Napoléon le petit de Victor Hugo

II – MANDAT DES REPRÉSENTANTS
Ceux qui ont reçu en dépôt pour le peuple, comme représentants du peuple, le serment du 20 décembre 1848, ceux surtout qui, deux fois investis de la confiance de la nation, le virent jurer comme constituants et le virent violer comme législateurs, avaient assumé en même temps que leur mandat deux devoirs. Le premier, c’était : le jour où ce serment serait violé, de se lever, d’offrir leurs poitrines, de ne calculer ni le nombre ni la force de l’ennemi, de couvrir de leurs corps la souveraineté du peuple, et de saisir, pour combattre et pour jeter bas l’usurpateur, toutes les armes, depuis la loi qu’on trouve dans le code jusqu’au pavé qu’on prend dans la rue. Le second devoir, c’était, après avoir accepté le combat et toutes ses chances, d’accepter la proscription et toutes ses misères ; de se dresser éternellement debout devant le traître, son serment à la main ; d’oublier leurs souffrances intimes, leurs douleurs privées, leurs familles dispersées et mutilées, leurs fortunes détruites, leurs affections brisées, leur cœur saignant, de s’oublier eux-mêmes, et de n’avoir plus désormais qu’une plaie, la plaie de la France ; de crier justice ! de ne se laisser jamais apaiser ni fléchir, d’être implacables ; de saisir l’abominable parjure couronné, sinon avec la main de la loi, du moins avec les tenailles de la vérité, et de faire rougir au feu de l’histoire toutes les lettres de son serment et de les lui imprimer sur la face !
Celui qui écrit ces lignes est de ceux qui n’ont reculé devant rien, le 2 décembre, pour accomplir le premier de ces deux grands devoirs ; en publiant ce livre, il remplit le second.

III – MISE EN DEMEURE
Il est temps que la conscience humaine se réveille.
Depuis le 2 décembre 1851, un guet-apens réussi, un crime odieux, repoussant, infâme, inouï, si l’on songe au siècle où il a été commis, triomphe et domine, s’érige en théorie, s’épanouit à la face du soleil, fait des lois, rend des décrets, prend la société, la religion et la famille sous sa protection, tend la main aux rois de l’Europe, qui l’acceptent, et leur dit : mon frère ou mon cousin. Ce crime, personne ne le conteste, pas même ceux qui en profitent et qui en vivent, ils disent seulement qu’il a été
« nécessaire » ; pas même celui qui l’a commis, il dit seulement, que, lui criminel, il a été « absous ». Ce crime contient tous les crimes, la trahison dans la conception, le parjure dans l’exécution, le meurtre et l’assassinat dans la lutte, la spoliation, l’escroquerie et le vol dans le triomphe ; ce crime traîne après lui, comme parties intégrantes de lui- même, la suppression des lois, la violation des inviolabilités constitutionnelles, la séquestration arbitraire, la confiscation des biens, les massacres nocturnes, les fusillades secrètes, les commissions remplaçant les tribunaux, dix mille citoyens déportés, quarante mille citoyens proscrits, soixante mille familles ruinées et désespérées. Ces choses sont patentes. Eh bien ! ceci est poignant à dire, le silence se fait sur ce crime ; il est là, on le touche, on le voit, on passe outre et l’on va à ses affaires ; la boutique ouvre, la Bourse agiote, le commerce, assis sur son ballot, se frotte les mains, et nous touchons presque au moment où l’on va trouver cela tout simple. Celui qui aune de l’étoffe n’entend pas que le mètre qu’il a dans la main lui parle et lui dit : « C’est une fausse mesure qui gouverne. » Celui qui pèse une denrée n’entend pas que sa balance élève la voix et lui dit : « C’est un faux poids qui règne. » Ordre étrange que celui-là, ayant pour base le désordre suprême, la négation de tout droit ! l’équilibre fondé sur l’iniquité !
Ajoutons, ce qui, du reste, va de soi, que l’auteur de ce crime est un malfaiteur de la plus cynique et de la plus basse espèce.
À l’heure qu’il est, que tous ceux qui portent une robe, une écharpe ou un uniforme, que tous ceux qui servent cet homme le sachent, s’ils se croient les agents d’un pouvoir, qu’ils se détrompent. Ils sont les camarades d’un pirate. Depuis le 2 décembre, il n’y a plus en France de fonctionnaires, il n’y a que des complices. Le moment est venu que chacun se rende bien compte de ce qu’il a fait et de ce qu’il continue de faire. Le gendarme qui a arrêté ceux que l’homme de Strasbourg et de Boulogne appelle des « insurgés », a arrêté les gardiens de la Constitution. Le juge qui a jugé les combattants de Paris ou des provinces, a mis sur la sellette les soutiens de la loi.

L’officier qui a gardé à fond de cale les « condamnés », a détenu les défenseurs de la République et de l’État. Le général d’Afrique qui emprisonne à Lambessa les déportés courbés sous le soleil, frissonnants de fièvre, creusant dans la terre brûlée un sillon qui sera leur fosse, ce général-là séquestre, torture et assassine les hommes du droit. Tous, généraux, officiers, gendarmes, juges, sont en pleine forfaiture. Ils ont devant eux plus que des innocents, des héros ! plus que des victimes, des martyrs !
Qu’on le sache donc, et qu’on se hâte, et, du moins, qu’on brise les chaînes, qu’on tire les verrous, qu’on vide les pontons, qu’on ouvre les geôles, puisqu’on n’a pas encore le courage de saisir l’épée ! Allons, consciences, debout ! éveillez-vous, il est temps !
Si la loi, le droit, le devoir, la raison, le bon sens, l’équité, la justice, ne suffisent pas, qu’on songe à l’avenir. Si le remords se tait, que la responsabilité parle !
Et que tous ceux qui, propriétaires, serrent la main d’un magistrat ; banquiers, fêtent un général ; paysans, saluent un gendarme ; que tous ceux qui ne s’éloignent pas de l’hôtel où est le ministre, de la maison où est le préfet, comme d’un lazaret ; que tous ceux qui, simples citoyens, non fonctionnaires, vont aux bals et aux banquets de Louis Bonaparte et ne voient pas que le drapeau noir est sur l’Élysée, que tous ceux-là le sachent également, ce genre d’opprobre est contagieux ; s’ils échappent à la complicité matérielle, ils n’échappent pas à la complicité morale. Le crime du 2 décembre les éclabousse.

La situation présente, qui semble calme à qui ne pense pas, est violente, qu’on ne s’y méprenne point. Quand la moralité publique s’éclipse, il se fait dans l’ordre social une ombre qui épouvante.
Toutes les garanties s’en vont, tous les points d’appui s’évanouissent.
Désormais il n’y a pas en France un tribunal, pas une cour, pas un juge qui puisse rendre la justice et prononcer une peine, à propos de quoi que ce soit, contre qui que ce soit, au nom de quoi que ce soit.
Qu’on traduise devant les assises un malfaiteur quelconque, le voleur dira aux juges : Le chef de l’État a volé vingt-cinq millions à la Banque ; le faux témoin dira aux juges : Le chef de l’État a fait un serment à la face de Dieu et des hommes, et ce serment, il l’a violé ; le coupable de séquestration arbitraire dira : Le chef de l’État a arrêté et détenu contre toutes les lois les représentants du peuple souverain ; l’escroc dira : Le chef de l’État a escroqué son mandat, escroqué le pouvoir, escroqué les Tuileries ; le faussaire dira : Le chef de l’État a falsifié un scrutin ; le bandit du coin du bois dira : Le chef de l’État a coupé leur bourse aux princes d’Orléans ; le meurtrier dira : Le chef de l’État a fusillé, mitraillé, sabré et égorgé les passants dans les rues ; – et tous ensemble, escroc, faussaire, faux témoin, bandit, voleur, assassin, ajouteront : – Et vous, juges, vous êtes allés saluer cet homme, vous êtes allés le louer de s’être parjuré, le complimenter d’avoir fait un faux, le glorifier d’avoir escroqué, le féliciter d’avoir volé et le remercier d’avoir assassiné ! qu’est-ce que vous nous voulez ?
Certes, c’est là un état de choses grave. S’endormir sur une telle situation, c’est une ignominie de plus.
Il est temps, répétons-le, que ce monstrueux sommeil des consciences finisse. Il ne faut pas qu’après cet effrayant scandale, le triomphe du crime, ce scandale plus effrayant encore soit donné aux hommes : l’indifférence du monde civilisé.
Si cela était, l’histoire apparaîtrait un jour comme une vengeresse ; et dès à présent, de même que les lions blessés s’enfoncent dans les solitudes, l’homme juste, voilant sa face en présence de cet abaissement universel, se réfugierait dans l’immensité du mépris.

IV – ON SE RÉVEILLERA
Mais cela ne sera pas ; on se réveillera.
Ce livre n’a pas d’autre but que de secouer ce sommeil. La France ne doit pas même adhérer à ce gouvernement par le consentement de la léthargie ; à de certaines heures, en de certains lieux, à de certaines ombres, dormir, c’est mourir.
Ajoutons qu’au moment où nous sommes, la France, chose étrange à dire et pourtant réelle, ne sait rien de ce qui s’est passé le 2 décembre et depuis, ou le sait mal, et c’est là qu’est l’excuse. Cependant, grâce à plusieurs publications généreuses et courageuses, les faits commencent à percer. Ce livre est destiné à en mettre quelques-uns en lumière, et, s’il plaît à Dieu, à les présenter tous sous leur vrai jour. Il importe qu’on sache un peu ce que c’est que M. Bonaparte. À l’heure qu’il est, grâce à la suppression de la tribune, grâce à la suppression de la presse, grâce à la suppression de la parole, de la liberté et de la vérité, suppression qui a eu pour résultat de tout permettre à M. Bonaparte, mais qui a en même temps pour effet de frapper de nullité tous ses actes sans exception, y compris l’inqualifiable scrutin du 20 décembre, grâce, disons-nous, à cet étouffement de toute plainte et de toute clarté, aucune chose, aucun homme, aucun fait, n’ont leur vraie figure et ne portent leur vrai nom ; le crime de M. Bonaparte n’est pas crime, il s’appelle nécessité ; le guet-apens de M. Bonaparte n’est pas guet- apens, il s’appelle défense de l’ordre ; les vols de
M. Bonaparte ne sont pas vols, ils s’appellent mesures d’État ; les meurtres de M. Bonaparte ne sont pas meurtres, ils s’appellent salut public ; les complices de
M. Bonaparte ne sont pas des malfaiteurs, ils s’appellent magistrats, sénateurs et conseillers d’État ; les adversaires de M. Bonaparte ne sont pas les soldats de la loi et du droit, ils s’appellent jacques, démagogues et partageux. Aux yeux de la France, aux yeux de l’Europe, le 2 décembre est encore masqué. Ce livre n’est pas autre chose qu’une main qui sort de l’ombre et qui lui arrache le masque.
Allons, nous allons exposer ce triomphe de l’ordre ; nous allons peindre ce gouvernement vigoureux, assis, carré, fort ; ayant pour lui une foule de petits jeunes gens qui ont plus d’ambition que de bottes, beaux fils et vilains gueux ; soutenu à la Bourse par Fould le juif, et à l’église par Montalembert le catholique ; estimé des femmes qui veulent être filles et des hommes qui veulent être préfets ; appuyé sur la coalition des prostitutions ; donnant des fêtes ; faisant des cardinaux ; portant cravate blanche et claque sous le bras, ganté beurre frais comme Morny, verni à neuf comme Maupas, frais brossé comme Persigny, riche, élégant, propre, doré, brossé, joyeux, né dans une mare de sang.
Oui, on se réveillera !
Oui, on sortira de cette torpeur qui, pour un tel peuple, est la honte ; et quand la France sera réveillée, quand elle ouvrira les yeux, quand elle distinguera, quand elle verra ce qu’elle a devant elle et à côté d’elle, elle reculera, cette France, avec un frémissement terrible, devant ce monstrueux forfait qui a osé l’épouser dans les ténèbres et dont elle a partagé le lit.
Alors l’heure suprême sonnera.
Les sceptiques sourient et insistent ; ils disent : « – N’espérez rien. Ce régime, selon vous, est la honte de la France. Soit ; cette honte est cotée à la Bourse. N’espérez rien. Vous êtes des poëtes et des rêveurs si vous espérez. Regardez donc ; la tribune, la presse, l’intelligence, la parole, la pensée, tout ce qui était la liberté a disparu. Hier cela remuait, cela vivait, aujourd’hui cela est pétrifié. Eh bien ! on est content, on s’accommode de cette pétrification, on en tire parti, on y fait ses affaires, on vit là- dessus comme à l’ordinaire. La société continue, et force honnêtes gens trouvent les choses bien ainsi. Pourquoi voulez-vous que cette situation change ? pourquoi voulez- vous que cette situation finisse ? Ne vous faites pas illusion, ceci est solide, ceci est stable, ceci est le présent et l’avenir. »
Nous sommes en Russie. La Néva est prise. On bâtit des maisons dessus ; de lourds chariots lui marchent sur le dos. Ce n’est plus de l’eau, c’est de la roche. Les passants vont et viennent sur ce marbre qui a été un fleuve. On improvise une ville, on trace des rues, on ouvre des boutiques, on vend, on achète, on boit, on mange, on dort, on allume du feu sur cette eau. On peut tout se permettre. Ne craignez rien, faites ce qu’il vous plaira, riez, dansez, c’est plus solide que la terre ferme. Vraiment, cela sonne sous le pied comme du granit. Vive l’hiver ! vive la glace ! en voilà pour l’éternité. Et regardez le ciel, est-il jour ? est-il nuit ? Une lueur blafarde et blême se traîne sur la neige ; on dirait que le soleil meurt.
Non, tu ne meurs pas, liberté ! Un de ces jours, au moment où on s’y attendra le moins, à l’heure même où on t’aura le plus profondément oubliée, tu te lèveras ! – ô éblouissement ! on verra tout à coup ta face d’astre sortir de terre et resplendir à l’horizon. Sur toute cette neige, sur toute cette glace, sur cette plaine dure et blanche, sur cette eau devenue bloc, sur tout cet infâme hiver, tu lanceras ta flèche d’or, ton ardent et éclatant rayon ! la lumière, la chaleur, la vie ! – Et alors, écoutez ! entendez-vous ce bruit sourd ? entendez-vous ce craquement profond et formidable ? c’est la débâcle ! c’est la Néva qui s’écroule ! c’est le fleuve qui reprend son cours ! c’est l’eau vivante, joyeuse et terrible qui soulève la glace hideuse et morte et qui la brise ! – C’était du granit, disiez-vous ; voyez, cela se fend comme une vitre ! c’est la débâcle, vous dis-je ! c’est la vérité qui revient ; c’est le progrès qui recommence, c’est l’humanité qui se remet en marche et qui charrie, entraîne, arrache, emporte, heurte, mêle, écrase et noie dans ses flots, comme les pauvres misérables meubles d’une masure, non-seulement l’empire tout neuf de Louis Bonaparte, mais toutes les constructions et toutes les œuvres de l’antique despotisme éternel ! Regardez passer tout cela. Cela disparaît à jamais. Vous ne le reverrez plus. Ce livre à demi submergé, c’est le vieux code d’iniquité ! Ce tréteau qui s’engloutit, c’est le trône ! cet autre tréteau qui s’en va, c’est l’échafaud !
Et pour cet engloutissement immense, et pour cette victoire suprême de la vie sur la mort, qu’a-t-il fallu ? Un de tes regards, ô soleil ! un de tes rayons, ô liberté !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer