Napoléon le petit de Victor Hugo


IV

« Il y avait un quart d’heure environ que la troupe tiraillait et que la barricade ripostait sans qu’il y eût un blessé de part ni d’autre, quand tout à coup, comme par une commotion électrique, un mouvement extraordinaire et terrible se fit dans l’infanterie d’abord, puis dans la cavalerie. La troupe changea subitement de front.
« Les historiographes du coup d’État ont raconté qu’un coup de feu, dirigé contre les soldats, était parti de la fenêtre restée ouverte au coin de la rue du Sentier. D’autres ont dit du faîte de la maison qui fait l’angle de la rue Notre-Dame-de-Recouvrance et de la rue Poissonnière. Selon d’autres, le coup serait un coup de pistolet et aurait été tiré du toit de la haute maison qui marque le coin de la rue Mazagran. Ce coup est contesté, mais ce qui est incontestable, c’est que pour avoir tiré ce coup de pistolet problématique, qui n’est peut-être autre chose qu’une porte fermée avec bruit, un dentiste habitant

la maison voisine a été fusillé. En somme, un coup de pistolet ou de fusil venant d’une des maisons du boulevard a-t-il été entendu ? est-ce vrai ? est-ce faux ? une foule de témoins nient.
« Si le coup de feu a été tiré, il reste à éclaircir une question : a-t-il été une cause ? ou a-t-il été un signal ?
« Quoi qu’il en soit, subitement, comme nous venons de le dire, la cavalerie, l’infanterie, l’artillerie, firent front à la foule massée sur les trottoirs, et, sans qu’on put deviner pourquoi, brusquement, sans motif, « sans sommation », comme l’avaient déclaré les infâmes affiches du matin, du Gymnase jusqu’aux Bains chinois, c’est-à-dire dans toute la longueur du boulevard le plus riche, le plus vivant et le plus joyeux de Paris, une tuerie commença.
« L’armée se mit à fusiller le peuple à bout portant.
« Ce fut un moment sinistre et inexprimable ; les cris, les bras levés au ciel, la surprise, l’épouvante, la foule fuyant dans toutes les directions, une grêle de balles pleuvant et remontant depuis les pavés jusqu’aux toits, en une minute les morts jonchant la chaussée, des jeunes gens tombant le cigare à la bouche, des femmes en robes de velours tuées roides par les biscaïens, deux libraires arquebusés au seuil de leurs boutiques sans avoir su ce qu’on leur voulait, des coups de fusil tirés par les soupiraux des caves et y tuant n’importe qui, le bazar criblé d’obus et de boulets, l’hôtel Sallandrouze bombardé, la Maison d’Or mitraillée, Tortoni pris d’assaut, des centaines de cadavres sur le boulevard, un ruisseau de sang rue de Richelieu.
« Qu’il soit encore ici permis au narrateur de s’interrompre.
« En présence de ces faits sans nom, moi qui écris ces lignes, je le déclare, je suis un greffier, j’enregistre le crime ; j’appelle la cause. Là est toute ma fonction. Je cite Louis Bonaparte, je cite Saint-Arnaud, Maupas, Morny, Magnan, Carrelet, Canrobert, Reybell, ses complices ; je cite les autres encore dont on retrouvera ailleurs les noms ; je cite les bourreaux, les meurtriers, les témoins, les victimes, les canons chauds, les sabres fumants, l’ivresse des soldats, le deuil des familles, les mourants, les morts, l’horreur, le sang et les larmes à la barre du monde civilisé.
« Le narrateur seul, quel qu’il fût, on ne le croirait pas. Donnons donc la parole aux faits vivants, aux faits saignants. Écoutons les témoignages.
V

« Nous n’imprimerons pas le nom des témoins, nous avons dit pourquoi ; mais on reconnaîtra l’accent sincère et poignant de la réalité.
« Un témoin dit :
« … Je n’avais pas fait trois pas sur le trottoir quand la troupe qui défilait s’arrêta tout à coup, fit volte-face la figure tournée vers le midi, abattit ses armes, et fit feu sur la foule éperdue, par un mouvement instantané.

« Le feu continua sans interruption pendant vingt minutes, dominé de temps en temps par quelques coups de canon.
« Au premier feu, je me jetai à terre et je me traînai comme un reptile sur le trottoir jusqu’à la première porte entr’ouverte que je pus rencontrer.
« C’était la boutique d’un marchand de vin, située au n° 180, à côté du bazar de l’Industrie. J’entrai le dernier. La fusillade continuait toujours.
« Il y avait dans cette boutique près de cinquante personnes, et parmi elles cinq ou six femmes, deux ou trois enfants. Trois malheureux étaient entrés blessés, deux moururent au bout d’un quart d’heure d’horribles souffrances ; le troisième vivait encore quand je sortis de cette boutique à quatre heures ; il ne survécut pas du reste à sa blessure, ainsi que je l’ai appris plus tard.
« Pour donner une idée du public sur lequel la troupe avait tiré, je ne puis rien faire de mieux que de citer quelques exemples des personnes réunies dans cette boutique.
« Quelques femmes, dont deux venaient d’acheter dans le quartier les provisions de leur dîner ; un petit clerc d’huissier envoyé en course par son patron ; deux ou trois coulissiers de la Bourse ; deux ou trois propriétaires ; quelques ouvriers, peu ou point vêtus de blouse. Un des malheureux réfugiés dans cette boutique m’a produit une vive impression ; c’était un homme d’une trentaine d’années, blond, vêtu d’un paletot gris, il se rendait avec sa femme dîner au faubourg Montmartre dans sa famille, quand il fut arrêté sur le boulevard par le passage de la colonne de troupes. Dans le premier moment, et dès la première décharge, sa femme et lui tombèrent ; il se releva, fut entraîné dans la boutique du marchand de vin, mais il n’avait plus sa femme à son bras, et son désespoir ne peut être dépeint. Il voulait à toute force, et malgré nos représentations, se faire ouvrir la porte et courir à la recherche de sa femme au milieu de la mitraille qui balayait la rue. Nous eûmes les plus grandes peines à le retenir pendant une heure. Le lendemain j’appris que sa femme avait été tuée et que le cadavre avait été reconnu dans la cité Bergère. Quinze jours plus tard, j’appris que ce malheureux, ayant menacé de faire subir à M. Bonaparte la peine du talion, avait été arrêté et transporté à Brest, en destination de Cayenne. Presque tous les citoyens réunis dans la boutique du marchand de vin appartenaient aux opinions monarchiques, et je ne rencontrai parmi eux qu’un ancien compositeur de la Réforme, du nom de Meunier, et l’un de ses amis, qui s’avouassent républicains. Vers quatre heures, je sortis de cette boutique. »
« Un témoin, de ceux qui croient avoir entendu le coup de feu parti de la rue de Mazagran, ajoute :
« Ce coup de feu, c’est pour la troupe le signal d’une fusillade dirigée sur toutes les maisons et leurs fenêtres, dont le roulement dure au moins trente minutes. Il est simultané depuis la porte Saint-Denis jusqu’au café du Grand-Balcon. Le canon vient bientôt se mêler à la mousqueterie. »
« Un témoin dit :
« … À trois heures et un quart un mouvement singulier a lieu. Les soldats qui faisaient face à la porte Saint-Denis opèrent instantanément un changement de front, s’appuyant sur les maisons depuis le Gymnase, la maison du Pont-de-Fer, l’hôtel Saint-Phar, et aussitôt un feu roulant s’exécute sur les personnes qui se trouvent au côté opposé, depuis la rue Saint-Denis jusqu’à la rue Richelieu. Quelques minutes suffisent pour couvrir les trottoirs de cadavres ; les maisons sont criblées de balles, et cette rage conserva son paroxysme pendant trois quarts d’heure. »
« Un témoin dit :
« … Les premiers coups de canon dirigés sur la barricade Bonne-Nouvelle avaient servi de signal au reste de la troupe, qui avait fait feu presque en même temps sur tout ce qui se trouvait à portée de son fusil. »
« Un témoin dit :
« Les paroles ne peuvent rendre un pareil acte de barbarie. Il faut en avoir été témoin pour oser le redire et pour attester la vérité d’un fait aussi inqualifiable.
« Il a été tiré des coups de fusil par milliers, c’est inappréciable{40}, par la troupe, sur tout le monde inoffensif, et cela sans nécessité aucune. On avait voulu produire une forte impression. Voilà tout. »
« Un témoin dit :
« Lorsque l’agitation était très grande sur le boulevard, la ligne, suivie de l’artillerie et de la cavalerie, arrivait. On a vu un coup de fusil tiré du milieu de la troupe, et il était facile de voir qu’il avait été tiré en l’air, par la fumée qui s’élevait perpendiculairement. Alors ce fut le signal de tirer sans sommation et de charger à la baïonnette sur le peuple. Ceci est significatif, et prouve que la troupe voulait avoir un semblant de motif pour commencer le massacre qui a suivi. »
« Un témoin raconte :
« … Le canon chargé à mitraille hache les devantures des maisons depuis le magasin du Prophète jusqu’à la rue Montmartre. Du boulevard Bonne-Nouvelle on a dû tirer aussi à boulet sur la maison Billecocq, car elle a été atteinte à l’angle du côté d’Aubusson, et le boulet, après avoir percé le mur, a pénétré dans l’intérieur. »
« Un autre témoin, de ceux qui nient le coup de feu, dit :
« On a cherché à atténuer cette fusillade et ces assassinats, en prétendant que des fenêtres de quelques maisons on avait tiré sur les troupes. Outre que le rapport officiel du général Magnan semble démentir ce bruit, j’affirme que les décharges ont été instantanées de la porte Saint-Denis à la porte Montmartre, et qu’il n’y a pas eu, avant la décharge générale, un seul coup tiré isolément, soit des fenêtres, soit par la troupe, du faubourg Saint- Denis au boulevard des Italiens. »
« Un autre, qui n’a pas non plus entendu le coup de feu, dit :
« Les troupes défilaient devant le perron de Tortoni, où j’étais depuis vingt minutes environ, lorsque, avant qu’aucun bruit de coup de feu soit arrivé à nous, elles s’ébranlent ; la cavalerie prend le galop, l’infanterie le pas de course. Tout d’un coup nous voyons venir du côté du boulevard Poissonnière une nappe de feu qui s’étend et gagne rapidement. La fusillade commencée, je puis garantir qu’aucune explosion n’avait précédé, que pas un coup de fusil n’était parti des maisons depuis le café Frascati jusqu’à l’endroit où je me tenais. Enfin, nous voyons les canons des fusils des soldats qui étaient devant nous s’abaisser et nous menacer. Nous nous réfugions rue Taitbout, sous une porte cochère. Au même moment les balles passent par-dessus nous et autour de nous. Une femme est tuée à dix pas de moi au moment où je me cachais sous la porte cochère. Il n’y avait là, je peux le jurer, ni barricade ni insurgés ; il y avait des chasseurs, et du gibier qui fuyait, voilà tout. »
« Cette image « chasseurs et gibier » est celle qui vient tout d’abord à l’esprit de ceux qui ont vu cette chose épouvantable. Nous retrouvons l’image dans les paroles d’un autre témoin :
« … On voyait les gendarmes mobiles dans le bout de ma rue, et je sais qu’il en était de même dans le voisinage, tenant leurs fusils et se tenant eux-mêmes dans la position du chasseur qui attend le départ du gibier, c’est-à-dire le fusil près de l’épaule pour être plus prompt à ajuster et tirer. »
« Aussi, pour prodiguer les premiers soins aux blessés tombés dans la rue Montmartre près des portes, voyait-on de distance en distance les portes s’ouvrir, un bras s’allonger et retirer avec précipitation le cadavre ou le moribond que les balles lui disputaient encore. »
« Un autre témoin rencontre encore la même image :
« Les soldats embusqués au coin des rues attendaient les citoyens au passage comme des chasseurs guettent leur gibier, et, à mesure qu’ils les voyaient engagés dans la rue, ils tiraient sur eux comme sur une cible. De nombreux citoyens ont été tués de cette manière, rue du Sentier, rue Rougemont et rue du Faubourg-Poissonnière.

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