Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE L.

 

Capdeville ou monsieur prothée. – Le faux traitant. –Simplicité de M. Séguin. – Le foin dans les bottes. – La veuvebien gardée. La persévérance. – Monsieur Fierval. – Une promenade.– L’amant de la nature. – Le fortuné pays ! – La panacéeuniverselle. – La fontaine de Jouvence. – Une pincée, deux pincées.– La manière de s’en servir. – Les vertus miraculeuses de la toutebonne. – Grande herborisation. – Les simples se cherchent. – Jeserai Rosière. – La Circé de Saint-Germain. – Au voleur, àl’assassin ! à la garde ! au feu ! – Une percée,grande découverte. – Désappointement d’un tapissier. – L’aveu naïf.– Visitez vos fauteuils. – Gare à la pimprenelle.

 

Un des plus adroits cambrioleurs était lenommé Lepetit Godet, dit Marquis, ditDurand, dit Capdeville ; ce serait à n’enplus finir, si je voulais consigner ici tous les noms et toutes lesqualités qu’il a pris dans le cours de sa longue carrière, il futtour à tour négociant, armateur, émigré, rentier, etc. Après avoirjoué un des principaux rôles dans les bandes qui infestèrent silong-temps le midi de la France, il s’était réfugié à Rouen,lorsque par suite d’un vol qui lui fut imputé, il fut reconnu etcondamné à perpétuité. C’était la septième ou huitième récidivedont il était convaincu. Capdeville avait pour affidés principaux,trois autres voleurs : Delsouc, Fiancette etColonge, dont les noms méritent d’être cités dansl’histoire générale des larrons. Il avait débuté fort jeune dans lemétier, et presque sexagénaire il l’exerçait encore. C’était alorsun homme respectable : gros ventre, bonne face, usage dumonde, rien ne lui manquait pour inspirer de la confiance à lapremière vue ; il avait en outre du tact, et connaissait fortbien la puissance de l’habit : pour dire que sa mise étaitcelle d’un traitant ou d’un ex-fournisseur, il faudrait que jen’eusse pas vu l’illustre M. Séguin dans toute la simplicitéde son costume. Afin de n’induire personne en erreur, je renoncedonc à la comparaison, et j’imagine qu’on me comprendra quandj’aurai raconté que ce rusé coquin avait toutes les apparencesrassurantes de ces particuliers dont le vêtement cossu faitprésumer qu’ils ont du foin dans leurs bottes. Peu de cambrioleursfurent plus entreprenants et doués de plus de persévérance :un jour il lui vint à l’idée de voler une riche veuve qui demeuraità Saint-Germain-en-Laye, rue du Poteau-Juré ; d’abordil explore les approches de la place, et cherche vainement à s’yintroduire. Il excellait à fabriquer les fausses clés ; maisles fausses clés ne se font pas au hasard, et il ne peut mêmeparvenir à se procurer l’ombre d’une empreinte. Deux mois sepassent en tentatives infructueuses : tout autre queCapdeville abandonnerait une entreprise qui présente tant dedifficultés ; Capdeville s’est dit : je réussirai, et ilne veut pas en avoir le démenti. Une maison contiguë à celle de laveuve est occupée par un locataire, il projette de faire expulsercelui-ci, et il manœuvre si bien, que bientôt il est installé à saplace. Monsieur Fierval est le nouveau voisin de laveuve : peste ! se dit-on dans l’endroit, ce n’est pascomme son prédécesseur, il est magnifiquement meublé, l’on voitbien que c’est quelqu’un comme il faut. Il y avait environ troissemaines qu’il était emménagé, lorsque la voisine, qui n’avait paspris l’air depuis long-temps, se proposa de faire une petitepromenade : elle va dans le parc, accompagnée de Marie, safidèle, domestique ; près de terminer cette excursionpastorale, elle est accostée par un étranger qui, dans l’attiraild’un disciple des Linné et des Tournefort, l’aborde, tenant d’unemain son chapeau et de l’autre une plante.

« Vous voyez devant vous, madame, unamant de la nature, de cette belle nature dont furent éprisestoutes les âmes nobles et tendres ; la botanique : voilàma passion, elle fut aussi celle du sensible Jean-Jacques, duvertueux Bernardin de Saint-Pierre. À l’exemple de ces grandsphilosophes, je cherche des simples, et si je ne me trompe je seraiassez heureux pour en rencontrer dans ce canton de bienprécieuses ; ah ! madame, il serait à désirer pour lebien de l’humanité, que tout le monde connût les vertus decelle-ci. Connaissez-vous cette herbe ?

– » Ma foi, monsieur, elle n’est pastrès rare dans les environs ; mais je vous avouerai monignorance : je ne sais ni son nom ni ses propriétés.

– » Elle n’est pas très rare ?dites-vous, ô fortuné pays ! elle n’est pas très rare !Seriez-vous assez bonne pour m’indiquer les endroits où elle croîtle plus abondamment ?

– » Volontiers, monsieur ; maisà quoi sert cette herbe, s’il vous plaît ?

– » À quoi, madame : à tout,c’est un vrai trésor, une panacée universelle ; avec cetteherbe, on n’a plus que faire des médecins : prise endécoction, sa racine purifie la masse du sang, chasse les mauvaiseshumeurs, favorise la circulation, dissipe la mélancolie, donne dela souplesse aux membres, du jeu aux muscles, et guérit toutes lesmaladies jusqu’à cent ans… En infusion, sa tige faitmerveille ; un paquet dans une baignoire et continuez-enl’usage, vous aurez découvert la fontaine de Jouvence ; safeuille sur une plaie la cicatrise à l’instant.

– » Et sa fleur ?

– » Ah sa fleur ! c’est bienici le cas de bénir la Providence ; si les femmessavaient : c’est une fleur de virginité, avec elle il n’estplus de veuves.

– » Elle me ferait retrouver unmari.

– » Mieux que cela, madame : ceserait comme si vous n’en aviez jamais eu ; une pincée, deuxpincées, trois pincées, il n’y paraît plus.

– » Oh ! l’admirable fleur.

– » Vous avez bien raison del’appeler admirable ; mais ajoutez qu’on peut en composer unfiltre contre l’indifférence en matière de mariage.

– » Vous ne plaisantezpas ?

– » Non, madame, Dieu m’engarde ! lotion d’un côté, breuvage de l’autre, tout le secretest dans le mode de préparation et la manière de s’en servir…

– » Peut-être y aurait-il del’indiscrétion à vous demander votre recette ?

– » Du tout, madame, demandez, je meferai un plaisir de vous la communiquer.

– » Ah ! enseignez-moi d’abordle nom de cette simple intéressante ?

– » Le nom, madame, c’est toutsimplement latoute bonne, que nous appelons aussi labonne à tout.

– » Marie, la bonne à tout,entends-tu ? tu retiendras bien, la bonne à tout ; sinous conduisions monsieur au fond du parc, il me semble que là il yen a beaucoup.

– » Si ce n’était pas si loin, jevous mènerais bien où il y en a davantage ; il y en a, il y ena ; c’est comme du chiendent, j’en ai à des fois ramassé desfameuses brassées ; voyez un peu ce que c’est, quand ou neconnaît pas : c’est p’têtre ça que les lapins… Mais monsieurne voudra pas venir jusque-là ?

– » J’irais au bout du monde,seulement je crains d’abuser de votre complaisance.

– » Ne craignez pas, monsieur, necraignez pas, j’en serai assez payée puisque vous consentez.

– » Ah ! oui, c’estjuste ; je n’y pensais pas. »

Marie guide le chercheur de simples qui,chemin faisant, explique à madame comment se font les infusions,les décoctions, les applications, les lotions et la sublime essencematrimoniale : Enfin l’on arrive ; jamais le botanisten’a vu, en si grande quantité, la plante dont il vient de révélerles mérites ; il est transporté de joie, d’enthousiasme, deplaisir, et quand il s’est suffisamment extasié, il se met endevoir de cueillir… Madame fait aussi ses provisions, Marie en aurasa charge… On a herborisé de si bon cœur, qu’en moins de vingtminutes la pauvre fille ploie sous le fardeau, mais elle ne s’enplaint pas ; elle se propose même d’y revenir, car Marie n’apas perdu un mot de la leçon pharmaceutique, et elle n’est pasmoins avide d’expériences que sa maîtresse : trompée coup surcoup par deux palfreniers des gardes, elle en fréquente untroisième pour le bon motif ; et puis on parle de faire uneRosière à la prochaine fête patronale, si le choix pouvait tombersur elle ! Dans tous les cas, si Marie n’est pas couronnée,elle pourra, du moins sans rougir, se parer du chapeau et faire lebonheur de son idéal, par un hymen sans précédents. Cet espoir luidonne des forces. Madame ne manque pas non plus de courage :l’herborisation est promptement terminée ; alors le botanisteet la veuve, se séparent après avoir fait entre eux un échange deremerciements. Le botaniste vole à de nouvelles découvertes, et laCircé de Saint-Germain en Laye regagne son manoir avec sa servante,fière pour la première fois de porter une botte de foin, pleine debeauté, de santé, de sagesse, de charmes, d’enchantements, etc.

On rentre au logis. Une si longue course aouvert l’appétit à Madame. « Vite ! vite, Marie, mettezle couvert, et dînons.

– Mais, madame, il n’y a rien deprêt.

– C’est égal, nous mangerons les restes.Servez le poulet d’hier avec les merlans de ce matin. »

Marie, qui n’est pas moins affamée que samaîtresse, s’empresse d’exécuter ses ordres.

« Ah ! mon dieu ! mondieu ! mon dieu !

– » Marie, ne criez donc pas commecela, vous me faites des souleurs !

– » Ah ! madame.

– » Mais qu’avez-vous, Marie ?vous vous seriez cassé une jambe…

– » L’argenterie…

– » Eh bien ! l’argenterie.

– » Nous sommes volées.

– » Voilà votre tête.

– » Je vous jure…

– » Taisez-vous, sans soin ! enlavant votre vaisselle, vous aurez laissé traîner un couvert :si je me lève, je parie que je vais mettre la main dessus.

– » Ah ! madame, ils ont toutpris.

– » Comment dites-vous ?

– » Est-il possible ! il n’y ena plus.

– » Il n’y en a plus ! Voyonsun peu ce qu’elle prétend avec son… il n’y en a plus. Vous êtesbien bête, ma pauvre Marie. »

En prononçant ces mots, la veuve se lèveimpatientée, elle court au tiroir et pousse brusquement Marie.« Retirez-vous, pécore. Juste ciel ! ah ! quelmalheur ! Oh ! les scélérats ! oh ! lescoquins ! oh ! les misérables ! Mais bougez-vousdonc, Marie, bougez-vous donc ! vous êtes là comme une momie.Allons, elle ne s’émouvera pas, la malheureuse ! Est-ce dulait qui coule dans vos veines ?

– » Mais, madame, que voulez-vousque je fasse ?

– » Ce sera encore une de vosgentillesses. J’ai beau vous recommander de fermer lesportes ; tandis que vous aurez tourné les talons, on seraentré dans la salle à manger. C’est cela ; à notre retour, leverrou de sûreté n’était-il pas mis comme à nôtre départ ?regardez, moi, si jamais on me vole, je réponds que ce ne sera pasde ma faute : que j’aille, que je vienne, que j’entre, que jesorte, mes clefs ne me quittent pas : mais vous… ! Sixmille francs d’argenterie… une belle journée que vous m’avez faitfaire là. Je ne sais à quoi il tient que je vous… tenez, ôtez-vousde devant mes yeux ; ôtez-vous, vous dis-je. »

Marie épouvantée, se sauve dans une piècevoisine ; mais aussitôt revenant sur ses pas, elle jette uncri. « Dieu ! votre chambre est forcée, le secrétaire estouvert, tout est sens dessus dessous. »

La veuve veut s’assurer si Marie ne se trompepas. La catastrophe n’est que trop réelle ; d’un coup d’œilelle en a mesuré l’étendue. « Les monstres !prononce-t-elle, je suis ruinée ! » et elles’évanouit.

Marie s’élance vers une croisée, elle appelledu secours. « Au voleur ! à l’assassin ! à lagarde ! au feu ! » telles sont les paroles d’alertedont elle fait retentir la rue du Poteau. Les habitants, lesgendarmes, le commissaire envahissent la maison ; du comble aurez-de-chaussée, on fait une perquisition générale, et l’on netrouve personne. Alors un des assistants fait la proposition dedescendre à la cave. « À la cave, à la cave, »répète-t-on à l’unanimité. On allume les chandelles, et tandis queMarie prodigue des soins à sa maîtresse, qui a enfin repris sesesprits, le commissaire, précédé de ses éclaireurs, effectue ladescente proposée. On visite un premier caveau, rien ; unsecond, rien encore ; un troisième, celui-ci est contigu à lacave du voisin : à terre sont quelques débris de plâtras, onavance, et dans le mur mitoyen on aperçoit… une ouverture assezgrande pour donner passage à un homme. Dès ce moment, tout estexpliqué : deux heures auparavant on a vu une voiturestationner devant la porte du gros monsieur de Paris, c’est ainsique l’on désigne Capdeville, qui, assure-t-on, est monté dans cetéquipage, après y avoir fait placer une malle, qui semblait trèslourde. Cette malle contenait l’or, l’argent, les bijoux etl’argenterie de la veuve ; il y en avait pour une sommeconsidérable. Capdeville ne reparut plus, et il ne fut pas possiblede le joindre ; seulement quelques jours après, on se présentapour réclamer les meubles qui garnissaient son appartement :qui faisait cette réclamation ? un envoyé de Capdeville ?non : le tapissier qui avait vendu à crédit. On lui racontal’histoire de la toute bonne.

La veuve, qu’il alla voir, lui montra sa bottede foin. « Ah ! dit-il, en considérant ce témoignaged’une mystification cruelle, je n’ai qu’un regret.

– » Lequel ?

– » C’est de ne pas en avoir misquatre fois plus dans ses fauteuils ; mais on peut ouvrir lescanapés, si l’on y trouve un crin… »

De ce regret, il ressort une bien grandevérité, c’est que tous les chercheurs de simples ne sont pas dansle parc de Saint-Germain… Si nos chevaux ont la queue courte, lafaute n’en est pas aux tapissiers de la rue de Cléry ; s’ilsont les dents longues, c’est autre chose, ces messieurs ont misl’enchère sur les fourrages.

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