Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LXXVI. – LES RAMASTIQUES.

 

Part à deux. – Le lecteur d’affiches. – L’homme accommodant. –Mésaventure d’un cordon-bleu. – Le mari et la femme, ou la montreet la chaîne. – Une querelle de ménage. – Filou et faussaire. – Levœu de la loi.

 

Les ramastiques sont des fripons qui, commebeaucoup d’autres, ne doivent leurs succès qu’à la cupidité desdupes. L’exercice de leur industrie suppose une association detrois personnes, ou tout au moins de deux. Voici comment ils s’yprennent pour s’approprier le bien d’autrui. Dès le point du jour,ils vont se mettre en observation sur la route, dans le voisinagede quelque barrière, et là, ils examinent avec soin les allants etles venants, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé parmi eux un de cesindividus dont la physionomie et le costume trahissent l’excessivesimplicité. C’est un nigaud crédule et intéressé qu’il leurfaut : paysan ou non, un provincial, soit qu’il arrive, soitqu’il parte, fait toujours merveilleusement leur affaire, pourvutoutefois qu’il ne manque pas d’argent. Ont-ils aperçu, cet inconnusi désiré, l’un d’eux, ordinairement le plus insinuant des trois,l’accoste, et lui décoche adroitement une demi-douzaine de cesquestions, dont la réponse révèle indirectement à l’interrogateur,la situation financière de l’interrogé. Ce renseignement obtenu, unsignal fait connaître s’il est favorable ; alors un secondfilou qui a pris les devants, laisse tomber une boîte, une bourseou un paquet, de telle façon, que l’étranger ne puisse faireautrement que de remarquer l’objet quel qu’il soit. Il le remarqueen effet, mais au moment où il se baisse pour le ramasser, sanouvelle connaissance s’écrie part a deux. On s’arrêtepour voir en quoi consiste la trouvaille, c’est ordinairement unbijou précieux, une bague richement montée, des boutons enbrillants, des pendeloques, etc. Un écrit accompagne lejoyau ; que signifie cet écrit ? presque toujours lenigaud ne sait pas lire : on se doute bien que le compère nele sait pas non plus ; cependant le papier peut donner deslumières utiles… Il importe d’en connaître le contenu ; mais àqui s’adresser ? on craint de commettre uneindiscrétion : en attendant on continue de marcher, et tout àcoup, au coin d’une rue, on voit un homme occupé de lire lesaffiches : on ne saurait être servi plus à point par lehasard. « Parbleu ! dit le compère, nous ne pouvions pasmieux rencontrer ; voici un monsieur qui va-nous tirerd’embarras, montrons-lui le papier, il nous dira ce quec’est ; mais surtout gardez-vous bien de lui parler del’objet, car il serait capable de vouloir sa part. »L’étranger est enchanté, il promet d’être prudent, et l’on va droitau lecteur qui se prête de bonne grâce au service que l’on réclamede lui ; il lit : « Monsieur, je vous envoie votrebague en brillants recoupés, pour laquelle votre domestique m’apayé deux mille sept cent vingt-cinq francs, dont quittance.

BRISEBARD, bijoutier. »

Deux mille sept cent vingt-cinq francs !que l’on juge si l’énoncé de cette somme, dont la moitié va luirevenir, sonne délicieusement à l’oreille du rustre. L’obligeantlecteur, qui est le troisième affidé, n’a pas manqué des’appesantir sur le nombre qu’expriment les chiffres : on leremercie de sa complaisance et l’on s’éloigne. Maintenant il s’agitde prendre une détermination au sujet du bijou : lerendra-t-on ? ma foi non ; s’il appartenait à un pauvrediable, à la bonne heure ; mais qui peut acheter des diamantssi ce n’est un richard ?… Et pour un richard qu’est-ce quedeux mille sept cent vingt-cinq francs ? une bagatelle qu’il ale moyen de perdre… Puisqu’on ne rendra pas, il est évident quel’on gardera… c’est-à-dire qu’on réalisera en espèces… Mais oùréaliser ? chez un bijoutier ? le propriétaire de labague a peut-être déjà fait circuler des avis ; et puis, ilest des bijoutiers si ridicules ! Ce qu’il y a de mieux àfaire c’est de ne vendre que dans quelque temps… Le rustre comprendparfaitement toutes ces raisons… S’il y avait possibilité, onpartagerait sur-le-champ, et l’on se quitterait bons amis… Mais lepartage est impossible, et pourtant chacun a besoin d’aller à sesaffaires. Véritablement la situation commence à devenirinquiétante ; de part et d’autre on se frotte le front pouravoir des idées. « Si j’avais de l’argent, dit le ramastique,je vous en donnerais volontiers, mais je n’ai pas le sou. –« Écoutez, reprend-il, vous m’avez l’air d’un brave et dignehomme, je m’en rapporte à vous, faites-moi une avance de quelquescentaines de francs, et quand vous vendrez l’objet, vous meremettrez le surplus ; il est bien entendu que vous retiendrezl’intérêt de la somme que vous m’aurez avancée. Par exemple, vousme laisserez votre adresse. » Rarement une proposition decette nature n’est pas agréée… Le rustre séduit par l’appât d’ungain dont il cache l’arrière-pensée, vide sa bourse avec plaisir…Si elle n’est pas suffisamment garnie, il n’hésite pas à se défairede sa montre : j’en ai vu qui avaient donné jusqu’aux bouclesde leurs souliers. L’arrangement conclu, on se sépare avec promessede se revoir, bien que des deux côtés on ait pris la résolution den’en rien faire. Sur vingt paysans trompés de la sorte, dix-huit aumoins, donnent un faux nom et une fausse adresse ; et il n’y apas lieu de s’en étonner, puisqu’ici avant d’être dupe, il fautd’abord être fripon.

Les ramastiques sont presque tous desjuifs, dont les femmes se livrent aussi à ce genre de filouterie.Elles fréquentent habituellement les halles et marchés, où ellesexploitent la crédulité des bonnes et des cuisinières qui ont l’airde nouvelles débarquées. Une chaîne de jaseron en cuivre si biendoré, qu’il serait difficile de ne pas la prendre pour de l’or,compose la matière du moyen de déception dont elles font usage. Unede leurs victimes, c’était un cordon-bleu, vint un jour se plaindreà la police ; on lui avait extorqué tout son argent, sesboucles d’oreilles, son schal, et son panier avec les provisions dela journée, laissées en garantie de quinze francs, qu’elle devaitrapporter. Comme celle-ci était de bonne foi, elle s’étaitempressée de tenir ses engagements ; mais à son retour, ellen’avait plus retrouvé ni la femme, ni le panier, ni les provisions.Alors seulement elle avait conçu des soupçons, que la pierre detouche d’un bijoutier, consulté trop tard, avait pleinementconfirmés. À une certaine époque, les ramastiques étaientsi nombreux, qu’ils se montraient à la fois dans tous les quartiersde la capitale. J’ai reçu dans la même matinée les deux époux, quivenaient se plaindre d’avoir été ramastiqués, le mari dansle faubourg Saint-Honoré, la femme, au marché des Innocents.« On n’est pas bête comme vous, disait le chef de lacommunauté, à son infortunée compagne ; donner votre chaîned’or et dix francs, pour une chaîne de laiton ! – Vous avezbientôt fait une bête ! Comme cela vous va bien ! Allezdonc porter votre épingle au Mont-de-Piété : un morceau deverre ! et s’il vous plaît, monsieur ne se contente pas dedonner l’argent qu’il a sur lui, il faut encore qu’il revienne à lamaison chercher soixante francs qui étaient tout ce que nouspossédions, deux couverts et sa montre.

– » J’ai fait ce qui m’aconvenu ; ça ne vous regarde pas.

– » Il n’en est pas moins vrai quevous vous êtes laissé gourer.

– » Gourer ! gourer !c’est bon, madame ; je ne me suis toujours pas laissé gourerpar des commères, et si vous ne vous étiez pas amusée à taillervotre bavette comme de coutume…

– » Si vous aviez passé votrechemin, sans vous arrêter à causer avec le premier venu…

– » Je cause, je cause, pour mesaffaires ; et vous ?

– » Ah ! vous en faites debelles affaires !…

– » Aussi belles que les vôtresj’espère ! Allez à présent, quand vous aurez une chaîne d’oril fera chaud. La vôtre faisait pourtant trois tours. Je crois queje vous en avais donné assez long pour votre fête !D’ailleurs, longueur ou non, vous deviez en être contente ;mais il vous en fallait trois fois plus.

– » Comme nous serons bien plantésquand nous aurons besoin de savoir l’heure !

– » Taisez-vous ; vous êtes unesotte…

– » Que c’est donc bien fait !que c’est donc bien fait ! On-vous a attrapé ; tantmieux, mon cher ! Je ne regrette qu’une chose, c’est qu’on nevous en ait pas pris davantage.

– » Parbleu, vous ne m’apprenez riende neuf ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me suis aperçu quevous ne teniez pas à l’intérêt de la maison. »

Le couple sortit de bureau en se querellant.J’ignore combien de temps la dispute se prolongea ; mais ilest à présumer que la réflexion mit un terme aux reproches mutuels.Dieu veuille que, pour hâter le raccommodement, on n’ait pas étéobligé d’en venir à des voies de fait !

Lorsque trois ramastiques sont ensemble,chacun d’eux a un costume adapté au rôle qu’il doit jouer. Celuiqui accoste est presque toujours vêtu comme un ouvrier : c’estun maçon, un bottier, un charpentier ; quelquefois il simulel’accent allemand ou italien, et paraît s’exprimer trèsdifficilement en français. S’il est âgé, il est bon homme ;s’il est jeune il est niais. Le faux perdant se distinguepar la longueur et la largeur de son pantalon, dont une des jambessert de conducteur à l’objet pour le faire arriver jusqu’à terre.Le lecteur est ordinairement plus richement couvert queles deux autres ; c’est lui qui endosse la redingote à colletde velours, et se pare du castor à longs poils.

Long-temps les ramastiques furenttraduits en police correctionnelle, et le maximum de la peinequ’ils encouraient était cinq années de prison. Il me sembla quel’on devait établir une distinction entre eux ; et que, quandl’escroquerie avait été consommée à l’aide d’un faux en écriture,le délit prenait un caractère plus grave, et tombait dans lacompétence des Cours d’assises. Je me promis de saisir la premièreoccasion, pour présenter à l’autorité judiciaire quelquesobservations à ce sujet ; elle ne tarda pas à s’offrir.J’arrêtai les deux plus anciens professeurs en fait deramastique : le nommé BALÉSE, dit Marquis, et soncomplice. D’abord j’exposai mon opinion à laquelle on n’eut paségard ; on persistait à vouloir les traiter suivant lajurisprudence consacrée jusqu’alors ; mais je revins à lacharge, j’insistai, et les deux fripons amenés devant le jury,furent condamnés, comme faussaires, à la réclusion et à lamarque.

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