Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LXI.

 

La tête perdue. – Le désespoir. – L’auvergnate. – Une surprise.– Chacun pour soi. – Il n’y a plus de dieu. – Résolution extrême. –La porte fermée. – Les précautions. – Le chenet de fonte. –L’unanimité. – Gare la bombe. – La conscience. – C’est de bouche,le cœur n’y touche. – Une affaire. – La vie des saints.

 

Ce sentiment de haine qu’Adèle voue à tout legenre humain ne peut plus se concentrer : un degré de plus, ceserait de la frénésie. Exaspérée et presque furieuse, elle parcourtles rues, les places, les carrefours ;… elle marche sansbut ; et avant d’avoir eu la pensée d’y revenir, elle seretrouve dans son quartier. Elle est à sa porte, elle vamonter ; mais comme frappée d’une réflexion soudaine, ellerétrograde, entre dans une boutique, en sort aussitôt, et se dirigede nouveau vers son logement. Susanne, qui était aux aguets pourépier son retour, s’est aperçue qu’elle est dans une situationd’esprit extraordinaire ; allant au-devant d’elle, ellel’interroge avec anxiété ; Adèle la brusque sans répondre,traverse la chambre sans regarder, et s’avance vers la croisée,dont elle saisit l’espagnolette avec un mouvement convulsif ;elle gémit, elle soupire, elle frappe du pied, elle s’arrache lescheveux.

SUSANNE. « Ah ça ! mais dis donc,Adèle, tu nous fais peur.

FRÉDÉRIC. » Que diable est-ce qui peutlui être arrivé ? Elle souffle comme un bœuf.

UNE AUVERGNATE. (poussant la porte).» Est-che ichi qu’on a dimandé du charbon ?

ADÈLE (avec colère). » Oui, posez-le là.Vous êtes payée.

L’AUVERGNATE. » Je ne réclame rien. Jevous ai auchi monté du feu, comme vous mé l’avez commandé.

ADÈLE. » C’est bien… vous pouvez vousretirer.

L’AUVERGNATE. » Il y en a deux boicheaux,la bonne mijure, entendez-vous ? Quand il vous faudra autrechoge…

ADÈLE. » Faut-il vous le répéter ?C’est bien.

L’AUVERGNATE (sortant). » Fouchetré, ellen’a pas marché chur una bonne herbe, à che matin… Vous vous jêteslévé lé cul devant, la bonne dame.

HENRIETTE. » Je n’y conçois rien. Jamaisje ne l’ai vue comme cela ; elle est comme un croquet.

SUSANNE. » Quand il te plaira de parler…Si tu es de mauvaise humeur, en pouvons nous davantage… Qu’est-ceque ce charbon ?

ADÈLE. » C’est du charbon, vous le voyezbien.

SUSANNE. » Tu as donc quelque chose àfaire cuire ?

ADÈLE. » Non, je n’ai rien.

SUSANNE. » En ce cas, tu es folle.

HENRIETTE. » Est-ce qu’on lui a vendu despois qui ne veulent pas…

ADÈLE (l’interrompant vivement). » On nem’a rien vendu…

FRÉDÉRIC. » Hé, laissez-là ! quandson rat sera passé, je suis sûr qu’elle parlera plus que nous nevoudrons. Je parie que nous allons voir arriver tout-à-l’heure laboustifaille.

HENRIETTE. » C’est une surprise qu’ellenous ménage.

ADÈLE (se tordant les bras). » Unesurprise, oui, je t’en ménage une.

HENRIETTE. » Ne fais donc pas comme celacraquer tes membres… Tu m’en donnes le frisson…

ADÈLE. » Le frisson… Ce n’est rien…

SUSANNE. » Elle a perdu la tête.

ADÈLE. » Non, je ne l’ai pas perdue… Jel’ai ma tête, la voilà (elle la prend dans ses mains).

FRÉDÉRIC. » Tout cela ne nous donne pas àdîner.

ADÈLE. » Écoutez.

FRÉDÉRIC. » Je n’écoute pas. S’il y a àcroustiller, pourquoi ne pas le dire ?

ADÈLE. » Non, non, encore une fois… Vousn’avez rien à attendre.

SUSANNE. » Et ce charbon pourtant… c’estlà ce qui m’intrigue ; nous ne mangerons pas du charbon.

ADÈLE. » Écoute Susanne… Écoutez mesenfants. J’ai tout mon bon sens, aussi bien que vous pouvezl’avoir ; mais mon parti est pris… Je ne veux pas pâtirdavantage… Ce n’est pas exister, que de vivre comme nous faisons…Il me restait quarante sous ; je les tenais cachés… J’avaismon idée pour cela… Le moment est venu… Voilà l’usage que j’en aifait…

SUSANNE. » Du charbon… Au lieu d’acheterdu pain.

ADÈLE. » Du pain !… N’est-ce pas quecela aurait été loin ?… Non, mes amis, je suis lasse de lavie… Si vous êtes comme moi, je sais bien ce que nous ferons.

FRÉDÉRIC. » Et que ferons-nous ?

ADÈLE. » Nous allumerons ici unbrasier.

SUSANNE. » Et puis… ?

ADÈLE. » Quand il sera bien ardent… Nousfermerons les portes, nous boucherons toutes les issues, et nous leporterons au milieu de la chambre.

HENRIETTE (pleurant). » Eh quoi ! tuveux que nous nous périssions…

SUZANNE. » Nous nous verrionsmourir !

FRÉDÉRIC. » N’allez-vous pas pleurnicher,vous autres ?… Mameselle Adèle a raison. Il n’y a que ça, vousme croirez si vous voulez, mameselle, j’ai eu cent fois la penséede vous le proposer ; mais je vous ai toujours vu sicourageuse en tout, que je me suis dit, comme ça, ça ne doit pasvenir d’un homme. Actuellement que vous m’en faites l’ouverture, ehbien ! je ne refuse pas la partie… Au surplus, chacun poursoi ; ça n’engage personne… tout le monde est libre.

HENRIETTE. » Toi aussi !… Commentpeut-on avoir des idées pareilles ?

FRÉDÉRIC. » Ma foi, quand il n’y a plusd’espoir… Je me suis présenté à l’entrepreneur des boues ;j’ai voulu être balayeur, cureur d’égouts ; je suis allé auxfosses inodores, il n’y avait pas de place pour moi… Pas d’ouvragesi sale que je n’ai sollicité… jusqu’à aller m’offrir à Montfauconet aux équarisseurs, pour travailler à moitié prix… On m’a enseignéà Clichy une fabrique de céruse, où l’on dit que les ouvriersmeurent comme des mouches, eh bien ! pour entrer là dedans, onm’a demandé des certificats. C’est comme à la manufacture deglaces, pour s’empoisonner par la vapeur du mercure, il faut encoredes protections. On m’a dit que je pourrais être employé sur leport au déchirage des bateaux, ou au canal, à rouler la brouetteavec les terrassiers, et je n’ai pas mieux réussi làqu’ailleurs : ça fait trembler le monde qu’on refuse tous lesjours. À l’Hôtel-Dieu, au Val-de-Grace, où il y avait desinfirmiers à remplacer, on ne m’a pas accepté, parce que je n’étaispas recommandé par un médecin. On m’avait raconté que le bourreaude Versailles avait besoin d’un aide…

HENRIETTE (avec un mouvement d’horreur).» Et tu t’es mis sur les rangs !…

FRÉDÉRIC. » Tranquillise-toi, je n’y aipas seulement songé… mais c’est pour dire combien c’est difficileaujourd’hui de trouver à faire quelque chose ; ils étaientplus de trois cents qui couraient après la place… et bien sûr qu’onn’aura pas pris un libéré… Il y avait à choisir… Ainsi, si çam’avait tenté, j’en aurais été pour ma honte… Quand on en estréduit là !…

HENRIETTE. » Ah ! je me senssoulagée.

SUSANNE. » Et moi de même.

ADÈLE. » Je craignais…

FRÉDÉRIC. » Moi, valet debourreau !… Vous me connaissez pourtant, mameselle Adèle…toute autre profession, je ne dis pas non… Mais que je montelà-dessus, plutôt gratter dans les ruisseaux… Tenez, pas plus tardqu’hier, on m’avait fait espérer que je trouverais à m’occuper avecceux qui retirent des trains de bois : eh bien ! j’y suisallé à ce matin… tout autre que moi aurait réussi : j’aiencore fait corvée.

HENRIETTE. » Eh mon Dieu ! c’estquelquefois au moment où l’on s’y attend le moins, que l’eau arriveau moulin.

FRÉDÉRIC. » Oui, pour celui qui a de lachance… ; mais nous ! quand on est né sous une mauvaiseétoile, on a beau faire ; il n’y a que mameselle Adèle qui aittrouvé le remède.

HENRIETTE. »  De se détruire… ? ilest beau son remède…

SUSANNE. » Qu’elle se détruise si elleveut, elle avait bien besoin de lui mettre en tête…

FRÉDÉRIC. » Que voulez-vousdevenir ? voyons, Susanne, c’est à toi que je parle, quedeviendras-tu ?

SUSANNE. » Je ne sais pas, mais…

FRÉDÉRIC. » Je le crois bien, on t’avaitpromis des bas à ramailler, tu aurais eu quelques sous ; nousaurions vivotés en attendant, quand tu es allée les chercher,qu’est-ce qu’on t’a répondu ? que tu avais été là-bas, etqu’on ne pouvait pas te les confier.

SUSANNE. » Quel malheur !

HENRIETTE. » Si nous prenions chacune unéventaire devant nous, et que nous allions vendre.

FRÉDÉRIC. » Et quoi vendre ? pourvous faire saisir… ; avez-vous une permission ? il fautl’acheter, et de l’argent pour avoir de la marchandise, ne fût-ceque de l’amadou ; sur quoi voulez-vous qu’on vous endonne ? sur les poils de ma barbe.

SUSANNE. » J’ai envie de me proposer dansles petites affiches, quand ce ne serait que pour être bonned’enfant…

FRÉDÉRIC. » Les petites affiches !encore des jolis cocos à mon gré, si tu as un petit écu à leurporter ils le prendront ; et puis, faite comme tu l’es, quelssont les maîtres qui voudraient de toi ? une suppositionqu’ils en voudraient, tôt ou tard ils apprendront qui tu es ;s’il se fait un vol dans la maison, qui accusera-t-on ?Susanne, et l’on volera parce qu’on vole impunément où il y a deslibérés ; ils sont là, ça retombe sur eux : plus jeréfléchis, plus je vois que ce qu’il y a de mieux pour vous commepour moi, c’est d’en finir…

SUSANNE. » Il n’en démordra pas…,oh ! que j’aurais bien dû la laisser se jeter àl’eau !…

HENRIETTE. » Si tu ne l’avais pasdétournée de se noyer… Ça ne lui coûte rien à elle, pour un ouipour un non.

ADÈLE. » Si fait…, cela me coûte ;je mentirais de dire le contraire… Cela me coûte beaucoup… On n’arien de plus cher que l’existence ; il a fallu que j’y tinssepour faire tout ce que j’ai fait… pour souffrir tout ce que j’aisouffert. Quelle ressource avez-vous, aussi bien que moi ? Sivous étiez plus jeunes, je vous dirais, faites la vie, et encoreest-ce un sort ?… Vous avez l’exemple sous les yeux… J’ai étébelle, sans me flatter, où cela m’a-t-il menée ? Quand on estdans notre passe, il n’y a pas à balancer… Aimez-vous mieux mourirde faim ?… Rappelez-vous la nuit des soldats, et ce que vousavez enduré… Aujourd’hui, il n’y a plus de soldats…

SUSANNE. » Il n’y a plus desoldats !

ADÈLE. » Ils sont partis.

HENRIETTE. » Et le comédien ?

ADÈLE. » Va le chercher dans sabière…

HENRIETTE. » Il est mort ?

ADÈLE. » J’étais là quand ils lui ontrefusé l’entrée de l’église.

FRÉDÉRIC. » Vous l’entendez, mes amis… tule vois Henriette… il n’y a plus de comédien, il n’y a plus desoldats.

ADÈLE. » Il n’y a plus de bienfaisance,il n’y a plus d’humanité, il n’y a plus de religion, il n’y a plusde Dieu…

SUSANNE. » Ne dis pas cela, Adèle… Tuveux donc nous attirer sa malédiction.

ADÈLE. » Sa malédiction… ! Il y abeaux jours qu’elle est tombée sur nous… Mais à présent, je m’enmoque.

HENRIETTE. » Ne blasphémons pas… s’ilnous punissait.

ADÈLE. » Eh ! Ne sommes-nous paspunit d’avance ? Que t’inquiète-tu ? Notre enfer estfait…

FRÉDÉRIC. » Dépêchons-nous, autrement lefeu va s’éteindre.

ADÈLE. (posant le feu sur le charbon etcherchant à l’attiser). » Il n’y a pas de risque, il brûleencore… Je vais l’allumer ; ce sera fait promptement…Êtes-vous résolus… ?

SUSANNE. » Elle nous étoufferait… !Au secours… Ô la malheureuse !… Henriette, arrache-lui lesoufflet.

HENRIETTE (pleurant, jetant les hauts cris etsanglotant tour à tour). » À l’assassin, à la garde… Ilsveulent nous faire mourir… Ah ! que je suis à plaindre… Que jesuis à plaindre… Seigneur, mon Dieu !… Jésus, ayez pitié demoi… Mon Dieu ! mon Dieu !… Mon Sauveur !…

FRÉDÉRIC (s’élançant vers la porte, qui estentrebâillée, la ferme à double tour, et met la clé dans sa poche).» Actuellement, criez tant que vous voudrez ! Avec leurslamentations, elles appelleraient les voisins. Les femmes !les femmes ! on ne peut rien faire avec les femmes. Je vousdemande pardon, mameselle Adèle, ce n’est pas pour vous que je disça, c’est pour ces poules mouillées ; ça ne sait que pleureret voilà tout ; et parbleu ! la mort, ne dirait-on pasque c’est la mer à boire, la mort ? Quand on est mort…

HENRIETTE (se jetant au cou de Frédéric tandisque Suzanne, qui s’est emparée de ses mains, les arrose de seslarmes). » Frédéric, cher ami, je t’en supplie ! nesuis-je plus ton Henriette ?

FRÉDÉRIC. » Que veux-tu que je tedise ?

HENRIETTE. » Comment, tu me verraisexpirer, là, devant toi ! tu aurais ce courage !…

FRÉDÉRIC (avec émotion, et faisant un effortpour se dérober à ses embrassements). » Ah ! laisse-moi…Je n’en puis plus !…

HENRIETTE. » Tu verrais moncadavre !

FRÉDÉRIC. » Ça me fait mal pourtant.

HENRIETTE. » Tu détournes la vue ;…tu ne me réponds pas ;… mais regarde-moi donc, monami !

FRÉDÉRIC (avec attendrissement). » Ehbien !

ADÈLE (à part). » Il va se laissergagner. Que je regrette de n’avoir pas fait le coup touteseule !

HENRIETTE (embrassant Frédéric). » Tu neveux plus mourir, n’est-ce pas ?

FRÉDÉRIC. » Que je ne puisse pas luirésister ! oh ! femme !… quand on aime !…cependant,… c’est égal ; je me mets au-dessus de tout, nous nemourrons pas.

ADÈLE. » Et du pain ?

FRÉDÉRIC. » Nous en aurons. Vous avezentendu parler de la bande à Vidocq ?

ADÈLE. » Que trop !…

FRÉDÉRIC. » Il ne tient qu’à moi d’enêtre ; j’aurai trois francs par jour, nous lespartagerons.

HENRIETTE. » Quoi ! tu serais…Ah ! mon ami, mourons ! C’est moi qui te le propose àprésent.

SUSANNE. » Je ne recule plus.

HENRIETTE. » Nous mourrons ensemble dansles bras l’un de l’autre ; au moins je serai sûre qu’après moiFrédéric ne sera plus à personne.

SUSANNE. » Te voilà contente,Adèle ?

ADÈLE. » Ouï ; je le suis.

FRÉDÉRIC. » Elle est dure celle-là !enfin il n’y a pas à tergiverser ;… il faut sauter lepas ; plus vite ce sera fait, plus tôt nous seronsdébarrassés.

HENRIETTE. » (soufflant sur le charbon).Qu’il est lent à prendre !

ADÈLE. » Donne, donne, il sera bientôtembrasé.

FRÉDÉRIC. » Prenez garde à l’incendie,car nous ne sommes pas chez nous, et au-dessus il y a desenfants.

HENRIETTE. » Ces chers innocents !il ne faut pas les griller.

ADÈLE. » Ce serait peut-être leur rendreservice.

SUSANNE. » C’est assez de nous… Quatrepersonnes ! ça ne se voit pas souvent ; il en sera faitmention dans les papiers.

FRÉDÉRIC. » Ils mettront cela dans lejournal ?

ADÈLE. » Ça fera parler de nous dansParis ; c’est toujours une consolation.

HENRIETTE. » Et puis ça servira peut-êtreà des autres ;… qui est-ce qui sait ?

ADÈLE. » Tous les charbons sontardents.

SUSANNE. » On rôtirait un bœuf. C’estdonc aujourd’hui notre dernier jour !

ADÈLE. » Ah ça ! ce n’est pas tout…Vous ne faites pas attention, on peut nous apercevoir d’enface ; si nous appliquions la couverture contre lacroisée ?

FRÉDÉRIC. » C’est inutile, il n’y a queles maçons ; ils sont sur le comble, c’est si haut !d’ailleurs je crois que c’est l’heure de leur repas ; et d’iciau retour…

HENRIETTE. » Ce sera une affaire faite.Il faudrait peut-être boucher la cheminée ?

ADÈLE. » C’est juste.

HENRIETTE (y appliquant la couverture).» Frédéric, je te demande une grâce !

FRÉDÉRIC. » Laquelle ?

HENRIETTE (soulevant un chenet de fonte).» Une femme n’est jamais si forte qu’un homme, elle n’a pas lemême caractère ; je suis bien décidée, mais…

FRÉDÉRIC. » Parle, mon amie !

HENRIETTE. » On ne sait pas ce qui peutarriver ! je me défie de moi ; tu vois ce chenet… Si jechangeais d’idée…, (lui serrant affectueusement la main) tucomprends…

FRÉDÉRIC. » J’ai compris !… Horriblesituation !…

SUSANNE. » Tout est prêt ; quefaut-il faire ?

ADÈLE. » Rien ; se coucher etattendre.

(Elle se jette sur le plancher. Susanne,Henriette et Frédéric suivent son exemple ; les deux époux setiennent embrassés.)

SUSANNE. « La mort ! la mort !Si je me couvrais la figure, il me semble que j’en aurais moins defrayeur ;… je ne la verrais pas venir… (Elle s’enveloppe avecun mouchoir.)

HENRIETTE. » Frédéric, mets moi montablier sur les yeux ; le jour m’épouvante…

ADÈLE. » Je veux encore le voir.

HENRIETTE. » Je ne puis prendre marespiration !

SUSANNE. » Mon estomac se gonfle !Je suffoque !

ADÈLE. » Et moi, le mal de tête commenceà me gagner.

HENRIETTE. » J’ai la cervelle quibouillonne !

SUSANNE. » Sens-tu, comme moi, une sueur,un malaise ?…

ADÈLE. » J’ai comme un bandeau sur lefront, et une pesanteur dans les membres…

FRÉDÉRIC. » C’est singulier, je n’éprouverien ; c’est peut-être l’effet de l’habitude.

ADÈLE. » Ma vue se trouble ; ondirait qu’une toile s’abaisse sur mes yeux, ils enflent, je suistoute étourdie !…

SUSANNE. » Affreuse oppression !

FRÉDÉRIC. » Je suis donc de fer,moi !

ADÈLE. » Mon sang se glace…

FRÉDÉRIC. » Et je leursurvivrais !…

HENRIETTE. » Frédéric, mon ami, la têteme fend… Ô douleur ! Ils me déchirent la poitrine !retire ce serpent qui me ronge le cœur !… où meportes-tu ? qui me soulève ? est-ce toi ? je metrouve mieux à présent… Je suis bien… Ah ! quellesdélices ! je suis légère ! je suis en paradis !Adieu, Frédéric ! mes amis, priez pour moi…

ADÈLE. » Ma tête, ô poidsinsupportable ! mon cœur, il rebondit !… il bat !…il est énorme !… quel éblouissement !… il brille lesoleil !… quelle vive lumière !… ils m’enfoncent desaiguilles dans la poitrine !… Frédéric, entendez-vous unbourdonnement ?… c’est là, à mon oreille !…

SUSANNE (contractant ses muscles, et sedébattant sur le plancher.) » Ils me briseront le tympan avecleur marteau ; les cruels ! m’arracher les seins !…ils s’apaisent, c’est le bien-être !… m’y voilà, elle y estmon âme tout entière !… un nuage… il passe… elle s’éteint…elle m’échappe… je ne puis plus la retenir… mon Dieu !miséricorde !…

FRÉDÉRIC. » Henriette !Henriette ! (la remuant) elle n’est plus, et moi !… Ellea les dents serrées… Comme elle les a blanches !…Henriette ! chère Henriette, tu ne m’entends pas ?… Sij’avais un pistolet, une arme !… (il se lève avecprécipitation, et ouvrant une armoire, il saisit un couteau.) Dieusoit loué ! je puis la rejoindre maintenant !… je puis mefrapper !… là, auprès d’elle !… sur son corps !… monsang coulera !… entre ces deux côtes !… c’est ici qu’ilbat ; le sien bat-il encore ?… (il se baisse et y pose lamain.) Non… (il l’embrasse, et appuyant la lame sur son sein.)tâchons de ne pas nous manquer !… »

Il va se percer… Quel bruit se faitentendre : Gare, gare de dessous, gare labombe ! Le couteau lui échappe, la croisée s’ouvre avecfracas, les vitres brisées volent en éclats dans la chambre :quarante-cinq [5] ! répètent, en se mettant àl’unisson du choc, quelque voix dans le voisinage, et tandis que duhaut de l’échelle sur laquelle est perché un maçon, s’élève dansles airs ce cri rassurant : tant tués que blessés il n’y apersonne de mort, un énorme plâtras, projeté comme uneavalanche par la pente du toit, vient tomber aux pieds deFrédéric.

« Allons, dit-il, le diable s’en mêle(puis filant son regard sur Henriette). Elle est bienheureuse ! »

Cependant, par une irruption subite, l’airs’est renouvelé, le brasier ne jette plus ses flammesbleuâtres ; le vent du nord qui s’introduit avec violence faitpétiller le charbon, une étincelle est chassée sur la maind’Henriette, elle fait un mouvement, et presque au même instant unesorte de râle, plus rapide que celui d’une agonie, annonce que chezses compagnes la vie n’est pas éteinte ; ce sont les poumonsqui se dilatent, c’est la respiration qui reprend son cours, ellesvont se ranimer comme des plantes flétries après la rosée du matin.« Henriette, chère Henriette, parle-moi, mon amie. » Laprenant dans ses bras, il s’efforce de la mettre sur son séant.« Mais parle-moi donc. »

Henriette est renversée en arrière, sa boucheest entr’ouverte ; enfin sa paupière se soulève ; maissous le poids du jour qui l’accable, elle se referme aussitôt.« Chère Henriette, appelle de nouveau Frédéric, c’est moi, nereconnais-tu pas Frédéric ? c’est ton mari. »

Les teintes pourprées qui s’étaient répanduessur le visage de Henriette se dissipent ; elle pâlit, et laparole expirant sur ses lèvres : « Ah !… dit-elled’un ton sépulcral, l’orage est passé… comme il a tonné (et seranimant peu à peu) Frédéric, c’est toi ?… il ne tonne plus,n’est-ce pas ?… Le froid… ah ! le froid… il fait bienfroid… J’ai les pieds comme des glaçons, comme des glaçons,réchauffe-moi, je suis transie. Ferme donc la croisée ; es-tufou ?… Qu’est-ce que ce feu ? »

Tandis qu’étonnée de ce qu’elle éprouve,Henriette est encore hors d’état de se rattacher le moindresouvenir à ce qu’elle voit, Adèle et Susanne, qui ont été pluspromptes à recouvrer la mémoire, contemplent d’un œil sec et mornele brasier auprès duquel elles se sont traînées.

ADÈLE. « Est-il possible ?… vous levoyez, nous voulions mourir… nous ne le pouvons pas.

SUSANNE. » Le ciel en est témoin.

FRÉDÉRIC. » Notre heure n’était pasvenue.

ADÈLE. » Il faut le croire… Il mourraplutôt un bon chien de berger.

SUSANNE. » Une mère qui fait faute à sesenfants.

FRÉDÉRIC. » Après nous, nous ne laissionspersonne ; point de marmaille.

HENRIETTE. » De la graine demalheureux ! Il n’y aurait plus manqué que ça.

FRÉDÉRIC. » Nous voilà bien avancés… Quenous a servi tant de précautions ?

ADÈLE. »  Ne m’en parlez pas, je suisd’une rage.

FRÉDÉRIC. » C’est du charbon perdu.

ADÈLE. » Perdu !… Non, non, pasperdu ; il ne veut pas nous tuer, qu’il nous fasse vivre.

FRÉDÉRIC. » Que voulez-vousdire ?

ADÈLE. » Que nous forgerons desclés ; nous ferons comme les autres.

SUSANNE. » Parle bas, malheureuse ;si l’on nous entendait !

ADÈLE. » Qu’on nous entende, qu’on nenous entende pas, que m’importe ? si l’on nous dénonce, ehbien, l’on nous jugera, il n’en sera que ça… si tout le mondefaisait bien, les juges n’auraient rien à faire. Allons, allons,dorénavant je ne serai plus si bête d’endurer la faim : lesbons pâtiront pour les mauvais, tant pis pour ceux sur qui çatombera ; on ne nous en donne pas, on refuse de nous en fairegagner, il faut bien en prendre. Puisqu’on nous y force, puisqu’onne veut pas que nous soyons honnêtes, je vais devenir la plusgrande coquine que la terre ait portée. Si l’on m’attrape, au boutdu fossé la culbute ; j’aurai encore eu quelques bons moments…Tenez, je ne me reconnais plus… il me semble qu’à présent je ne meferais pas plus scrupule de tuer un homme que d’égorger unpoulet.

HENRIETTE. » Ne dis pas ça, Adèle ;c’est offenser Dieu ; c’est contre la conscience.

ADÈLE. » Dieu ! Dieu ! il nenous aurait pas donné une conscience pour nous faire mourir defaim… Dieu ! je le renie… La conscience ! qu’est-ce quela conscience ? Ayez-en donc de la conscience ? de laprobité ! vous en avez vu l’expérience, elle estbelle !

FRÉDÉRIC. » Savez-vous, mameselle Adèle,que ce n’est pas bien de tenir ce langage. Je ne suis pas pluscontent que vous… Mais s’il s’agit de tuer, je n’en suis plus.

SUSANNE. » Elle n’est pas non plus siméchante ; ce qu’elle en dit, c’est de bouche, le cœur n’ytouche.

HENRIETTE. » C’est la colère ; maisc’est bien loin de sa pensée.

ADÈLE. » C’est vrai, ne tuons personne…Mais écoutez, il faut manger, j’en reviens toujours là, et nousn’avons qu’un moyen. La faim fait sortir le loup du bois : sivous m’en croyez, nous irons à la recherche d’une affaire, et dèsque nous l’aurons trouvée, nos mettrons les fers au feu ;qu’en pensez-vous, mes amis ?

FRÉDÉRIC. » Une affaire… unvol !

HENRIETTE. » Un vol !

SUSANNE. » Et pourquoi pas ?

FRÉDÉRIC. » Je suis du bois dont on faitles flûtes, je me plie à tout, on peut me mettre à toutessauces ; mais…

ADÈLE. » N’allez-vous pas saigner dunez ?

FRÉDÉRIC. » Vous le voulez, hébien ! va pour un vol.

ADÈLE. » Mais pas davantage ; unvol, rien qu’un vol ; simplement pour nous procurer lenécessaire.

SUSANNE. » C’est entendu, après cela nousserons honnêtes.

FRÉDÉRIC. » Nous serons… on ne saitpas.

HENRIETTE. » Ayons d’abord de quoi fairebouillir la marmite, ensuite de quoi nous r’habiller… ce n’est passans faute… Quand je songe que mon pauvre homme n’a pas seulementun pantalon à se mettre, et avec cela plus de chemises, plus dechapeau ; sa veste, y a-t-il assez long-temps qu’elle endemande une autre !

SUSANNE. » Ce n’est pas le tout d’êtrecouvert, il faut encore avoir quelque argent devant soi, une piècede cent sous qui pousse l’autre.

HENRIETTE. » C’est juste. Il faut tâcherde ne plus retomber comme nous sommes… Si nous avions de l’argent,nous pourrions entreprendre un petit commerce… Moi je serais d’avisde faire des bretelles,… on dit que c’est un article qui va bien,nous nous retirerions là-dessus.

ADÈLE. » Plus tard, plus tard ; pourle quart-d’heure courons au plus pressé, mes enfants… La vie dessaints avant tout.

TOUS. » Oui, la vie des saints, le resteaprès. »

Les amis convinrent entre eux de faire unetournée, et trois heures ne s’étaient pas écoulées depuis cettefuneste résolution, que déjà des empreintes avaient été prises, desclés fabriquées et deux chambres dévalisées ; mais cetteexpédition fut si peu productive que, quatre jours après, la famineétait encore à la maison. C’était à recommencer ou à périr. On sedétermina à tenter une seconde affaire, puis une troisième ;il y en avait déjà une vingtaine d’effectuées en moins de deuxmois, et la société était presque aussi misérable qu’auparavant.Elle s’était abandonnée au torrent, et de crime en crime le torrentl’emportait.

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