Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LXVI. – LES BOUCARDIERS.

 

Le boucardier en reconnaissance. – Ayez un bon chien. –Avantages du désordre. – Les jouets d’enfants et la faïence. – Lacorde tendue. – Les pois fulminants. – Les passeports enrègle.

 

On appelle boucardiers, les voleurs deboutiques pendant la nuit. Les boucardiers ne dévalisent jamais unmarchand sans avoir, auparavant, reconnu les obstacles quipourraient s’opposer à leur entreprise. Quand ils ont projeté des’introduire dans une boutique, matin et soir pendant quelquesjours, ils rôdent aux alentours, afin d’assister soit àl’ouverture, soit à la fermeture. Ils remarquent alors comment sontplacés les boulons, s’ils sont difficiles à mettre ou àretirer ; ils tâchent aussi de savoir si la boutique estgardée par un chien, ou si quelqu’un y couche. Souvent, pour êtreplus à même de faire ces observations, ils se présentent aumarchand sous le prétexte d’acheter ; quelquefois même ilsachètent, mais des objets de peu de valeur, qu’ils marchandent leplus long-temps possible… Rien de si chipoteur qu’un boucardier enreconnaissance : il vient, s’en va, revient… ; et quandle prix est convenu, il hésite encore dans le choix.

Le boutiquier à qui il est arrivé d’apercevoirle même individu flânant aux approches de son établissement, oud’avoir la visite d’un de ces acheteurs qui mettent l’enchère sou àsou, fera fort bien de se tenir sur ses gardes… Qu’il seprécautionne d’un bon chien ; les plus gros sont les meilleurspour la défense ; mais pour le guet je préfère les petits,c’est-à-dire les roquets, qui ont l’oreille plus fine et le sommeilplus léger. L’usage de faire coucher une personne dans la boutiqueest des plus sages.

Les boucardiers sont ordinairement des voleurstrès connus, déjà signalés aux recherches de la police : aussine sortent-ils que rarement de jour, de peur d’être rencontrés parles agents de l’autorité.

Presque toujours, avant de se coucher, unmarchand fait à ses commis ou à ses demoiselles de boutique larecommandation de mettre tout en place : les chaises, lestabourets, les escabelles, enfin tout le menu mobilier. Il feraitbeaucoup mieux de leur prescrire exactement le contraire, car plusil y a de désordre, plus les voleurs sont entravés. Une chaiserenversée, un tabouret contre lequel on se heurte, le moindrebruit, et par conséquent le moindre choc, peuvent les fairedécouvrir. Rarement les boucardiers s’aventurent chez les marchandsde faïence ou de jouets d’enfants : chez les uns la casse esttrop à craindre, chez les autres, l’encombrement est dangereux. Quede périls à courir, en traversant dans les ténèbres des légionsd’animaux ! Une main s’appuie, un pied se posemalencontreusement, une pression s’exerce : c’est un carlinqui jappe, ou un agneau qui bêle. Il faut fuir : l’éveil estdonné.

Les boucardiers de province sont, pour laplupart, de soi-disant marchands, qui voyagent avec leur voiture.Jamais ils n’arrivent que de nuit dans l’endroit où ils seproposent de faire un coup. Peu d’instants après, ils se mettent enbesogne, et les marchandises, à mesure qu’ils les volent, sontdéposées dans la voiture. L’opération terminée, ils s’acheminentvers un autre endroit, où ils vendent en détail ce qu’ils ont prisen gros. S’ils se sont approprié des objets d’or ou d’argentfaciles à reconnaître, ils les convertissent en lingots.

Un des premiers soins des boucardiers est dedénaturer les produits de leurs vols. Si ce sont des étoffes desoie ou de laine, des toiles, des indiennes, etc., ils enlèvent lechef de chaque pièce, et font ainsi disparaître les marques ou lesnuméros qui pourraient indiquer qu’ils se fournissent ailleursqu’en fabrique, bien que parfois aussi ils rendent visite auxfabricants. La chute de quelques planches légères appuyées sur unecorde très mince, tendue en travers de la boutique, à une hauteurde quatre à cinq pieds, est une des meilleures surprises que l’onpuisse ménager aux boucardiers, lorsque, pour leur expédition, ilsont négligé de se munir d’une lanterne sourde. Quand on marche àtâtons, les mains sont en avant il peut se faire qu’ellesrencontrent la corde ; mais alors même les voleurs n’y gagnentrien, puisqu’il suffit du moindre choc pour faire tomber lesplanches : un grand bruit se produit, les voleurs se doutentbien que l’on viendra, et comme ils ne se soucient pas d’être prisen flagrant délit, quelque intrépides qu’ils soient, ilsdéguerpissent : des pois fulminants jetés sur le plancher,peuvent aussi produire une détonation salutaire.

Il ne manque pas de moyens de se préserver desatteintes des boucardiers ; mais ces moyens ne pouvant êtreefficaces que par le secret, il ne serait pas prudent de lesdivulguer ici. Un proverbe allemand dit que la bonne serrurefait l’habile voleur ; c’est que la bonne serrure n’estpas un mystère ; je crains de m’expliquer… Cependant je penseque les voleurs seraient promptement réduits à l’inaction la pluscomplète, si les honnêtes gens s’avisaient de réfléchir auxcirconstances qui ont fait échouer les tentatives de vol les mieuxcombinées. Depuis quelques années les serruriers-mécaniciens ontimaginé une multitude de secrets, de pièges, de surprises ;mais toutes ces inventions si dispendieuses ne sont pas à la portéedu public. Que les personnes qui souhaitent garantir à peu de fraisleur sûreté et celle de leur avoir, viennent me consulter, et je meferai un plaisir de les initier à des procédés moins coûteux. Levol est comme l’escroquerie ; quand on le voudra onl’anéantira ; mais ce n’est que confidentiellement que je puisrévéler aux intéressés le système qui doit infailliblement conduireà ce résultat, sans le secours de la police, dont la vigilance estsi fréquemment déjouée.

En parlant des boucardiers de province, j’aioublié de dire qu’ainsi que les escarpes, ou assassins deprofession, ils sont toujours pourvus de passeports parfaitement enrègle et très exactement visés par les autorités des communes oùils passent. Il est une remarque à faire, c’est qu’en France leshonnêtes gens seuls se risquent à voyager sans papiers ; lesmalfaiteurs, au contraire, se gardent bien de contrevenir aux loiset ordonnances en vertu desquelles un brevet de circulation estexigé pour le moindre déplacement. Si j’étais gendarme, l’individuporteur d’un passeport chargé de visa me serait toujourssuspect. Les vagabonds dangereux ont grand soin de faire constater,pour ainsi dire à chaque pas, qu’ils ne sont pas en état devagabondage. L’homme irréprochable s’inquiète peu de cesformalités : il s’en affranchit ou parce qu’il est négligent,ou parce qu’il lui répugne de se mettre en contact avec tout ce quia le nom de police. Comme il a la conscience de l’innocence de sesmouvements et de ses actions, il ne pense pas que qui que ce soitau monde puisse avoir le droit de lui dire, où vas-tu ?d’où viens-tu ? S’il aime sa dignité, sa liberté, sonindépendance, un passeport est pour lui une humiliation véritable,parce que la nécessité de l’exhiber à toute intimation, l’exposeaux questions, aux réflexions saugrenues d’un gendarme qui sait àpeine lire, ou d’un garde champêtre qui ne vaut guère mieux. Lesgendarmes eux-mêmes sont si persuadés que demander à quelqu’un sonpasseport, c’est lui faire un affront, qu’ils ne s’adressent quetrès rarement aux gens bien mis ; d’ordinaire ils secontentent de les regarder et de les saluer au passage. Un hommebien mis est peut-être un ami du procureur du roi, du sous-préfet,du maire ; un homme bien mis est peut-être un fonctionnairequ’il convient de ne pas indisposer. L’injonction d’exhiber unpasseport est toujours plus ou moins offensante ; c’est unordre qui blesse l’amour-propre, parce qu’il vient de trop bas, etqu’il n’est pas de citoyen qui ne s’estime plus et ne se voie plushaut qu’un gendarme. Je dis que cette injonction est un ordre,j’ajoute que c’est un ordre des plus impératifs, parce qu’il estimpossible de ne pas y obtempérer ; et puis, par unesusceptibilité très naturelle, l’esprit se révolte à la penséed’une suspicion sans motif. La loi prescrit au gendarme de regardercomme suspect tout individu dont il n’a pas encore vu le visage.Ainsi je suis suspect, non parce que ma conduite a légitimé cetteespèce de mise en prévention, mais bien par le seul fait de monexistence : la loi m’insulte. Ce n’est pas tout, suivant lescirconstances politiques, ou les caprices des autorités locales, unpasseport demandé a plus d’une fois été refusé. Un passeport estdonc une permission ; il est en outre une taxe. Espérons qu’àl’avenir tous les inconvénients que je viens de signalerdisparaîtront ; je ne présume pas que l’on en vienne àsupprimer les passeports, mais les abus et les vexations auxquelsils donnent lieu, et qu’on ne nous imposera plus ces pancartesinsignifiantes où le vague d’un signalement qui va à tout le monde,expose à de perpétuelles méprises. Qu’on se rappelle l’aventure dumalheureux Chauvet, victime d’une bévue de M. leprocureur du roi de Saint-Quentin.

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