Mémoires de Vidocq – Tome IV

CHAPITRE LIV.

 

Le fruit des économies. – Projet d’amendement. – L’habileouvrière. – Existence précaire. – Conséquences d’un préjugé. – LeMont-de-piété. – Le désespoir. – Il faut mourir. – Cruel supplice.– Les instruments du crime. – Résistance à la tentation.

 

À l’expiration de sa peine, Adèle sortit deSaint-Lazare avec un décompte de 900 francs, provenant des retenuesexercées sur le produit de son travail ; elle s’étaitcomplètement amendée, et se proposait d’avoir une conduiteirréprochable. Son premier soin fut de se procurer un petitmobilier et une mise décente. Ces acquisitions faites, il luirestait 150 francs, c’était assez pour défier momentanément lamisère, et cependant il ne fallait pas voir venir trop long-temps.Elle se mit en quête d’ouvrage, et comme elle était fort habilecouturière, elle trouva facilement à s’occuper. Employée dans unmagasin quelques mois, elle eut tout lieu d’être contente de sonsort ; mais l’existence d’un libéré, homme ou femme, est siprécaire : on sut qu’elle avait été enfermée à Saint-Lazare,et dès lors commencèrent pour elle ces tribulations auxquelles ilest si rare d’échapper lorsqu’une fois on a été repris de justice.Adèle, sans avoir autrement donné sujet de se plaindre d’elle, futimpitoyablement congédiée ; elle changea de quartier, etréussit à se placer de nouveau. Préposée à la lingerie dans unhôtel garni, pour se mettre désormais à l’abri des indiscrétions,elle se résigna à n’avoir de rapport qu’avec les personnes qui luiavaient accordé leur confiance : malgré cette précaution, ellene put se garantir des souvenirs de sa vie passée. Signalée,reconnue, elle se vit encore repoussée : dès ce jour, elle nese présenta plus nulle part, sans éprouver les effets de cetteréprobation qui résulte d’une infamie perpétuée par le préjugé.

Adèle n’avait d’autre ressource que sonaiguille ; en vain chercha-t-elle à la faire valoir :trois mois s’écoulèrent, et elle ne rencontra pas une âmecharitable qui, en utilisant son habileté, voulut compatir à sasituation. Il vint un moment où, pour subsister, elle fut obligéede s’en prendre à ses nippes, et par une suite de petits prêts,toutes les pièces de sa garde-robe allèrent se perdre à ceMont-de-piété, dans ce gouffre abominable, creusé par l’usurehypocrite sous les pas des nécessiteux. Réduite au dénuement leplus absolu, Adèle s’était décidée à mettre fin à ses maux par unsuicide, et elle courait se précipiter dans la Seine, lorsque, surle Pont-Neuf, elle fit la rencontre de Suzanne Golier, l’une de sescompagnes de réclusion. Adèle conta ses peines à cette amie, qui ladétourna de la résolution qu’elle avait prise. « Vadonc ! va donc, lui dit Suzanne, est-ce qu’on se noye les unssans les autres ? viens à la maison, ma sœur et moi nous avonsouvert un atelier de broderie, la besogne donne, tu nous aideras,et nous vivrons ensemble ; s’il n’y a que du pain, ehbien ! nous ne mangerons que du pain. » La proposition nepouvait venir plus à propos : Adèle accepta.

On était alors à l’entrée de l’hiver ; labroderie allait assez bien, mais la fin du carnaval ramena lamorte-saison. Au bout de six semaines, Adèle et ses amies furentplongées dans la plus affreuse détresse. Frédéric, le mari de l’uned’elles, s’était établi serrurier : s’il avait eu despratiques, il aurait pu venir à leur secours, malheureusement il negagnait pas même de quoi acquitter son loyer et payer lapatente ; on ne pouvait voir une pénurie plus grande.

Un jour Adèle était dans la boutique de cethomme ; depuis plus de quarante-huit heures il n’avait, ainsiqu’elle, pris aucune espèce de nourriture. « Allons, dit leserrurier, en affectant de prononcer des paroles plaisantes, qu’ilarticulait du ton le plus sinistre, il faut mourir, petits cochons,il n’y a plus d’orge… Oui, il faut mourir », répétait-il, ettandis qu’il s’efforçait de sourire, ses traits se décomposaient,et une sueur froide lui coulait du front. Adèle, silencieuse, et levisage couvert d’une pâleur mortelle, était penchée surl’établi ; tout à coup elle se relève, elle éprouve unfrémissement. « Il faut mourir… Il le faudrait, soupire-t-elleen regardant avec un sentiment difficile à décrire, les outils dontelle est entourée. » C’est la lueur d’un horrible espoirqu’elle a entrevue. Adèle s’épouvante ; elle est agitée !une fièvre ardente la parcourt, la consume ; entre lesangoisses de la faim et les terreurs de sa conscience, elle endurele plus cruel supplice : pendant ces tortures, sa mains’appuie sur un trousseau de clés, elle les repousse.« Dieu ! s’écrie-t-elle, éloignez de moi ces instrumentsdu crime ! lorsque j’ai tant d’envie de bien faire, sera-cedonc-là mon seul recours ? » Et pour ne pas succomber,cette infortunée se hâte de fuir.

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