Napoléon le petit de Victor Hugo

VIII

« Quand ce fut fini, Paris vint voir ; la foule afflua dans ces lieux terribles ; on la laissa faire. C’était le but du massacreur. Louis Bonaparte n’avait pas fait cela pour le cacher.
« Le côté sud du boulevard était couvert de papiers de cartouches déchirées, le trottoir du côté nord disparaissait sous les plâtras détachés par les balles des façades des maisons, et était tout blanc comme s’il avait neigé ; les flaques de sang faisaient de larges taches noirâtres dans cette neige de débris. Le pied n’évitait un cadavre que pour rencontrer des éclats de vitre, de plâtre ou de pierre ; certaines maisons étaient si écrasées de mitraille et de boulets qu’elles semblaient prêtes à crouler, entre autres la maison Sallandrouze dont nous avons parlé et le magasin de deuil au coin du faubourg Montmartre. « La maison Billecoq, dit un témoin, est encore aujourd’hui étayée par de fortes pièces en bois et la façade sera en partie reconstruite. La maison des tapis est percée à jour en plusieurs endroits. » Un autre témoin dit : « Toutes les maisons, depuis le cercle des étrangers jusqu’à la rue Poissonnière, étaient littéralement criblées de balles, du côté droit du boulevard surtout. Une des grandes glaces du magasin de la Petite Jeannette en avait reçu certainement plus de deux cents pour sa part. Il n’y avait pas une fenêtre qui n’eût la sienne. On respirait une atmosphère de salpêtre. » Trente-sept cadavres étaient entassés dans la cité Bergère, et les passants pouvaient les compter à travers la grille. Une femme était arrêtée à l’angle de la rue Richelieu. Elle regardait. Tout à coup elle s’aperçoit qu’elle a les pieds mouillés : – Tiens, dit-elle, il a donc plu ? j’ai les pieds dans l’eau. – Non, madame, lui dit un passant, ce n’est pas de l’eau. – Elle avait les pieds dans une mare de sang.
« Rue Grange-Batelière, on voyait dans un coin trois cadavres entièrement nus.
« Pendant la tuerie, les barricades du boulevard avaient été enlevées par la brigade Bourgon. Les cadavres des défenseurs de la barricade de la porte Saint-Denis dont nous avons parlé en commençant ce récit furent entassés devant la porte de la maison Jouvin. Mais, dit un témoin,
« ce n’était rien comparé aux monceaux qui couvraient le boulevard ».
« À deux pas du théâtre des Variétés, la foule s’arrêtait devant une casquette pleine de cervelle et de sang accrochée à une branche d’arbre.

« Un témoin dit : « Un peu plus loin que les Variétés, je rencontre un cadavre, la face contre terre ; je veux le relever, aidé de quelques personnes ; des soldats nous repoussent… Un peu plus loin il y avait deux corps, un homme et une femme, puis un seul, un ouvrier… » (nous abrégeons…) « De la rue Montmartre à la rue du Sentier, on marchait littéralement dans le sang ; il couvrait le trottoir dans certains endroits d’une épaisseur de quelques lignes, et, sans hyperbole, sans exagération, il fallait des précautions pour ne pas y mettre les pieds. Je comptai là trente-trois cadavres. Ce spectacle était au-dessus de mes forces ; je sentais de grosses larmes sillonner mes joues. Je demandai à traverser la chaussée pour rentrer chez moi, ce qui me fut accordé. »
« Un témoin dit : « L’aspect du boulevard était horrible. Nous marchions dans le sang, à la lettre. Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une longueur de vingt- cinq pas. »
« Un témoin, marchand de la rue du Sentier, dit : « J’ai fait le trajet du boulevard du Temple chez moi ; je suis rentré avec un pouce de sang à mon pantalon. »
« Le représentant Versigny raconte : « Nous apercevions au loin, jusque près de la porte Saint-Denis, les immenses feux des bivouacs de la troupe. C’était, avec quelques rares lampions, la seule clarté qui permit de se retrouver au milieu de cet affreux carnage. Le combat du jour n’était rien à côté de ces cadavres et de ce silence.

R… et moi, nous étions anéantis. Un citoyen vint à passer ; sur une de mes exclamations, il s’approcha, me prit la main et me dit : – Vous êtes républicain, moi j’étais ce qu’on appelait un ami de l’ordre, un réactionnaire ; mais il faudrait être abandonné de Dieu pour ne pas exécrer cette effroyable orgie. La France est déshonorée ! et il nous quitta en sanglotant. »
« Un témoin qui nous permet de le nommer, un légitimiste, l’honorable M. de Cherville, déclare : « … Le soir, j’ai voulu recommencer ces tristes investigations. Je rencontrai, rue Le Peletier, MM. Bouillon et Gervais (de Caen) ; nous fîmes quelques pas ensemble, et je glissai. Je me retins à M. Bouillon. Je regardai à mes pieds. J’avais marché dans une large flaque de sang. Alors M. Bouillon me raconta que le matin, étant à sa fenêtre, il avait vu le pharmacien dont il me montrait la boutique, occupé à en fermer la porte. Une femme tomba, le pharmacien se précipita pour la relever ; au même instant un soldat l’ajusta et le frappa à dix pas d’une balle dans la tête. M. Bouillon, indigné et oubliant son propre danger, cria aux passants qui étaient là : Vous témoignerez tous de ce qui vient de se passer. »
« Vers les onze heures du soir, quand les bivouacs furent allumés partout, M. Bonaparte permit qu’on s’amusât. Il y eut sur le boulevard comme une fête de nuit. Les soldats riaient et chantaient en jetant au feu les débris des barricades, puis, comme à Strasbourg et à Boulogne, vinrent les distributions d’argent. Écoutons ce que raconte un témoin : « J’ai vu, à la porte Saint-Denis, un officier d’état-major remettre deux cents francs au chef d’un détachement de vingt hommes en lui disant : Le prince m’a chargé de vous remettre cet argent, pour être distribué à vos braves soldats. Il ne bornera pas là les témoignages de sa satisfaction. – Chaque soldat a reçu dix francs. »
« Le soir d’Austerlitz, l’empereur disait : – Soldats, je suis content de vous !
« Un autre ajoute : « Les soldats, le cigare à la bouche, narguaient les passants et faisaient sonner l’argent qu’ils avaient dans la poche. » Un autre dit : « Les officiers cassaient les rouleaux de louis comme des bâtons de chocolat. »
« Les sentinelles ne permettaient qu’aux femmes de passer ; si un homme se présentait, on lui criait : au large ! Des tables étaient dressées dans les bivouacs ; officiers et soldats y buvaient. La flamme des brasiers se reflétait sur tous ces visages joyeux. Les bouchons et les capsules blanches du vin de Champagne surnageaient sur les ruisseaux rouges de sang. De bivouac à bivouac on s’appelait avec de grands cris et des plaisanteries obscènes. On se saluait : vive les gendarmes ! vive les lanciers ! et tous ajoutaient : vive Louis-Napoléon ! On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles brisées. Çà et là, dans l’ombre, une bougie de cire jaune ou une lanterne à la main, des femmes rôdaient parmi les cadavres, regardant l’une après l’autre ces faces pâles et cherchant celle-ci son fils, celle-ci son père, celle-là son mari.
IX

« Délivrons-nous tout de suite de ces affreux détails.
« Le lendemain 5, au cimetière Montmartre, on vit une chose épouvantable.
« Un vaste espace, resté vague jusqu’à ce jour, fut « utilisé » pour l’inhumation provisoire de quelques-uns des massacrés. Ils étaient ensevelis la tête hors de terre, afin que leurs familles pussent les reconnaître. La plupart, les pieds dehors, avec un peu de terre sur la poitrine. La foule allait là, le flot des curieux vous poussait, on errait au milieu des sépulcres, et par instants on sentait la terre plier sous soi ; on marchait sur le ventre d’un cadavre. On se retournait, on voyait sortir de terre des bottes et des sabots ou des brodequins de femme ; de l’autre côté était la tête que votre pression sur le corps faisait remuer.
« Un témoin illustre, le grand statuaire David, aujourd’hui proscrit et errant hors de France, dit :
« J’ai vu au cimetière Montmartre une quarantaine de cadavres encore vêtus de leurs habits ; on les avait placés à côté l’un de l’autre ; quelques pelletées de terre les cachaient jusqu’à la tête, qu’on avait laissée découverte, afin que les parents les reconnussent. Il y avait si peu de terre qu’on voyait les pieds encore à découvert, et le public marchait sur ces corps, ce qui était horrible. Il y avait là de nobles têtes de jeunes hommes tout empreintes de courage ; au milieu était une pauvre femme, la domestique d’un boulanger, qui avait été tuée en portant le pain aux pratiques de son maître, et à côté une belle jeune fille, marchande de fleurs sur le boulevard. Ceux qui cherchaient des personnes disparues étaient obligés de fouler aux pieds les corps afin de pouvoir regarder de près les têtes. J’ai entendu un homme du peuple dire avec une expression d’horreur : On marche comme sur un tremplin. »
« La foule continua de se porter aux divers lieux où des victimes avaient été déposées, notamment cité Bergère ; si bien que ce même jour, 5, comme la multitude croissait et devenait importune, et qu’il fallait éloigner les curieux, on put lire sur un grand écriteau à l’entrée de la cité Bergère ces mots en lettres majuscules : Ici il n’y a plus de cadavres.
« Les trois cadavres nus de la rue Grange-Batelière ne furent enlevés que le 5 au soir.
« On le voit et nous y insistons, dans le premier moment et pour le profit qu’il en voulait faire, le coup d’État ne chercha pas le moins du monde à cacher son crime ; la pudeur ne lui vint que plus tard ; le premier jour, bien au contraire, il l’étala. L’atrocité ne suffisait pas, il fallait le cynisme. Massacrer n’était que le moyen, terrifier était le but.

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