Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE XLVII. – LES CAMBRIOLEURS.

 

Le costume de ville. – La chique en permanence. – Les maisonssans portier. – Curiosité des locataires. – Les chercheurs desages-femmes. – les gilets et les cravates. – Le trophée d’amour. –Force cuirs. – Les paniers et les hottes. – Nouveaux visages. –Tremblez le dimanche. – Bons conseils. – Prenez un bâton. – Lesmaisons à portier. – Payez vos gardiens. – Cambrioleurs à la flan.– Le feu d’artifice et le bouquet. – Les caroubleurs. – Petiteliste de gens dont il faut se méfier. – Les indicateurs. – Lesnourrisseurs. – Cachez les rentrées. – Les voisins perfides. – Ô lebrave homme ! on te connaît beau masque !

 

Les cambrioleurs sont les voleurs de chambres,soit à l’aide d’effraction, soit à l’aide de fausses clés. À laville, c’est-à-dire hors de leurs occupations habituelles, il n’estpas très difficile de les reconnaître : ce sont pour laplupart des jeunes gens dont les plus âgés n’ont pas plus de trenteans : de dix huit à trente, c’est le bon âge d’un cambrioleur.Presque toujours ils sont vêtus assez proprement ; mais quelque soit leur costume, qu’ils aient adopté la veste, la redingoteou l’habit, ils ne cessent jamais d’avoir l’air commun, et à lapremière vue on peut juger qu’il ne sont pas des fils de famille.D’ordinaire ils ont les mains sales, et la présence d’une énormechique qu’ils roulent sans cesse d’un côté de la bouche leurirrégularise la figure de la plus étrange façon. Rarement ilsportent une canne, plus rarement encore ils mettent des gants, celaleur arrive pourtant quelquefois.

Les cambrioleurs ne tentent pas de dévaliserune chambre, avant de s’être plus ou moins initiés aux habitudes dela personne qui l’occupe : ils ont besoin de savoir quand ellesera absente, et si chez elle il y a du butin à faire. Les maisonssans portier sont les plus favorables à leurs entreprises ;lorsqu’ils préméditent un coup, ils y vont par trois ou par quatre,qui s’introduisent, et montent successivement. L’un d’eux frappeaux portes, afin de s’assurer s’il y a quelqu’un. Si l’on ne répondpas c’est bon signe, on se dispose à opérer, et aussitôt pour semettre en garde contre une surprise, pendant que l’on fait sauterla gâche, ou jouer le rossignol, un des associés va se poster àl’étage supérieur, et un second à l’étage au-dessous.

Tandis que l’on procède à l’ouverture, il peutse faire qu’un locataire monte ou descende, et qu’il soit assezcurieux pour s’enquérir de ce que font dans l’escalier desindividus qu’il ne connaît pas. Alors, on lui répond que l’on vaaux lieux d’aisances, ou bien on demande un nom en l’air ;souvent on cherche une blanchisseuse, une garde-malade, uncordonnier, une sage-femme nouvellement emménagée. Il est àremarquer que, dans ce cas, le voleur interrogé balbutie plutôtqu’il ne parle ; qu’il évite de regarder en facel’interrogateur, et que, pressé de lui livrer passage, afin defaire le plus de place possible il se range contre le mur entournant le dos à la rampe.

Une particularité assez étrange, c’est quequand un cambrioleur en renom a adopté un genre de cravate et degilet, tous les confrères se modèlent sur lui pour ces deux piècesdu vêtement ; les couleurs voyantes, rouge, jaune, etc., sontcelles qu’ils affectionnent le plus. En 1814, j’arrêtai une bandede vingt-deux voleurs, vingt d’entre eux avaient des gilets de lamême forme et de la même étoffe ; il semblait qu’on les eûttaillés sur le même patron et levés dans la même pièce. En général,les voleurs sont comme les filles, il y a toujours sur eux quelquechose qui décèle la profession : ils aiment beaucoup lesbarriolages, et quelque soin qu’ils prennent pour singer les genscomme il faut, la tournure la plus distinguée qu’ils puissent sedonner est celle d’ouvriers endimanchés. Il en est bien peu quin’aient pas les oreilles percées : les petits anneaux et lecollier en cheveux, avec garniture en or, sont presque desornements obligés de leur toilette ; le collier est placéd’une manière apparente sur le gilet ; c’est toujours untrophée d’amour, on en fait parade ! Le chapeau velu, dont unemoitié des poils est relevée et l’autre couchée, leur plaîtinfiniment : je ne parle ici que des voleurs qui sont fidèlesaux traditions du métier ; quant à ceux qui s’en écartent, onpourra les deviner à des manières dans lesquelles il y a je ne saisquoi de contraint qui ne se remarque pas dans l’honnêtehomme : ce n’est pas l’embarras de la timidité, c’est une gênerésultant de l’appréhension de se trahir ; on voit qu’ilss’observent, et redoutent qu’on ne les observe ; parlent-ils,il y a dans leurs discours de la roideur, de l’entortillé, unapprêt de langage qui devient quelquefois comique, autant parl’abondance des fausses liaisons, que par le burlesque de mots dontils ignorent la signification ; ils ne causent pas, ilsbavardent, changeant sans cesse d’objet, s’avançant au hasard,rompant les chiens à tout moment, profitant de toutes lesdiversions pour aller d’un propos à un autre, de toutes lesoccasions pour détourner la vue.

Quelques cambrioleurs se font accompagner dansleurs expéditions par des femmes, qui portent des paniers ou deshottes de blanchisseuses, dans lesquels on dépose les objetsvolés ; là présence d’une femme descendant un escalier ousortant d’une allée avec un attirail semblable, est donc unecirconstance à laquelle il importe de faire attention, surtout sil’on croit voir cette femme pour la première fois. Les fréquentesallées et venues d’individus que l’on n’a pas l’habitude de voirdans un quartier, dénotent presque toujours de mauvaisdesseins.

Les journées les plus productives pour lescambrioleurs sont ces beaux dimanches de l’été, durant lesquels lapopulation laborieuse de Paris va goûter à la barrière les plaisirsde la campagne. Les cambrioleurs seront réduits aux abois aussitôtqu’on le voudra : que les personnes qui habitent une maisonsans portier, ne s’absentent plus sans laisser quelqu’un aulogis ; que les locataires renoncent enfin à un fatal systèmed’isolement qui n’est favorable qu’aux malfaiteurs ; qu’ils seregardent comme des cointéressés, et que le voisin veille pour levoisin ; que tout étranger qui entre, sort, monte ou descend,soit tenu pour suspect, pressé de s’expliquer sur le motif de saprésence, et s’il montre la moindre hésitation, retenu jusqu’à cequ’on ait acquis la certitude qu’aucun vol n’a été commis ;que tout locataire à qui l’apparition d’un inconnu a inspiré de ladéfiance, avertisse sur-le-champ les autres locataires, afin qu’ilsse tiennent sur leurs gardes ; que celui chez qui l’on a sonnéou frappé, pour demander un nom en l’air, ne se contente plus derefermer sa porte avec mauvaise humeur, qu’il suive des yeux ledemandeur, et ne le perde pas de vue avant de s’être assuré qu’ilest sorti ; que le demandeur, s’il s’est introduit sans avoirfrappé ni sonné, ou sans avoir attendu qu’on lui ait ouvert, soittraité comme un mal intentionné et toujours éconduitbrutalement : dans ce cas, l’emploi du bâton est un àpropos.

Souhaitez-vous dérouter lescambrioleurs ? ayez toujours la clé de votreappartement dans un lieu sûr ; ne la laissez jamais sur votreporte, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur. Sortez-vous ?ne l’accrochez nulle part ; ne la prêtez à personne pourquelque motif que ce soit, fût-ce même pour arrêter un saignementde nez. Si vous êtes obligé d’être quelque temps hors de chez vous,imaginez une cachette où vous déposerez ce que vous avez de plusprécieux, l’endroit le plus en vue est souvent celui ou l’on nes’avise pas de chercher. Je voudrais bien mettre le lecteur sur lavoie, mais je crains de fournir des indications aux voleurs. Il estprudent de n’avoir pas toujours la même cachette.

Avez-vous pris les précautions que je viens deprescrire, vous n’aurez rien de mieux à faire que de laisser toutesvos clés sur vos meubles. Si les voleurs viennent, vous leurépargnerez ainsi la peine d’une effraction, et à vous des fraisconsidérables. S’il y a des secrets dans vos secrétaires, dans vosarmoires, ouvrez-les, autrement vous vous exposerez aux ravages duMonseigneur, de la terrible pince, à laquelleaucune combinaison de serrure ne résiste. Ouvrez, ouvrez, maiscachez, c’est là le grand point pour ne pas être volé.

Les maisons à portiers seraient complètement àl’abri de l’espèce de vol que je signale, si les portiers étaientplus occupés de remplir leurs devoirs, que de faire des comméragessur les gens qui les paient ; mais les portiers sont uneterrible engeance : d’abord ils sont pourvus de toutes lescuriosités inutiles, et même dangereuses ; trompettes detoutes les médisances et de toutes les calomnies, conjectureurs àl’excès, rapporteurs et bavards, ils ne s’inquiètent que descirconstances vraies ou fausses, qui peuvent tourner au profit deleur manie de dénigrer. Aussi, quand on a besoin de tromper leurvigilance, est-il très facile de les distraire ou de les éloignerde leur loge. J’ai souvent songé au moyen de rendre les portiers,exclusivement attentifs à ce qui les regarde ; ce moyen, jecrois l’avoir trouvé : ce serait d’abord de les rétribuer pluslargement qu’ils ne le sont, ensuite d’exiger d’eux uncautionnement qui, hors les cas d’escalade et quelques autres,répondrait des vols commis dans la maison dont ils sont lesgardiens.

Je reviens aux cambrioleurs, dont il existedeux variétés bien distinctes ; la première est celle descambrioleurs à la flan (voleurs de chambres au hasard),qui s’introduisent dans les maisons, sans avoir auparavant jetéleur dévolu. Ces improvisateurs sont ceux qui vont frappant deporte en porte ; ils ne sont sûrs de rien, où il y a, ilsprennent, où il n’y a pas, le voleur perd ses droits. Le métier decambrioleur à la flan est très chanceux, sans être trèslucratif ; les trois quarts du temps, le jeu n’en vaut pas lachandelle. Ils vivent aux dépens des amateurs du dimanche, detoutes les fêtes et réjouissances possibles ; et tandis quepour se délasser de ses labeurs de la semaine, l’honnête industrielentouré de sa petite famille, va voir la joute sur l’eau, lesdistributions de comestibles, le feu d’artifice, ou qu’il se rendaux admirables représentations du Forçat, de laFausse-Clé, de la Pie voleuse ; tandis que le bouquet luiparaît ravissant ou que des brigands pour rire excitent sonenthousiasme, chez lui des brigands plus réels font leurs petitesaffaires, et après les joies de la journée, c’est à la maison quel’attend le bouquet véritable.

La seconde variété de cambrioleurs est celledes caroubleurs : ceux-ci ne s’aventurent pas, commeils ont des intelligences avec les domestiques, avec les frotteurs,cardeurs et cardeuses de matelas, peintres, colleurs de papiers,tapissiers, ils connaissent parfaitement les endroits qui peuventleur offrir des ressources, aussi vont-ils droit au but. Munisqu’ils sont des renseignements les plus précis, et des indicationsles plus exactes, ils ne se trompent jamais. La plupart du tempsils se servent de fausses clés qu’ils fabriquent sur les empreintesqui leur sont données par les indicateurs, leurs complices.

La troisième variété est celle desnourrisseurs, que l’on a appelés ainsi parce qu’ilsnourrissent des affaires ; nourrir une affaire, c’estl’avoir en perspective, en attendant le moment propice pourl’exécution. Les nourrisseurs préméditent leurs coups de longuemain ; et ne se hasardent pas à cueillir la poire avantqu’elle ne soit mûre. Quand ils ont une affaire en vue, qu’ilsl’aient eux-mêmes découverte ou qu’on la leur ait donnée, ilsn’agissent qu’avec la certitude qu’ils ne feront paschou-blanc. S’ils se proposent d’opérer sur un rentier,ils savent à quelle époque il touchera son revenu : s’ils ontrésolu de faire une descente chez un commerçant en détail, ilschoisissent, pour rendre visite à sa caisse, les fins de mois oules premiers jours de janvier. Sur chaque état ils ont des donnéespositives, du moins en ce qui touche les rentrées.

Les nourrisseurs sont ordinairement des hommesd’un âge mûr ; leur mise, sans être précisément élégante,annonce l’aisance. Ils sont insinuants et habiles à se ménagerl’accès des maisons où ils veulent effectuer une capture ;lorsqu’il y a beaucoup de locataires, ils forment des accointancesavec un cordonnier, une blanchisseuse ou tout autre ouvrier, prèsde qui ils viennent faire la conversation. L’ouvrier ne se doute derien, seulement le besoin de le voir est le prétexte des allées etdes venues.

Il est des nourrisseurs qui, ayant projeté decommettre un vol dans une maison, y louent un appartement ;alors ils ne se pressent pas, et l’occasion fût-elle belle, ils netentent rien avant de s’être acquis dans leur nouveau voisinage laconsidération nécessaire pour écarter les soupçons. Ils sont d’uneobligeance et d’une politesse rares, ils ne prennent rien à crédit,le terme est payé rubis sur l’ongle ; s’il se fait du bruit,ce n’est jamais chez eux, ils rentrent et se couchent de bonneheure : leur conduite est des plus régulières ; au besoinmême, et presque toujours, ils affichent de la dévotion ; lamère et les enfants, s’il y en a, vont à la messe ; par toutpays la dévotion est un masque, mais à Paris plus qu’ailleurs, ellecache trop souvent de mauvais desseins.

Plusieurs mois s’écoulent, enfin vient lemoment où la réputation est établie, le nourrisseur a eu le loisirde prendre ses mesures ; il opère, et tout pour un jour onapprend qu’un des locataires, si ce n’est le propriétaire lui-même,a été dépossédé de ses effets les plus précieux. La rumeur estgrande ; chacun s’indigne ; chacun s’étonne, il faut quele voleur connaisse les êtres ; le cambrioleur est le premierà le dire. Comme il n’a pas manqué de faire disparaître les objetsvolés, et qu’il est bien sûr qu’on ne les trouvera pas, ilconseille, il provoque une perquisition générale. Au prochain termeil déménage, et l’on en est fâché, c’était un si bravehomme !

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