Napoléon le petit de Victor Hugo

LIVRE HUITIÈME – LE PROGRÈS INCLUS DANS LE COUP D’ÉTAT

I
Parmi nous, démocrates, l’événement du 2 décembre a frappé de stupeur beaucoup d’esprits sincères. Il a déconcerté ceux-ci, découragé ceux-là, consterné plusieurs. J’en ai vu qui s’écriaient : Finis Poloniæ ! Quant à moi, puisque à de certains moments il faut dire Je, et parler devant l’histoire comme un témoin, je le proclame, j’ai vu cet événement sans trouble. Je dis plus, il y a des moments où, en présence du Deux-Décembre, je me déclare satisfait.
Quand je parviens à m’abstraire du présent, quand il m’arrive de pouvoir détourner mes yeux un instant de tous ces crimes, de tout ce sang versé, de toutes ces victimes, de tous ces proscrits, de ces pontons où l’on râle, de ces affreux bagnes de Lambessa et de Cayenne où l’on meurt vite, de cet exil où l’on meurt lentement, de ce vote, de ce serment, de cette immense tache de honte faite à la France et qui va s’élargissant tous les jours ; quand, oubliant pour quelques minutes ces douloureuses pensées, obsession habituelle de mon esprit, je parviens à me renfermer dans la froideur sévère de l’homme politique, et à ne plus considérer le fait, mais les conséquences du fait ; alors, parmi beaucoup de résultats désastreux sans doute, des progrès réels, considérables, énormes, m’apparaissent, et dans ce moment-là, si je suis toujours de ceux que le Deux-Décembre indigne, je ne suis plus de ceux qu’il afflige.
L’œil fixé sur de certains côtés de l’avenir, j’en viens à me dire : L’acte est infâme, mais le fait est bon.
On a essayé d’expliquer l’inexplicable victoire du coup d’État de cent façons : – l’équilibre s’est fait entre les diverses résistances possibles et elles se sont neutralisées les unes par les autres ; – le peuple a eu peur de la bourgeoisie ; la bourgeoisie a eu peur du peuple ; – les faubourgs ont hésité devant la restauration de la majorité, craignant, à tort du reste, que leur victoire, ne ramenât au pouvoir cette droite si profondément impopulaire ; les boutiquiers ont reculé devant la République rouge ; – le peuple n’a pas compris ; les classes moyennes ont tergiversé ; – les uns ont dit : qui allons-nous faire entrer dans le palais législatif ? les autres ont dit : qui allons-nous voir à l’Hôtel de ville ? – enfin la rude répression de juin 1848, l’insurrection écrasée à coups de canon, les carrières, les casemates, les transportations, souvenir vivant et terrible ; – et puis : – Si l’on avait pu battre le rappel ! – Si une seule légion était sortie ! – Si M. Sibour avait été M. Affre et s’était jeté au- devant des balles des prétoriens ! – Si la haute cour ne s’était pas laissé chasser par un caporal ! – Si les juges avaient fait comme les représentants, et si l’on avait vu les robes rouges dans les barricades comme on y a vu les écharpes ! – Si une seule arrestation avait manqué ! – Si un régiment avait hésité ! – Si le massacre du boulevard n’avait pas eu lieu ou avait mal tourné pour Louis Bonaparte ! etc., etc. – Tout cela est vrai, et pourtant c’est ce qui a été qui devait être. Redisons-le, sous cette victoire monstrueuse et à son ombre, un immense et définitif progrès s’accomplit. Le 2 décembre a réussi, parce qu’à plus d’un point de vue, je le répète, il était bon, peut-être, qu’il réussît. Toutes les explications sont justes, et toutes les explications sont vaines. La main invisible est mêlée à tout cela. Louis Bonaparte a commis le crime ; la Providence a fait l’événement.
Il était nécessaire en effet que l’ordre arrivât au bout de sa logique. Il était nécessaire qu’on sût bien, et qu’on sût à jamais, que, dans la bouche des hommes du passé, ce mot : Ordre, signifie : faux serment, parjure, pillage des deniers publics, guerre civile, conseils de guerre, confiscation, séquestration, déportation, transportation, proscription, fusillades, police, censure, déshonneur de l’armée, négation du peuple, abaissement de la France, sénat muet, tribune à terre, presse supprimée, guillotine politique, égorgement de la liberté, étranglement du droit, viol des lois, souveraineté du sabre, massacre, trahison, guet-apens. Le spectacle qu’on a sous les yeux est un spectacle utile. Ce qu’on voit en France depuis le 2 décembre, c’est l’orgie de l’ordre.
Oui, la Providence est dans cet événement. Songez encore à ceci : depuis cinquante ans la République et l’empire emplissaient les imaginations, l’une de son reflet de terreur, l’autre de son reflet de gloire. De la République on ne voyait que 1793, c’est-à-dire les formidables nécessités révolutionnaires, la fournaise ; de l’empire on ne voyait qu’Austerlitz. De là un préjugé contre la République et un prestige pour l’empire. Or, quel est l’avenir de la France ? est-ce l’empire ? Non, c’est la République.
Il fallait renverser cette situation, supprimer le prestige pour ce qui ne peut revivre et supprimer le préjugé contre ce qui doit être ; la Providence l’a fait. Elle a détruit ces deux mirages. Février est venu et a ôté à la République la terreur ; Louis Bonaparte est venu et a ôté à l’empire le prestige. Désormais 1848, la fraternité, se superpose à 1793, la terreur ; Napoléon le Petit se superpose à Napoléon le Grand. Les deux grandes choses, dont l’une effrayait et dont l’autre éblouissait, reculent d’un plan. On n’aperçoit plus 93 qu’à travers sa justification, et Napoléon qu’à travers sa caricature ; la folle peur de guillotine se dissipe, la vaine popularité impériale s’évanouit. Grâce à 1848, la République n’épouvante plus ; grâce à Louis Bonaparte, l’empire ne fascine plus. L’avenir est devenu possible. Ce sont là les secrets de Dieu.
Et puis, le mot République ne suffit pas ; c’est la chose République qu’il faut. Eh bien ! nous aurons la chose avec le mot. Développons ceci.

II
En attendant les simplifications merveilleuses, mais ultérieures, qu’amènera un jour l’union de l’Europe et la fédération démocratique du continent, quelle sera en France la forme de l’édifice social dont le penseur entrevoit dès à présent, à travers les ténèbres des dictatures, les vagues et lumineux linéaments ?
Cette forme, la voici :
La commune souveraine, régie par un maire élu ; le suffrage universel partout, subordonné, seulement en ce qui touche les actes généraux, à l’unité nationale ; voilà pour l’administration. Les syndicats et les prud’hommes réglant les différends privés des associations et des industries ; le juré, magistrat du fait, éclairant le juge, magistrat du droit ; le juge élu ; voilà pour la justice. Le prêtre hors de tout, excepté de l’église, vivant l’œil fixé sur son livre et sur le ciel, étranger au budget, ignoré de l’État, connu seulement de ses croyants, n’ayant plus l’autorité, mais ayant la liberté ; voilà pour la religion. La guerre bornée à la défense du territoire ; la nation garde nationale, divisée en trois bans, et pouvant se lever comme un seul homme ; voilà pour la puissance. La loi toujours, le droit toujours, le vote toujours ; le sabre nulle part.

Or, à cet avenir, à cette magnifique réalisation de l’idéal démocratique, quels étaient les obstacles ?
Il y avait quatre obstacles matériels, les voici : L’armée permanente, L’administration centralisée, Le clergé fonctionnaire, La magistrature inamovible.

III
Ce que sont, ce qu’étaient ces quatre obstacles, même sous la République de Février, même sous la Constitution de 1848, le mal qu’ils produisaient, le bien qu’ils empêchaient, quel passé ils éternisaient, quel excellent ordre social ils ajournaient, le publiciste l’entrevoyait, le philosophe le savait, la nation l’ignorait.
Ces quatre institutions énormes, antiques, solides, arc- boutées les unes sur les autres, mêlées à leur base et à leur sommet, croisant comme une futaie de grands vieux arbres leurs racines sous nos pieds et leurs branches sur nos têtes, étouffaient et écrasaient partout les germes épars de la France nouvelle. Là où il y aurait eu la vie, le mouvement, l’association, la liberté locale, la spontanéité communale, il y avait le despotisme administratif ; là où il y aurait eu la vigilance intelligente, au besoin armée, du patriote et du citoyen, il y avait l’obéissance passive du soldat ; là où la vive foi chrétienne eût voulu jaillir, il y avait le prêtre catholique ; là où il y aurait eu la justice, il y avait le juge. Et l’avenir était, là, sous les pieds des générations souffrantes, qui ne pouvait sortir de terre et qui attendait.
Savait-on cela dans le peuple ? S’en doutait-on ? Le devinait-on ? Non.
Loin de là. Aux yeux du plus grand nombre, et des classes moyennes en particulier, ces quatre obstacles étaient quatre supports. Magistrature, armée, administration, clergé, c’étaient les quatre vertus de l’ordre, les quatre forces sociales, les quatre colonnes saintes de l’antique formation française.
Attaquez cela, si vous l’osez !
Je n’hésite pas à le dire, dans l’état d’aveuglement des meilleurs esprits, avec la marche méthodique du progrès normal, avec nos assemblées, dont on ne me soupçonnera pas d’être le détracteur, mais qui, lorsqu’elles sont à la fois honnêtes et timides, ce qui arrive souvent, ne se laissent volontiers gouverner que par leur moyenne, c’est-à-dire par la médiocrité ; avec les commissions d’initiative, les lenteurs et les scrutins, si le 2 décembre n’était pas venu apporter sa démonstration foudroyante, si la Providence ne s’en était pas mêlée, la France restait condamnée indéfiniment à la magistrature inamovible, à la centralisation administrative, à l’armée permanente et au clergé fonctionnaire.
Certes, la puissance de la tribune et la puissance de la presse combinées, ces deux grandes forces de la civilisation, ce n’est pas moi qui cherche à les contester et à les amoindrir ; mais, voyez pourtant, combien eût-il fallu d’efforts de tout genre, en tout sens et sous toutes les formes, par la tribune et par le journal, par le livre et par la parole, pour en venir à ébranler seulement l’universel préjugé favorable à ces quatre institutions fatales ? Combien pour arriver à les renverser ? pour faire luire l’évidence à tous les yeux, pour vaincre les résistances intéressées, passionnées ou inintelligentes, pour éclairer à fond l’opinion publique, les consciences, les pouvoirs officiels, pour faire pénétrer cette quadruple réforme d’abord dans les idées, puis dans les lois ! Comptez les discours, les écrits, les articles de journaux, les projets de loi, les contre-projets, les amendements, les sous- amendements, les rapports, les contre-rapports, les faits, les incidents, les polémiques, les discussions, les affirmations, les démentis, les orages, les pas en avant, les pas en arrière, les jours, les semaines, les mois, les années, le quart de siècle, le demi-siècle !

IV
Je suppose sur les bancs d’une Assemblée le plus intrépide des penseurs, un éclatant esprit, un de ces hommes qui, lorsqu’ils se dressent debout sur la tribune, la sentent sous eux trépied, y grandissent brusquement, y deviennent colosses, dépassent de toute la tête les apparences massives qui masquent les réalités, et voient distinctement l’avenir par-dessus la haute et sombre muraille du présent. Cet homme, cet orateur, ce voyant veut avertir son pays ; ce prophète veut éclairer les hommes d’État ; il sait où sont les écueils ; il sait que la société croulera précisément par ces quatre faux points d’appui, la centralisation administrative, l’armée permanente, le juge inamovible, le prêtre salarié ; il le sait, il veut que tous le sachent, il monte à la tribune, il dit :
– Je vous dénonce quatre grands périls publics. Votre ordre politique porte en lui-même ce qui le tuera. Il faut transformer de fond en comble l’administration, l’armée, le clergé et la magistrature ; supprimer ici, retrancher là, refaire tout, ou périr par ces quatre institutions que vous prenez pour des éléments de durée et qui sont des éléments de dissolution.
On murmure. Il s’écrie :

– Votre administration centralisée, savez-vous ce qu’elle peut devenir aux mains d’un pouvoir exécutif parjure ? Une immense trahison exécutée à la fois sur toute la surface de la France par tous les fonctionnaires sans exception.
Les murmures éclatent de nouveau et avec plus de violence ; on crie : À l’ordre ! l’orateur continue : – Savez- vous ce que peut devenir à un jour donné votre armée permanente ? Un instrument de crime. L’obéissance passive, c’est la baïonnette éternellement posée sur le cœur de la loi. Oui, ici même, dans cette France qui est l’initiatrice du monde, dans cette terre de la tribune et de la presse, dans cette patrie de la pensée humaine, oui, telle heure peut sonner où le sabre régnera, où vous, législateurs inviolables, vous serez saisis au collet par des caporaux, où nos glorieux régiments se transformeront, pour le profit d’un homme et la honte d’un peuple, en hordes dorées et en bandes prétoriennes, où l’épée de la France sera quelque chose qui frappe par derrière comme le poignard d’un sbire, où le sang de la première ville du monde assassinée éclaboussera l’épaulette d’or de vos généraux !
La rumeur devient tumulte ; on crie : À l’ordre ! de toutes parts. – On interpelle l’orateur : – Vous venez d’insulter l’administration, maintenant vous outragez l’armée ! – Le président rappelle l’orateur à l’ordre.
L’orateur reprend :

– Et s’il arrivait un jour qu’un homme ayant dans sa main les cinq cent mille fonctionnaires qui constituent l’administration et les quatre cent mille soldats qui composent l’armée, s’il arrivait que cet homme déchirât la Constitution, violât toutes les lois, enfreignît tous les serments, brisât tous les droits, commît tous les crimes, savez-vous ce que ferait votre magistrature inamovible, tutrice du droit, gardienne des lois ; savez-vous ce qu’elle ferait ? Elle se tairait !
Les clameurs empêchent l’orateur d’achever sa phrase. Le tumulte devient tempête. – Cet homme ne respecte rien ! Après l’administration et l’armée, il traîne dans la boue la magistrature ! La censure ! la censure ! – L’orateur est censuré avec inscription au procès-verbal. Le président lui déclare que s’il continue, l’Assemblée sera consultée et la parole lui sera retirée.
L’orateur poursuit :
– Et votre clergé salarié ! et vos évêques fonctionnaires ! Le jour où un prétendant quelconque aura employé à tous ces attentats l’administration, la magistrature et l’armée, le jour où toutes ces institutions dégoutteront du sang versé par le traître et pour le traître, placés entre l’homme qui aura commis les crimes et le Dieu qui ordonne de jeter l’anathème au criminel, savez- vous ce qu’ils feront, vos évêques ? Ils se prosterneront, non devant le Dieu, mais devant l’homme !
Se figure-t-on la furie des huées, la mêlée ’imprécations qui accueilleraient de telles paroles ! Se figure-t-on les cris, les apostrophes, les menaces, l’Assemblée entière se levant en masse, la tribune escaladée et à peine protégée par les huissiers ! – L’orateur a successivement profané toutes les arches saintes, et il a fini par toucher au saint des saints, au clergé ! Et puis que suppose-t-il là ? Quel amas d’hypothèses impossibles et infâmes ? – Entend-on d’ici gronder le Baroche et tonner le Dupin ? L’orateur serait rappelé à l’ordre, censuré, mis à l’amende, exclu de la chambre pour trois jours comme Pierre Leroux et Émile de Girardin ; qui sait même ? peut-être expulsé comme Manuel.
Et le lendemain le bourgeois indigné dirait : c’est bien fait ! – Et de toutes parts les journaux de l’ordre montreraient le poing au CALOMNIATEUR. Et dans son propre parti, sur son propre banc à l’Assemblée, ses meilleurs amis l’abandonneraient et diraient : c’est sa faute ; il a été trop loin ; il a supposé des chimères et des absurdités !
Et après ce généreux et héroïque effort, il se trouverait que les quatre institutions attaquées seraient choses plus vénérables et plus impeccables que jamais, et que la question, au lieu d’avancer, aurait reculé.

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