Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE XLIX.

 

J’arrive de Brest. – La bonne femme. – La pitié n’est pas del’amour. – Le premier repas. – Le beau-père. – L’arlequin et lapersillade. – Les soupers de la rue Grenétat. – Ma cambrioleuse. –Je m’associe pour dévaliser un prêteur à la petite semaine. –Annette revient sur l’horizon. – Grande déconfiture. – Je tombemalade. – Un vol pour payer l’apothicaire. – Henriette paie lespots cassés. – Je la revois. – Un évadé. – Il se fait assister parla garde pour s’emparer du trésor de la police. – Soupçonsinjustes. – L’évadé est trahi. – Paroles mémorables. – Uneréputation colossale. – Le chef-d’œuvre du genre. – Pends-toi,brave Crillon ! – Allez en Angleterre, on vouspendra.

 

La maîtresse d’un voleur, nomméCharpentier, mais plus connu sous ces deux sobriquets.La tache de vin et les Trumeaux, avait ététraduite avec lui, comme prévenue de vols à l’aide de fausses-clés.Quoique son amant dont elle était la complice eût été condamné auxgalères, faute de preuves, elle fut acquittée :Henriette, ainsi se nommait cette femme, était liée avecRosalie Dubust ; elle n’eût pas plutôt recouvré saliberté, qu’elle se l’associa pour commettre des vols de chambres.Mais plusieurs déclarations faites à la police ne tardèrent pas àappeler son attention sur les deux amies. Henriette restait rue duGrand-Hurleur ; je reçus l’ordre de la surveiller ; jem’arrangeai d’abord de manière à la connaître, et un jour m’étantplacé sur son passage, je l’accostai à sa sortie :

« Tiens, lui dis-je, vous voilà, ça nepeut pas mieux se rencontrer, j’allai justement chez vous.

– » Mais je ne vous connais pas.

– » Vous ne vous rappelez pas que jevous ai vue avec Charpentier, à l’Île d’Amour ?

– » C’est possible.

– » Eh bien ! j’arrive deBrest, votre homme vous fait des compliments ; il aurait bienvoulu venir vous rejoindre, mais le pauvre diable est auxsuspects, et c’est plus que jamais difficile de s’évader.

– » Ah ! mordié ; je vousremets bien à présent je me souviens parfaitement que nous noussommes trouvés ensemble à La Chapelle, chez Duchesne, où nousétions à licher (godailler), avec des amis. »

Après cette reconnaissance, à laquelle il nemanquait rien, je demandai à Henriette si elle avait quelque choseen vue : elle me promit monts et merveilles, et pour meprouver combien elle désirait m’être utile, elle voulut à touteforce que je m’installasse chez elle. L’offre de partager sondomicile était faite de si bon cœur, que je ne pouvais quel’accepter. Henriette logeait dans un petit cabinet, dont toutl’ameublement consistait en une seule chaise et un lit de sangles,garni d’un matelas de bourre, dont l’aspect était loin d’inviter aurepos. Elle me conduisit immédiatement dans ce réduit :« Asseyez-vous là, me dit-elle, je ne serai pas long-tempsdehors ; si quelqu’un frappe n’ouvrez pas. » Elle netarda pas en effet à revenir : je la vis entrer, portant d’unemain une chopine ; de l’autre deux paquets de couenne et unelivre de pain : c’était un triste régal qu’elle meprésentait ; n’importe, je feignis de manger avec appétit. Lerepas terminé, elle m’annonça qu’elle allait chercher le père deson homme, et m’engagea à me coucher en attendant son retour. Commeil fallait paraître avoir besoin de sommeil, je me jetai sur legrabat ; il était si dur, qu’il me sembla être sur un sac declous Deux heures après, arrive le père Charpentier ; ilm’embrasse, pleure et me parle de son garçon : « Quand lereverrai-je ? s’écriait-il, et il pleurait encore ». Maisquelque chagrin que l’on soit, il faut bien quelquefois essuyer seslarmes : le père Charpentier fit trêve à sa douleur, pour meproposer de souper avec lui au Sauvage, à la barrière dela Villette : « je vais aller prendre de l’argent,dit-il, et nous partirons. »

Mais on n’a pas toujours sous la main l’argentque l’on va prendre. Le père Charpentier qui, sans doute, s’étaitfait illusion sur l’abondance des rentrées, ne reparut que lesoir ; il accourait avec la modique somme de3 fr. 50 cent., et un arlequin [3], qu’en passant il avait acheté au marchéSaint-Jean. C’était au fond d’un mouchoir plein de tabac, qu’ilavait placé cette dégoûtante macédoine ; il la déposa sur lepied du lit, en disant à Henriette : « Tiens, ma fille,les eaux sont basses aujourd’hui, nous n’irons pas à labarrière ; mais vas nous chercher deux litres à seize, unpain, deux sous d’huile et deux sous de vinaigre, pour faire unepersillade (et en même temps il considérait avec sensualité sonarlequin) ; il y a de fameuses tranches de bœuf là-dedans,observait-il ; allons, cours mon enfant, et reviens plusvite. »

Henriette était ingambe, elle ne nous fit paslanguir. La vinaigrette fut bientôt apprêtée, et j’eus l’air dem’en lécher les doigts. Quand on revient de là-bas, on nedoit pas être si difficile, aussi, pendant que nous consommions, lepère me disait-il : « Hé bien, mon ami, si t’en avais eude pareil au pré, t’en aurais fait tes dimanches. »

Entre coquins de même bord, au bout d’un quartd’heure on est intimes : avant de toucher au second litre,j’étais avec Henriette et son beau-père comme si nous ne nousfussions pas quittés depuis dix ans : ce dernier était unvieux vaurien, homme à tout faire, s’il eût encore été capabled’agir. Je convins avec lui qu’il me mettrait en relation avecdes amis, et dès le lendemain on m’amena un nomméMartinot, dit l’Estomac de poulet. Celui-ciaborda de suite la question, en me parlant d’une petite affaire quipouvait contribuer à me remonter : « Ah ! luidis-je, je ne m’expose pas pour si peu ; je veux que cela envaille la peine.

– » En ce cas, répartit Martinot,j’ai ce qu’il te faut ; mais ce ne sera que dans quelquesjours, les clés ne sont pas faites, sitôt que nous serons maîtres,tu seras des nôtres, tu peux y compter. »

Je remerciai Martinot, et il m’aboucha avectrois autres voleurs qui devaient opérer avec nous. Je commençais àêtre assez bien lancé ; toutefois, dans la crainte d’unerencontre qui aurait pu déconcerter mes projets, je me gardai desortir avec ma nouvelle société. Je restais avec Henriette la plusgrande partie de la journée, et le soir nous allions ensemble aucoin de la rue Grenétat, chez un marchand de vin, où nousdépensions les trente sous qu’elle gagnait à faire des gants.

Annette pouvait me seconder dans l’intrigue oùje m’étais embarqué ; résolu à lui donner un rôle, s’il enétait besoin, j’allai secrètement l’avertir, et le soir, quand nousentrâmes au cabaret, nous aperçûmes, assise seule à une table, unefemme qui était en train de souper : c’était Annette ; jela regarde avec une sorte de curiosité, elle fait de même ; jedemande à Henriette si elle connaît la personne qui nous examine siattentivement : « Je ne le présume pas, répond-elle.

– » C’est donc à moi qu’elle ena ; j’ai quelque idée de l’avoir vue, je ne saurais direoù. »

Afin de m’éclaircir j’abordel’étrangère : « Pardon, madame, je crois avoir le plaisirde vous connaître.

– » Ma foi, monsieur, je cherchaistout à l’heure dans ma tête… Voilà, disais-je en moi-même, unefigure que j’ai vue quelque part. Avez-vous habité Rouen ?

– » Dieu ! m’écriai-je, c’estvous, Joséphine, et votre homme ? ce cher Romain ?

– » Hélas ! me dit-elle ensanglotant, il est malade à Canelle (il est arrêté àCaen).

– » Y a-t-il long-temps ?

– » Trois marques (troismois) ; j’ai bien peur qu’il ne s’en relève pas de sitôt,il a une fièvre chaude (il est fortement compromis) ;et vous ? Il paraît que vous êtes guéri (que vousêtes libre) ?

– » Oui, guéri, mais qui sait si jene retomberai pas bientôt ?

– » Il faut espérer quenon. »

Henriette est enchantée des bonnes façons dela dame ; elle veut en faire sa compagnie. Enfin, nous nousconvenons si bien les uns les autres, que désormais nous seronsunis comme les doigts de la main : ce sera trois têtes dans lemême bonnet, ou plutôt trois corps dans la même chemise. Laprétendue Joséphine, à la suite d’une histoire si touchante queHenriette en fut attendrie, nous apprit qu’elle logeait dans unemaison garnie de la rue Guérin-Boisseau. Après que nous eûmes faitl’échange de nos adresses, elle me dit : « Ah ça !écoutez, vous savez que dans le temps vous avez obligé mon hommed’une pièce de vingt francs, il est juste que je vous laremette. » Je fis quelque difficulté de prendre les vingtfrancs, cependant je cédai, et dès ce moment Henriette, que leprocédé touchait encore plus que l’histoire, entra en grandeconversation avec l’honnête moitié de mon ami : l’entretienroulait sur moi : « Tel que vous le voyez, madame,disait, en me désignant, la ci-devant épouse de Charpentier, je nele changerais pas contre un autre, quand il serait dix fois plusbeau. C’est mon pauvre lapin : voilà pourtant dix ans que noussommes ensemble, croiriez-vous que nous n’avons jamais eu lemoindre mot ? »

Annette se prêtait admirablement à cettecomédie. Chaque soir, elle était exacte au rendez-vous, et noussoupions en commun. Enfin vient le moment d’accomplir le vol àl’exécution duquel je dois concourir. Tout est disposé, Martinot etses amis sont prêts : c’est la chambre d’un prêteur d’argent àla petite semaine, que l’on a projeté de dévaliser ; on m’aindiqué sa demeure, c’est rue Montorgueil ; je sais à quelleheure on s’introduira. Je donne à Annette les instructionsnécessaires pour qu’elle puisse avertir la police, et afin d’êtresûr qu’on ne fera rien sans moi, je ne quitte plus ni mes amis, nima chère Henriette.

Nous partons pour l’expédition. Martinotmonte, ouvre la porte, et redescend : « Il n’y a plusqu’à entrer, » dit-il, et tandis que je reste avec lui à fairele guet, ses compagnons courent butiner, pour notre compte et leleur, aux dépens de l’usurier. Mais des agents les suivent deprès ; je les aperçois, et dans cet instant je m’arrange pourdonner à Martinot une distraction qui lui fasse tourner la têted’un autre côté. Les trois voleurs surpris pendant qu’ils brisentles meubles, jettent un cri, et nous prenons la fuite. Martinotayant emporté les clefs, ses compagnons échappaient ainsi à lapeine des fers, car il était probable que, suivant leur coutume,ils allégueraient qu’ils avaient trouvé la porte ouverte : ilimportait donc, non seulement de faire arrêter Martinot nanti desclefs, mais encore d’établir ses relations avec les coupables qu’onavait saisis. Ce fut surtout pour parvenir à ce résultat,qu’Annette me fut de la plus grande utilité. Martinot fut enlevéavec toutes les pièces de conviction désirables, sans qu’Henriettese doutât de rien ; seulement elle trouva que j’étais trèsheureux, et ce fut un titre de plus à son amour. Quand le sentimentque je lui inspirais fut dans toute sa force, j’eus, pour le mettreà l’épreuve, une maladie de commande. Je ne pouvais recouvrer lasanté qu’en prenant des médicaments dont le prix n’était pas enproportion avec nos facultés pécuniaires. Henriette voulutabsolument me les procurer, et à cette intention elle prémédita unpetit vol de chambre, dont elle me fit la confidence. RosalieDubust devait l’assister : le vol fut tenté ; il y eutcommencement d’exécution. Mais j’avais éventé la mèche, Henrietteet son amie subirent les conséquences du flagrant délit :toutes deux furent condamnées à dix ans de travaux forcés. Àl’expiration de sa peine, Henriette venait en surveillance chezmoi ; elle avait bien quelques droits à m’adresser desreproches, jamais elle ne le fit.

Henriette, Rosalie Dubust et Martinot étaientde pauvres cambrioleurs ; mais il est, dans le même genre, desvoleurs d’une effronterie qui passe toute croyance : celle dunommé Beaumont tient presque du merveilleux. Évadé du bagne deRochefort, où il devait passer douze années de sa vie, il arrive àParis ; à peine de retour dans cette ville où il avait déjàexercé, pour se remettre la main, il commet quelques vols de peu devaleur ; et quand, par ces escarmouches, il a préludé à desexploits plus dignes de son ancienne renommée, il conçoit le projetde voler un trésor. On n’imaginerait jamais quel était cetrésor ! celui du Bureau central, aujourd’hui lapréfecture de police ! ! ! Il était déjàpassablement difficile de se procurer les empreintes des clefs, ilparvint à vaincre cette première difficulté, et bientôt il eut enson pouvoir tous les moyens d’ouvrir ; mais ouvrir ce n’étaitrien, il fallait ouvrir sans être aperçu, s’introduire sans crainted’être troublé, opérer sans témoins, et sortir librement. Beaumont,qui a mesuré toute la grandeur des obstacles, ne s’en effraie pas.Il a remarqué que le cabinet du chef de la sûreté, M. Henri,est tout près de l’endroit où il se propose de pénétrer ; ilépie l’instant propice, il voudrait bien qu’une circonstanceéloignât pour quelque temps un si dangereux voisin ; il estservi à souhait. Un matin M. Henri est obligé de sortir ;Beaumont, sûr qu’il ne rentrera pas de la journée, court chez lui,revêt un habit noir ; et dans ce costume qui, à cette époque,annonçait toujours ou un magistrat ou un fonctionnaire public, ilse présente au poste préposé à la garde du Bureau central.Le chef, à qui il s’adresse, suppose que c’est au moins uncommissaire ; sur l’invitation de Beaumont, il lui donne unsoldat, et celui-ci posé en sentinelle à l’entrée du couloir quiconduit au dépôt, reçoit la consigne de ne laisser passer personne.On ne pouvait trouver un meilleur expédient pour se mettre à l’abrid’une surprise : aussi Beaumont, au milieu d’une fouled’objets précieux, put-il à loisir, et en pleine sécurité, fairechoix de ce qui était à sa convenance : montres, bijoux,diamants, pierreries, il s’adjugea tout ce qui avait le plus devaleur, tout ce qui était le plus portatif, et dès qu’il eut achevésa pacotille, il congédia le factionnaire et disparut.

Ce vol ne pouvait être long-tempsignoré ; dès le jour suivant, on s’en aperçut. Le tonnerre fûttombé sur la police, qu’elle eut été moins bouleversée qu’à lanouvelle de cet événement : pénétrer jusque dans le sanctuairedes saints ! Le fait paraissait si extraordinaire qu’on lerévoquait en doute. Pourtant il était évident qu’un vol avait eulieu ; à qui l’attribuer ? Tous les soupçons planaientsur des employés, tantôt sur l’un tantôt sur l’autre, lorsqueBeaumont, trahi par un de ses amis, fut arrêté et condamné uneseconde fois. Le vol qu’il avait commis pouvait être évalué àquelques centaines de mille francs, on en retrouva sur lui la plusgrande partie : « Il y avait là, disait-il, de quoidevenir honnête homme. Je le serais devenu : c’est si aiséquand on est riche : pourtant, combien de riches ne sont quedes coquins ! » Ces paroles furent les seules qu’ilproféra, lorsqu’on se saisit de sa personne. Cet étonnant voleurfut conduit à Brest, où, à la suite d’une demi douzaine d’évasionsqui n’avaient abouti qu’à le faire serrer de plus près, il est mortdans un affreux état d’épuisement.

Beaumont jouissait parmi les voleurs d’uneréputation colossale ; et aujourd’hui encore, lorsqu’unfanfaron se vante de ses hauts-faits : « Tais-toi donc,lui dit-on, tu n’es pas digne de dénouer les cordons des souliersde Beaumont. » En effet, avoir volé la police, n’était-ce pasle comble de l’adresse ? Un vol de cette espèce n’est-il pasle chef-d’œuvre du genre, et peut-il se faire qu’aux yeux desamateurs, son auteur ne soit pas un héros ? qui oserait secomparer à lui ? Beaumont avait volé lapolice ! ! ! Pends-toi brave Crillon !pends-toi Coignard, pendez-vous Pertruisard, pendez-vous Collet,près de lui vous n’êtes que de la Saint-Jean. Qu’est-ce, d’avoirvolé des états de service, de s’être emparé du trésor de l’armée duRhin, d’avoir enlevé la caisse d’une mission ? Beaumont avaitvolé la Police, pendez-vous, sinon allez en Angleterre… on vouspendra.

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