Napoléon le petit de Victor Hugo

LIVRE SEPTIÈME – L’ABSOLUTION – (DEUXIÈME FORME. LE SERMENT.)

I – À SERMENT, SERMENT ET DEMI
Qu’est-ce que c’est que Louis Bonaparte ? c’est le parjure vivant, c’est la restriction mentale incarnée, c’est la félonie en chair et en os, c’est le faux serment coiffé d’un chapeau de général et se faisant appeler monseigneur.
Eh bien ! qu’est-ce qu’il demande à la France, cet homme guet-apens ? Un serment.
Un serment !
Certes, après la journée du 20 décembre 1848 et la journée du 2 décembre 1851, après les représentants inviolables arrêtés et traqués, après la République confisquée, après le coup d’État, on devait s’attendre de la part de ce malfaiteur à un éclat de rire cynique et honnête à l’endroit du serment, et que ce Sbrigani dirait à la France : Tiens ! c’est vrai ! j’avais donné ma parole d’honneur. C’est très-drôle. Ne parlons plus de ces bêtises-là.
Non pas, il veut un serment.
Ainsi, maires, gendarmes, juges, espions, préfets, généraux, sergents de ville, gardes champêtres, commissaires de police, magistrats, fonctionnaires, sénateurs, conseillers d’État, législateurs, commis, troupeau, c’est dit, il le veut, cette idée lui a passé par la tête, il l’entend ainsi, c’est son plaisir ; venez, hâtez-vous, défilez, vous dans un greffe, vous dans un prétoire, vous sous l’œil de votre brigadier, vous chez le ministre ; vous, sénateurs, aux Tuileries, dans le salon des maréchaux ; vous, mouchards à la préfecture de police ; vous, premiers présidents et procureurs généraux, dans son antichambre ; accourez en carrosse, à pied, à cheval, en robe, en écharpe, en costume, en uniforme, drapés, dorés, pailletés, brodés, emplumés, l’épée au côté, la toque au front, le rabat au cou, la ceinture au ventre ; arrivez, les uns devant le buste de plâtre, les autres devant l’homme même ; c’est bien, vous voilà, vous y êtes tous, personne ne manque, regardez-le bien en face, recueillez-vous, fouillez dans votre conscience, dans votre loyauté, dans votre pudeur, dans votre religion ; ôtez votre gant, levez la main, et prêtez serment à son parjure, et jurez fidélité à sa trahison.
Est-ce fait ? Oui. Ah ! quelle farce infâme ! Donc Louis Bonaparte prend le serment au sérieux. Vrai, il croit à ma parole, à la tienne, à la vôtre, à la nôtre, à la leur ; il croit à la parole de tout le monde, excepté à la sienne. Il exige qu’autour de lui on jure et il ordonne qu’on soit loyal. Il plaît à Messaline de s’entourer de pucelles. À merveille !
Il veut qu’on ait de l’honneur ; vous l’aurez pour entendu, Saint-Arnaud, et vous vous le tiendrez pour dit, Maupas.
Allons au fond des choses pourtant ; il y a serment et serment. Le serment que librement, solennellement, à la face de Dieu et des hommes, après avoir reçu un mandat de confiance de six millions de citoyens, on prête, en pleine Assemblée nationale, à la Constitution de son pays, à la loi, au droit, à la nation, au peuple, à la France, ce n’est rien, cela n’engage pas, on peut s’en jouer et en rire et le déchirer un beau matin du talon de sa botte ; mais le serment qu’on prête sous le canon, sous le sabre, sous l’œil de la police, pour garder l’emploi qui vous fait vivre, pour conserver le grade qui est votre propriété, le serment que pour sauver son pain et le pain de ses enfants on prête à un fourbe, à un rebelle, au violateur des lois, au meurtrier de la République, à un relaps de toutes les justices, à l’homme qui lui-même a brisé son serment, oh ! ce serment-là est sacré ! ne plaisantons pas.
Le serment qu’on prête au deux décembre, neveu du dix-huit brumaire, est sacro-saint !
Ce que j’en admire, c’est l’ineptie. Recevoir comme argent comptant et espèces sonnantes tous ces juro de la plèbe officielle ; ne pas même songer qu’on a défait tous les scrupules et qu’il ne saurait y avoir là une seule parole de bon aloi ! On est prince et on est traître. Donner l’exemple au sommet de l’État et s’imaginer qu’il ne sera pas suivi ! Semer le plomb et se figurer qu’on récoltera de l’or ! Ne pas même s’apercevoir que toutes les consciences se modèlent en pareil cas sur la conscience d’en haut, et que le faux serment du prince fait tous les serments fausse monnaie !

II – DIFFÉRENCE DES PRIX
Et puis, à qui demande-t-on des serments ? À ce préfet ? il a trahi l’État. À ce général ? il a trahi le drapeau. À ce magistrat ? il a trahi la loi. À tous ces fonctionnaires ? ils ont trahi la République. Chose curieuse et qui fait rêver le philosophe, que ce tas de traîtres d’où sort ce tas de serments !
Donc, insistons sur cette beauté du 2 décembre :
M. Bonaparte Louis croit aux serments des gens ! il croit aux serments qu’on lui prête à lui ! Quand M. Rouher ôte son gant et dit : je le jure ; quand M. Suin ôte son gant et dit : je le jure ; quand M. Troplong met la main sur la poitrine à l’endroit où est le troisième bouton des sénateurs et le cœur des autres hommes, et dit : je le jure ;
M. Bonaparte se sent les larmes aux yeux, additionne, ému, toutes ces loyautés et contemple ces êtres avec attendrissement. Il se confie ! il croit ! Ô abîme de candeur ! En vérité, l’innocence des coquins cause parfois des éblouissements à l’honnête homme.
Une chose toutefois étonne l’observateur bienveillant et le fâche un peu, c’est la façon capricieuse et disproportionnée dont les serments sont payés, c’est l’inégalité des prix que M. Bonaparte met à cette marchandise. Par exemple M. Vidocq, s’il était encore chef du service de sûreté, aurait six mille francs de gages par an, M. Baroche en a quatre vingt mille. Il suit de là que le serment de M. Vidocq ne lui rapporterait par jour que seize francs soixante-six centimes, tandis que le serment de
M. Baroche rapporte par jour à M. Baroche deux cent vingt- deux francs vingt-deux centimes. Ceci est évidemment injuste. Pourquoi cette différence ? Un serment est un serment ; un serment se compose d’un gant ôté et de huit lettres. Qu’est-ce que le serment de M. Baroche a de plus que le serment de M. Vidocq ?
Vous me direz que cela tient à la diversité des fonctions ; que M. Baroche préside le conseil d’État et que
M. Vidocq ne serait que chef du service de sûreté. Je réponds que ce sont là des hasards que M. Baroche excellerait probablement à diriger le service de sûreté, et que M. Vidocq pourrait fort bien être président du conseil d’État. Ce n’est pas là une raison.
Y a-t-il donc des qualités diverses de serment ? Est-ce comme pour les messes ? Y a-t-il, là aussi, les messes à quarante sous et les messes à dix sous, lesquelles, comme disait ce curé, ne sont que « de la gnognotte » ? A- t-on du serment pour son argent ? Y a-t-il, dans cette denrée du serment, du superfin, de l’extra-fin, du fin et du demi-fin ? Les uns sont-ils mieux conditionnés que les autres ? Sont-ils plus solides, moins mêlés d’étoupe et de coton, meilleur teint ? Y a-t-il les serments tout neufs et qui n’ont pas servi, les serments usés aux genoux, les serments rapiécés, les serments éculés ? Y a-t-il du choix enfin ? qu’on nous le dise. La chose en vaut la peine. C’est nous qui payons. Cette observation faite dans l’intérêt des contribuables, je demande pardon à M. Vidocq de m’être servi de son nom. Je reconnais que je n’en avais pas le droit. Au fait, M. Vidocq eût peut-être refusé le serment.

III – SERMENT DES LETTRÉS ET DES SAVANTS
Détail précieux, M. Bonaparte voulait qu’Arago jurât. Sachez cela, l’astronomie doit prêter serment. Dans un État bien réglé, comme la France ou la Chine, tout est fonction, même la science. Le mandarin de l’Institut relève du mandarin de la police. La grande lunette à pied parallactique doit hommage lige à M. Bonaparte. Un astronome est une espèce de sergent de ville du ciel. L’observatoire est une guérite comme une autre. Il faut surveiller le bon Dieu qui est là-haut et qui semble parfois ne pas se soumettre complètement à la Constitution du 14 janvier. Le ciel est plein d’allusions désagréables et a besoin d’être bien tenu. La découverte d’une nouvelle tache au soleil constitue évidemment un cas de censure. La prédiction d’une haute marée peut être séditieuse. L’annonce d’une éclipse de lune peut être une trahison. Nous sommes un peu lune à l’Élysée. L’astronomie libre est presque aussi dangereuse que la presse libre. Sait-on ce qui se passe dans ces tête-à-tête nocturnes entre Arago et Jupiter ? Si c’était M. Leverrier, bien ! mais un membre du gouvernement provisoire ! Prenez garde, monsieur de Maupas ! il faut que le bureau des longitudes jure de ne pas conspirer avec les astres, et surtout avec ces folles faiseuses de coups d’État célestes qu’on appelle les comètes.
Et puis, nous l’avons dit déjà, on est fataliste quand on est Bonaparte. Le grand Napoléon avait une étoile, le petit doit bien avoir une nébuleuse ; les astronomes sont certainement un peu astrologues. Prêtez serment, messieurs.
Il va sans dire qu’Arago a refusé.
Une des vertus du serment à Louis Bonaparte, c’est que, selon qu’on le refuse ou qu’on l’accorde, ce serment vous ôte ou vous rend les talents, les mérites, les aptitudes. Vous êtes professeur de grec et de latin, prêtez serment, sinon on vous chasse de votre chaire, vous ne savez plus le latin ni le grec. Vous êtes professeur de rhétorique, prêtez serment, autrement, tremblez ! le récit de Théramène et le songe d’Athalie vous sont interdits ; vous errerez alentour le reste de vos jours sans pouvoir y rentrer jamais. Vous êtes professeur de philosophie, prêtez serment à M. Bonaparte, sinon vous devenez incapable de comprendre les mystères de la conscience humaine et de les expliquer aux jeunes gens. Vous êtes professeur de médecine, prêtez serment, sans quoi, vous ne savez plus tâter le pouls à un fiévreux. – Mais si les bons professeurs s’en vont, il n’y aura plus de bons élèves ? En médecine particulièrement, ceci est grave. Que deviendront les malades ? Qui, les malades ? il s’agit bien des malades ! L’important est que la médecine prête serment à M. Bonaparte. D’ailleurs, ou les sept millions cinq cent mille voix n’ont aucun sens, ou il est évident qu’il vaut mieux avoir la cuisse coupée par un âne assermenté que par Dupuytren réfractaire.
Ah ! on veut en rire, mais tout ceci serre le cœur. Êtes- vous un jeune et rare et généreux esprit comme Deschanel, une ferme et droite intelligence comme Despois, une raison sérieuse et énergique comme Jacques, un éminent écrivain, un historien populaire comme Michelet, prêtez serment ou mourez de faim.
Ils refusent. Le silence et l’ombre où ils rentrent stoïquement savent le reste.

IV – CURIOSITÉS DE LA CHOSE
Toute morale est niée par un tel serment, toute honte bue, toute pudeur affrontée. Aucune raison pour qu’on ne voie pas des choses inouïes ; on les voit. Dans telle ville, à Évreux{53}, par exemple, les juges qui ont prêté le serment jugent les juges qui l’ont refusé ; l’ignominie assise sur le tribunal fait asseoir l’honneur sur la sellette ; la conscience vendue « blâme » la conscience honnête ; la fille publique fouette la vierge.
Avec ce serment-là on marche de surprise en surprise. Nicolet n’est qu’un maroufle près de M. Bonaparte. Quand
M. Bonaparte a eu fait le tour de ses valets, de ses complices et de ses victimes, et empoché le serment de chacun, il s’est tourné avec bonhomie vers les vaillants chefs de l’armée d’Afrique et leur a « tenu à peu près ce langage » : – À propos, vous savez, je vous ai fait arrêter la nuit dans vos lits par mes gens ; mes mouchards sont entrés chez vous l’épée haute ; je les ai même décorés depuis pour ce fait d’armes ; je vous ai fait menacer du bâillon, si vous jetiez un cri ; je vous ai fait prendre au collet par mes argousins ; je vous ai fait mettre à Mazas dans la cellule des voleurs et à Ham dans ma cellule à moi ; vous avez encore aux poignets les marques de la corde dont je vous ai liés ; bonjour, messieurs, Dieu vous ait en sa sainte garde, jurez-moi fidélité. – Changarnier l’a regardé fixement et lui a répondu : Non, traître ! Bedeau lui a répondu : Non, faussaire ! Lamoricière lui a répondu : Non, parjure ! Leflo lui a répondu : Non, bandit ! Charras lui a donné un soufflet.
À l’heure qu’il est, la face de M. Bonaparte est rouge, non de la honte, mais du soufflet.
Autre variété du serment. Dans les casemates, dans les bastilles, dans les pontons, dans les présides d’Afrique, il y a des prisonniers par milliers. Qui sont ces prisonniers ? Nous l’avons dit, des républicains, des patriotes, des soldats de la loi, des innocents, des martyrs. Ce qu’ils souffrent, des voix généreuses l’ont déjà dénoncé, on l’entrevoit ; nous-même, dans le livre spécial sur le 2 décembre, nous achèverons de déchirer ce voile. Eh bien, veut-on savoir ce qui arrive ? – Quelquefois, à bout de souffrances, épuisés de forces, ployant sous tant de misères, sans chaussures, sans pain, sans vêtements, sans chemise, brûlés de fièvre, rongés de vermine, pauvres ouvriers arrachés à leurs ateliers, pauvres paysans arrachés à leur charrue, pleurant une femme, une mère, des enfants, une famille veuve ou orpheline sans pain de son côté et peut-être sans asile, accablés, malades, mourants, désespérés, quelques-uns de ces malheureux faiblissent et consentent à « demander grâce ». Alors on leur apporte à signer une lettre toute faite et adressée à « monseigneur le prince-président ». Cette lettre, nous la publions telle que le sieur Quentin-Bauchart l’avoue :
« Je, soussigné, déclare sur l’honneur accepter avec reconnaissance la grâce qui : m’est faite par le prince Louis-Napoléon, et m’engage à ne plus faire partie des sociétés secrètes, à respecter les lois, et à être fidèle au gouvernement que le pays s’est donné par le vote des 20 et 21 décembre 1851. »
Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ce fait grave. Ceci n’est pas de la clémence octroyée, c’est de la clémence implorée. Cette formule : demandez-nous votre grâce, signifie : accordez-nous notre grâce. L’assassin, penché sur l’assassiné et le couteau levé, lui crie : Je t’ai arrêté, saisi, terrassé, dépouillé, volé, percé de coups, te voilà sous mes pieds ; ton sang coule par vingt plaies ; dis- moi que tu TE REPENS, et je n’achèverai pas de te tuer. – Ce repentir des innocents, exigé par le criminel, n’est autre chose que la forme que prend au dehors son remords intérieur. Il s’imagine être de cette façon rassuré contre son propre crime. À quelques expédients qu’il ait recours pour s’étourdir, quoiqu’il fasse sonner perpétuellement à ses oreilles les sept millions cinq cent mille grelots de son « plébiscite », l’homme du coup d’État songe par instants ; il entrevoit vaguement un lendemain et se débat contre l’avenir inévitable. Il lui faut purge légale, décharge, mainlevée, quittance. Il la demande aux vaincus et au

besoin il les met à la torture pour l’obtenir. Au fond de la conscience de chaque prisonnier, de chaque déporté, de chaque proscrit, Louis Bonaparte sent qu’il y a un tribunal et que ce tribunal instruit son procès ; il tremble, le bourreau a une secrète peur de la victime, et, sous figure d’une grâce accordée par lui à cette victime, il fait signer par ce juge son acquittement.
Il espère ainsi donner le change à la France qui, elle aussi, est une conscience vivante et un tribunal attentif, et que, le jour de la sentence venu, le voyant absous par ses victimes, elle lui fera grâce. Il se trompe. Qu’il perce le mur d’un autre côté, ce n’est pas par là qu’il échappera.

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