnifiques, uncomité de la vaccine ; l’une des plus belles églises duroyaume, des concerts et des bals superbes en hiver ; unTivoli et des sérénades en été ; une messe en musique toutel’année, et aux grandes fêtes, des processions dans lesquelles onne peut se lasser d’admirer la fraîcheur de nos jeunes filles… Envoilà de l’agrément, j’espère… Nous avons encore des casernessuperbes, il y tient plus de deux mille hommes de cavalerie ;des fourrages d’excellente qualité ; des cafés brillants,d’adorables limonadières, et des billards comme à Paris. Pour unamateur, pour quelqu’un enfin qui aime à pousser la queue, je vousassure que ce n’est pas à dédaigner. Nous avons des joueurs depremière force… J’oubliais de vous dire que messieurs les officiersde la garnison sont les plus aimables cavaliers qui se puissentvoir… Depuis quatre ans que vous voyagez, avez-vous rencontrébeaucoup de villes comme celle-là ?… Ajoutez qu’elle est lechef-lieu du département, et que nous avons tout sous lamain ; la préfecture, le tribunal de première instance, lajustice de paix, la cour d’assises, les exécutions, l’évêché, lecollège, l’enseignement mutuel, l’école des industriels, lesélections, un hôpital comme il y en a peu, des capucins, despénitents, des jésuites, une foire de quinze jours, et mille autresamusements de ce genre, dont il serait trop long de vous faire ledétail.

– » Le tableau que vous me tracezest des plus séduisants, et si monsieur était un homme comme unautre, je ne doute pas qu’il ne lui convînt de faire ici un petitséjour. Mais, voyez-vous, monsieur se plaint sans cesse de sasanté.

– » Si ce n’est que cela, nosmédecins suivent la méthode de Broussais, et nous avons dessangsues délicieuses.

– » Des Sangsues délicieuses !Oui, mais l’air ; ah ! c’est surtout à l’air, quemonsieur tient.

– » L’air est excellent :jamais de maladie.

– » Je croyais que vous aviez unhôpital.

– » Oui, pour les pauvres… Autrementnous ne mourons pas, à moins qu’on ne nous tue.

– » Vos médecins suivent la méthodede Broussais… Les sangsues sont délicieuses ; l’air estexcellent… Présentement passons au chapitre de l’eau :oh ! l’eau, l’eau, c’est le Dieu de monsieur.

– » Par exemple, je défie qu’on enboive de plus pure.

– » Et le vin ?

– » Il est exquis.

– » Vous avez des œufsfrais ?

– » Nous avons les poules sous lamain.

– » Du lait, du beurre ?

– » Dieu merci, en abondance et depremière qualité.

– » Le rosbiff, le biffteck,seraient-ils aussi, par hasard, des produits de lacontrée ?

– » Nos bœufs sont énormes.

– » Vraiment ! votre pays estun petit paradis terrestre… Vous me donnez l’envie d’yrester : ah ! si monsieur pouvait partager monenthousiasme !… Mais il ne faut pas y songer. Tout l’embête,tout le fatigue, tout l’excède. Nous avons fait ensemble les quatrecoins du globe, l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique ; pasde site pittoresque, de montagne, de torrent, de lac, d’abîme, devolcan, de cascade que nous n’ayons visité ; pas une horreurde la belle nature qui n’ait eu le privilège de nous attirer ;il arrivait, contemplait, bâillait et repartait : À uneautre, John, me disait-il ; et nous filions. »

Après cette conversation, John va s’enquérirsi son maître n’a pas besoin de lui. Aussitôt il se répand danstout l’hôtel que le voyageur est un milord, qu’il possède unerichesse incalculable, mais que c’est un personnage des plusétranges. L’hôte ne serait pas fâché néanmoins de l’avoir pour sonpensionnaire ; il fait la leçon à tout son monde ;l’hôtesse aura constamment le sourire sur les lèvres et lavénération sur la langue. Un redoublement général de complaisanceest prescrit ; on ne doit plus avoir d’oreilles et de jambesque pour milord. Cette consigne donnée, John ne tarde pas àdescendre. « Je crois, dit-il, que nous ferons demain unepetite promenade dans les environs ; monsieur m’a recommandéde l’éveiller de bonne heure, il est moins triste que decoutume ; si son humeur noire allait se dissiper ! maisnon, c’est une lubie, dans cinq minutes peut-être il aura changéd’idée ; avec lui on ne peut jamais compter surrien. »

Le soir, milord se fait servir pour son souperdeux œufs frais et un verre d’eau ; le lendemain, il déjeuneavec un verre d’eau et deux œufs frais. Il est sobre et petitmangeur au delà de toute expression ; mais milord est aurégime. Quant à John, c’est une autre affaire, il avale lestranches de gigot et vide les bouteilles avec une merveilleuserapidité. Le repas terminé, on sort pour l’excursion projetée laveille, et l’on ne rentre qu’après le coucher du soleil. Milord,par extraordinaire, salue l’hôtesse, il paraît moins atrabilaireque le matin ; il prononce deux ou trois mots de complimentavec une affabilité surprenante : c’est l’ours qui commence às’humaniser ; quelques rides de son front se sonteffacées ; le bonnet noir n’est plus aussi complètementabaissé sur ses yeux. Heureux effet, influence incontestable d’uneravissante localité sur les hypocondres de milord ! John nepeut revenir d’un changement si subit ; mais ce ne sont là quede faibles indices d’une amélioration qui va se révéler par dessymptômes plus étonnants encore. Milord demande du rosbiff,accompagné d’une demi-douzaine de plats de la cuisinefrançaise ; il déguste les plus fins échantillons de la cave,met du rum sur du café, du thé sur du rum, du rum sur du thé, secouche et s’endort. John est dans la joie la plus expansive ;ou son maître est sauvé, ou il mourra bientôt ; en dévorantles restes d’un splendide repas, il crie au miracle, et chacun,dans l’espoir de conserver un hôte comme milord, s’associe àl’allégresse de son serviteur.

Milord s’éveille, il a passé une nuit des plusconfortables ; depuis long-temps il n’avait goûté à ce degréles douceurs du repos. Dans l’ivresse du bien-être dont il jouit,il fait appeler l’aubergiste, John descend l’escalier quatre àquatre. « Ou je me trompe, ou il y a du nouveau ;monsieur est tout guilleret aujourd’hui ; jamais je ne l’ai vucomme ça. John, m’a-t-il dit, nous ne partons plus. Faites-moil’amitié pour prier monsieur l’auberge qu’il monte tout de suite.Peut-être milord va-t-il s’installer chez vous. Je vous assure quevous n’y perdriez pas.

– » Vous pensez ?

– » Ce serait une bonne fortune pourvous ; je ne sais ce qu’il vous veut, mais quelque arrangementqu’il vous propose, si j’ai un conseil à vous donner,acceptez ; l’essentiel est de ne pas le contredire. Voyez-vousces anglais, ça vous a quelquefois des idées…

» Mais milord est généreux, et quand ils’est arrêté quelque part, je vous réponds que l’on s’en sent.

– » C’est bon ; on se tiendrapour averti ; merci M. John. »

L’aubergiste se rend aussitôt au commandementde milord à qui il se présente dans une aimable attitude derespect, c’est-à-dire, le visage presque riant, les bras tombant lelong de la couture de la culotte et la tête découverte.« Milord désire me parler ? – Ies, ies, prenez ounbrancard, monsieur l’hôte. » L’hôte ne comprend pas, mais Johnarrive. « Sa seigneurie, dit-il, vous invite à vous asseoir,prenez un fauteuil. – Ies, ies un fauteuil, reprend l’illustreétranger ; puis il poursuit, ché volé avec vo condichonner, unrangement por doge mo-a de confortachen, et ché volé vo tote suitedonner à mo-a soloucheine so l’argent qué vo avez nécessaire, porfaire manché, cuché, loché, chauffé, planchir, d’apord quatrechevals à mo-a, disse dogues por lé chasse du fox, quatre Johnencore, ma carosse et mon seignorie. » L’aubergiste ne saittrop que répondre, mais John qui voit son embarras se fait letrucheman de son maître. « Monsieur vous demande combien luicoûterait chez vous un an de nourriture et de logement pour saseigneurie d’abord ; ensuite pour cinq domestiques, quatrechevaux et des chiens avec lesquels il se propose de chasser lerenard.

– » Cela exige réflexion.

– » Réflechèn, né pas réflechèn,parlez incontinent.

– » Eh bien ! quinze millefrancs, c’est-il trop ?

– » Quinze mille francs…, ah !prâve homme…, lé probité à vo, il mérite dévanteiche et lé probitéà mo-a il commande avec l’estime de vo, éne gratificachein relatifeà mon pienfeillience ; nos autres habitants de laGrand-Britanie, nos avons continouallement oune calcoulachen detête et oune calcoulachen de l’ame. Le calcoulachen de tête, il estl’éconemy, le calcoulachen de l’ame, lé libérality ; vo avezentendement, mossio l’hôte ? l’éconemy il dit quinze ; lélibérality, il dit vingt avec cinq encore, vingt-cinq.

– » Vous êtes trop bon, milord.

– » Non pas bonty, lé résideince àvotre auperche, elle était bocop réjoïssante por einanclaise ; matame à vo charmante ein vérity, petite l’enfant àmatame, intéressante family ; bocop espiègle, ché lé aimaisbocop ; ah !… mo-a aussi petite l’espiègle dans monjonesse, vo riez mossio l’auperche…, Ah ! vomichante ! népas rire.

– » Milord, je ne me le permettraispas.

– » Vo avez encore des femmes dechambre dont léacacery, les oill black et lé pomme roge de figoureet les gros mamelles me plaissent véridiquement. Votre départementil mé a enchanté ; cholis collines, cholis côteaux, cholispoccages, cholis rifages, cholis qui coule, cholis sorces, lé eauétait oune bonne potache, vo avez en vo city oun sociéty déhytrophiles.

– » Je ne pense pas milord, qu’il yait des hiéroglyphes dans le pays.

– » Ah ! dommaiche,dommaiche ! vo françaisse pas connaître richesse de soncontry…, dans lé Ancleterre, les hytrophiles il était lé piveurs del’eau… ; mo-a président soupérior de sociéty des hytrophiles…,ché vol faire vo hytrophile.

– » Milord, je ne mérite pas tantd’honneur de la part de votre seigneurie.

– » Partonnez partonnez vo bonhytrophile, John rappelez à mo-a por faire hytrophile mossio ;savez-vo, mossio l’auperche que vo avez oun soleil tot-à-fait à monfantasie, oune molt plaisante naturaliti de situachen sor la terre,oun zéphir très appétissante por lé digérement, avec dans le hautoune perpétoualle agréabiliti dé perspective dé séchour dé pienhoreux ? por tote ces ravissemente qui guérirai à mo-a monmélancoli, ché donne à vo vingt-cinque mille francs ;répondez, vo prenez vingt-cinque mille francs ?

– » Votre générosité, milord, vabeaucoup au-delà de mes prétentions.

– » Ah ! vo acceptez.

– » Je ferai tous mes efforts pourque vous soyez content.

– » Vo volez faire contentemo-a ? ah !… John donnez mon trésory dévoyage. »

John tire du secrétaire un énorme sac et leremet à son maître, qui y prend à poignée des pièces d’or qu’ilrange par cent francs sur la table, lorsque quinze piles sontformées, milord rend le sac à John, et lui demande un bonnet decoton. C’est l’approche du dénouement que signale un dernier traitd’originalité. Certainement l’aubergiste ne demande pas mieux qued’avoir chez lui un pensionnaire qui paie aussi généreusement quemilord ; cependant celui-ci exige non-seulement que le pacteen vertu duquel lui et les siens devront être hébergés pendant unan, soit écrit, mais encore il veut qu’un dédit en garantissel’exécution.

– « Vo avez oune armoire ?dit-il à l’aubergiste.

– » Oui milord.

– » Ah vo avez oune armoire !mo-a ché le casquette de la coton, ché metté dans lé interne deloui mille et encore cinque cent franque, vo por égality dans lamême interne, mettez aussi franque cinque cent et encore mille, enmotoual security, dans lé armoire à vo, ché metté en préïsoncasquette à mo-a, lé préïson il démore avec vo, et lé clé il marcheavec mo-a ; aujorthui, mon seignorie quitte vo por huite jor,vo garde lochement à mon frais et si le finichein dé mois ilvienne, la seconde jorne morte à la principe dé souivante, né pasvoir ma retourne, vo force lé préïson et rende lé liberty à léréciproque indemnity por personnal avantaige à vo ; mo-arétourne vo né plous voloir, mo-a trappe indemnity eïn légitimecompensachen ; et John il faisait sa petite profit. » Laproposition n’est pas très claire, mais John se charge del’interpréter. « Milord, dit-il en faisant à l’aubergiste dessignes dans le sens d’une accession pleine et entière, milorddéposera quinze cents francs dans le bonnet que voici ; vousen déposerez autant, et les trois mille francs seront enfermés dansune armoire dont milord gardera la clé ; milord va s’absenterpendant huit jours pour quelques affaires indispensables, vous nedisposerez pas de son appartement avant le trois du moisprochain ; si à cette époque nous ne sommes pas de retour,vous pourrez faire ouvrir l’armoire, et les trois mille francs vousappartiendront. Si au contraire nous sommes revenus et qu’il nevous convienne plus de tenir le marché, vous nous remettez lebonnet avec son contenu, et tout est dit. Je présume bien que vousn’aurez pas l’envie de vous dédire ; mais milord est dansl’usage de prendre de telles précautions.

– » Puisque c’est l’usage de milord,je suis prêt à tout pour le satisfaire.

– » Ah ! vo volez faireplaissir à mo-a ?

– » Milord, je vous demanderaiseulement la permission d’aller chercher l’argent.

– » Allez, allez, mossio l’auperche,allez, faites plaissir à mo-a. »

L’aubergiste sort, et John descend après lui,afin de le catéchiser ; il s’agit de battre le fer pendantqu’il est chaud, il s’y prend si bien qu’au lieu de quinze centsfrancs, l’aubergiste en donnerait le double ; ou par lui-même,ou par ses connaissances, il est promptement en mesure d’effectuerle versement, alors il remonte apportant les espèces en or d’aprèsle conseil de John : milord, son manteau sur les épaules, sepromène en long et en large. « C’était vo, vo avez lécontribuchen ? »

– » Oui milord, je viens mettre aubonnet.

– » Vo venez metté à la bonnette,ah ! brave, brave… » il prend le bonnet de coton, et letenant ouvert avec les deux mains : « chétez dans laprofond, d’abord l’or à mo-a. » L’aubergiste jettesuccessivement les quinze piles qui sont sur la table, et quand ila fini, il se dispose à prouver qu’il ne manque pas une obole de saquote-part. « Ah ! mossio l’auperche vo cagiénez à mo-abocop de peine, vo mé faites injori por lé manifestachen deconfiance que ché metté en l’intégrity de vo ; chétez votrecontingent sans nombrement aucune. » L’aubergiste ponctuel àsuivre les instructions qu’il a reçues de John, dépose son or dansle bonnet ; et dès que les deux sommes y sont réunies, milordlie le tout avec un ruban, puis se dirigeant gravement versl’armoire : « mossio l’auperche, dit-il apportez le dobledépôt. » L’aubergiste obéit ; le dépôt sur les bras, ils’avance, et milord monte sur une chaise afin de pouvoir atteindreau dernier rayon. « Tendez le dépôt » ; le nez enl’air et la vue braquée sur là tablette supérieure, l’aubergisteremet le bonnet dans la main droite de sa seigneurie ; maistandis que haussant les épaules, John adresse au bon homme unsourire à la fois approbateur et dérisoire, par une manœuvresubtile la main droite du maître va se décharger dans sa maingauche, et saisir sous le manteau un second bonnet exactementsemblable à celui qu’elle a fait disparaître ; l’échangeeffectué, le mouvement ascensionnel dont l’interruption n’a pas étésensible, se continue et quand il cesse, l’aubergiste est bien sûrque ses quinze cents francs sont avec ceux de milord. Milord en estbien sûr aussi. « À présent lé eimbargo il est surl’argent. » Il donne deux tours de clé, descend de la chaise,demande le budget de sa dépense, paie sans marchander, dit à revoirà tout le monde et monte en voiture avec son fidèle John.« Clique, claque, bon train postillone ; crève la chevalet né pas casse cou à mo-a, lé récompense il est au bout. Conduismilord sur les bas côtés de la route », crie à s’égosiller,l’aubergiste qui tremble qu’il n’arrive quelque accident à saseigneurie. « Oh ! Dieu, dit-il à sa femme, pourvu qu’ilne s’aperçoive pas combien nos chemins sont en mauvais état !heureusement il fait sec.

– » Oui, mais la poussière.

– » Pourquoi ne lui avoir pas misdans la voiture, une bouteille de ton sirop de limon ?

– » Je n’y ai pas songé.

– » Voilà comme tu es, tu n’en faisjamais d’autres. Postillon, postillon, monsieur John, milord ;bath ! ils sont au diable. Ciel, se dit in petto lecomplaisant aubergiste, guide les coursiers qui emportent César etma fortune ! ! ! » Enfin vient le trois dumois… ; l’aubergiste, dans la crainte de faire une sottise àmilord, l’attend encore près de six semaines… ; ce laps detemps écoulé, il se décide à lever l’embargo… ; laporte de l’armoire est forcée, le bonnet est à son poste, il s’enempare, dénoue le cordon… ; que trouve-t-il ? dubillon.

Sablin qui jouait parfaitement l’anglais,était passé maître dans ce genre de vol… Un jour, il parvint àescamoter cinq mille francs à un aubergiste : ce derniern’était pas un grec, bien qu’il habitât Troyes ; mais c’étaitTroyes en Champagne.

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