Napoléon le petit de Victor Hugo

IX – LA TOUTE-PUISSANCE
Cet homme, oublions son 2 décembre, oublions son origine, voyons, qu’est-il comme capacité politique ? Voulez-vous le juger depuis huit mois qu’il règne ? regardez d’une part son pouvoir, d’autre part ses actes. Que peut-il ? Tout. Qu’a-t-il fait ? Rien. Avec cette pleine puissance, en huit mois un homme de génie eût changé la face de la France, de l’Europe peut-être. Il n’eût, certes, pas effacé le crime du point de départ, mais il l’eût couvert. À force d’améliorations matérielles, il eût réussi peut-être à masquer à la nation son abaissement moral. Même, il faut le dire, pour un dictateur de génie, la chose n’était pas malaisée. Un certain nombre de problèmes sociaux, élaborés dans ces dernières années par plusieurs esprits robustes, semblaient mûrs et pouvaient recevoir, au grand profit et au grand contentement du peuple, des solutions actuelles et relatives. Louis Bonaparte n’a pas même paru s’en douter. Il n’en a abordé, il n’en a entrevu aucun. Il n’a pas même retrouvé à l’Élysée quelques vieux restes des méditations socialistes de Ham. Il a ajouté plusieurs crimes nouveaux à son premier crime, et en cela il a été logique. Ces crimes exceptés, il n’a rien produit. Omnipotence complète, initiative nulle. Il a pris la France et n’en sait rien faire. En vérité, on est tenté de plaindre cet eunuque se débattant avec la toute-puissance.
Certes, ce dictateur s’agite, rendons-lui cette justice ; il ne reste pas un moment tranquille ; il sent autour de lui avec effroi la solitude et les ténèbres ; ceux qui ont peur la nuit chantent, lui il se remue. Il fait rage, il touche à tout, il court après les projets ; ne pouvant créer, il décrète ; il cherche à donner le change sur sa nullité ; c’est le mouvement perpétuel ; mais, hélas ! cette roue tourne à vide. Conversion des rentes ? où est le profit jusqu’à ce jour ? Économie de dix-huit millions. Soit ; les rentiers les perdent, mais le président et le sénat, avec leurs deux dotations, les empochent, bénéfice pour la France : zéro. Crédit foncier ? les capitaux n’arrivent pas. Chemins de fer ? on les décrète, puis on les retire. Il en est de toutes ces choses comme des cités ouvrières. Louis Bonaparte souscrit, mais ne paye pas. Quant au budget, quant à ce budget contrôlé par les aveugles qui sont au conseil d’État et voté par les muets qui sont au corps législatif, l’abîme se fait dessous. Il n’y avait de possible et d’efficace qu’une grosse économie sur l’armée, deux cent mille soldats laissés dans leurs foyers, deux cents millions épargnés. Allez donc essayer de toucher à l’armée ! le soldat, qui redeviendrait libre, applaudirait ; mais que dirait l’officier ? et, au fond, ce n’est pas le soldat, c’est l’officier qu’on caresse. Et puis, il faut garder Paris et Lyon, et toutes les villes, et, plus tard, quand on sera empereur, il faudra bien faire un peu la guerre à l’Europe. Voyez le gouffre ! Si, des questions financières, on passe aux institutions politiques, oh ! là, les néo-bonapartistes s’épanouissent, là sont les créations ! Quelles créations, bon Dieu ! Une Constitution style Ravrio, nous venons de la contempler, ornée de palmettes et de cous de cygne, apportée à l’Élysée avec de vieux fauteuils dans les voitures du garde-meuble ; le sénat-conservateur recousu et redoré, le conseil d’État de 1806 retapé et rebordé de quelques galons neufs ; le vieux corps législatif rajusté, recloué et repeint, avec Lainé de moins et Morny de plus ! pour liberté de la presse, le bureau de l’esprit public ; pour liberté individuelle, le ministère de la police. Toutes ces « institutions » – nous les avons passées en revue – ne sont autre chose que l’ancien meuble de salon de l’empire. Battez, époussetez, ôtez les toiles d’araignée, éclaboussez le tout de taches de sang français, et vous avez l’établissement de 1852. Ce bric-à-brac gouverne la France. Voilà les créations ! Où est le bon sens ? où est la raison ? où est la vérité ? Pas un côté sain de l’esprit contemporain qui ne soit heurté, pas une conquête juste de ce siècle qui ne soit jetée à terre et brisée. Toutes les extravagances devenues possibles. Ce que nous voyons depuis le 2 décembre, c’est le galop, à travers l’absurde, d’un homme médiocre échappé.
Ces hommes, le malfaiteur et ses complices, ont un pouvoir immense, incomparable, absolu, illimité, suffisant, nous le répétons, pour changer la face de l’Europe. Ils s’en servent pour jouir. S’amuser et s’enrichir, tel est leur
« socialisme ». Ils ont arrêté le budget sur la grande route ;

les coffres sont là ouverts ; ils emplissent leurs sacoches, ils ont de l’argent en veux-tu en voilà. Tous les traitements sont doublés ou triplés, nous en avons dit plus haut les chiffres. Trois ministres, Turgot, – il y a un Turgot dans cette affaire, – Persigny et Maupas, ont chacun un million de fonds secrets ; le sénat a un million, le conseil d’État un demi-million, les officiers du 2 décembre ont un mois- Napoléon, c’est-à-dire des millions ; les soldats du 2 décembre ont des médailles, c’est-à-dire des millions ;
M. Murat veut des millions et en aura ; un ministre se marie, vite un demi-million ; M. Bonaparte, quia nominor Poleo, a douze millions, plus quatre millions, seize millions. Millions, millions ! ce régime s’appelle Million. M. Bonaparte a trois cents chevaux de luxe, les fruits et les légumes des châteaux nationaux, et des parcs et jardins jadis royaux ; il regorge ; il disait l’autre jour : toutes mes voitures ; comme Charles-Quint disait : toutes mes Espagnes, et comme Pierre le Grand disait : toutes mes Russies. Les noces de Gamache sont à l’Élysée, les broches tournent nuit et jour devant des feux de joie ; on y consomme – ces bulletins-là se publient, ce sont les bulletins du nouvel empire – six cent cinquante livres de viande par jour ; l’Élysée aura bientôt cent quarante-neuf cuisines comme le château de Schœnbrunn ; on boit, on mange, on rit, on banquette ; banquet chez tous les ministres, banquet à l’École militaire, banquet à l’Hôtel de Ville, banquet aux Tuileries, fête monstre le 10 mai, fête encore plus monstre le 15 août ; on nage dans toutes les abondances et dans toutes les ivresses. Et l’homme du peuple, le pauvre journalier auquel le travail manque, le prolétaire en haillons, pieds nus, auquel l’été n’apporte pas de pain et auquel l’hiver n’apporte pas de bois, dont la vieille mère agonise sur une paillasse pourrie, dont la jeune fille se prostitue au coin des rues pour vivre, dont les petits enfants grelottent de faim, de fièvre et de froid dans les bouges du faubourg Saint- Marceau, dans les greniers de Rouen, dans les caves de Lille, y songe-t-on ? que devient-il ? que fait-on pour lui ? Crève, chien !

X. – LES DEUX PROFILS DE
M. BONAPARTE
Le curieux, c’est qu’ils veulent qu’on les respecte ; un général est vénérable, un ministre est sacré. La comtesse d’Andl –, jeune femme de Bruxelles, était à Paris en mars 1852 ; elle se trouvait un jour dans un salon du faubourg Saint-Honoré. M. de P. entre ; madame d’Andl – veut sortir et passe devant lui, et il se trouve qu’en songeant à autre chose probablement, elle hausse les épaules. M. de P. s’en aperçoit ; le lendemain madame d’Andl – est avertie que désormais, sous peine d’être expulsée de France comme un représentant du peuple, elle ait à s’abstenir de toute marque d’approbation ou d’improbation quand elle voit des ministres.
Sous ce gouvernement-caporal et sous cette Constitution-consigne, tout marche militairement. Le peuple français va à l’ordre pour savoir comment il doit se lever, se coucher, s’habiller, en quelle toilette il peut aller à l’audience du tribunal ou à la soirée de M. le préfet ; défense de faire des vers médiocres ; défense de porter barbe ; le jabot et la cravate blanche sont lois de l’État. Règle, discipline, obéissance passive, les yeux baissés, silence dans les rangs, tel est le joug sous lequel se courbe en ce moment la nation de l’initiative et de la liberté, la grande France révolutionnaire. Le réformateur ne s’arrêtera que lorsque la France sera assez caserne pour que les généraux disent : À la bonne heure ! et assez séminaire pour que les évêques disent : C’est assez !
Aimez-vous le soldat ? on en a mis partout. Le conseil municipal de Toulouse donne sa démission ; le préfet Chapuis-Montlaville remplace le maire par un colonel, le premier adjoint par un colonel, et le deuxième adjoint par un colonel{34}. Les gens de guerre prennent le haut du pavé.
« Les soldats, dit Mably, croyant être à la place des citoyens qui avaient fait autrefois les consuls, les dictateurs, les censeurs et les tribuns, associèrent au gouvernement des empereurs une espèce de démocratie militaire. » Avez-vous un shako sur le crâne ? faites ce qu’il vous plaira. Un jeune homme rentrant du bal passe rue Richelieu devant la porte de la Bibliothèque ; le factionnaire le couche en joue et le tue ; le lendemain les journaux disent : « Le jeune homme est mort », et c’est tout. Timour- Beig accorda à ses compagnons d’armes et à leurs descendants jusqu’à la septième génération le droit d’impunité pour quelque crime que ce fût, à moins que le délinquant n’eût commis le crime neuf fois. Le factionnaire de la rue Richelieu a encore huit citoyens à tuer avant d’être traduit devant un conseil de guerre. Il fait bon d’être soldat, mais il ne fait pas bon d’être citoyen. En même temps, cette malheureuse armée, on la déshonore. Le 3 décembre, on décore les commissaires qui ont arrêté ses représentants et ses généraux ; il est vrai qu’elle-même a reçu deux louis par homme. Ô honte de tous les côtés ! l’argent aux soldats et la croix aux mouchards !
Jésuitisme et caporalisme, c’est là ce régime tout entier. Tout l’expédient politique de M. Bonaparte se compose de deux hypocrisies, hypocrisie soldatesque tournée vers l’armée, hypocrisie catholique tournée vers le clergé. Quand ce n’est pas Fracasse, c’est Basile. Quelquefois, c’est les deux ensemble. De cette façon il parvient à ravir d’aise en même temps Montalembert, qui ne croit pas à la France, et Saint-Arnaud, qui ne croit pas en Dieu.
Le dictateur sent-il l’encens ? sent-il le tabac ? cherchez. Il sent le tabac et l’encens. Ô France ! quel gouvernement ! Les éperons passent sous la soutane. Le coup d’État va à la messe, rosse les pékins, lit son bréviaire, embrasse Catin, dit son chapelet, vide les pots et fait ses pâques. Le coup d’État affirme, ce qui est douteux, que nous sommes revenus à l’époque des jacqueries ; ce qui est certain, c’est qu’il nous ramène Diex el volt. L’Élysée a la foi du templier, et la soif aussi.
Jouir et bien vivre, répétons-le, et manger le budget ; ne rien croire, tout exploiter ; compromettre à la fois deux choses saintes, l’honneur militaire et la foi religieuse ; tacher l’autel avec le sang et le drapeau avec le goupillon ; rendre le soldat ridicule et le prêtre un peu féroce ; mêler à cette grande escroquerie politique qu’il appelle son pouvoir l’église et la nation, les consciences catholiques et les consciences patriotes, voilà le procédé de Bonaparte le Petit.
Tous ses actes, depuis les plus énormes jusqu’aux plus puérils, depuis ce qui est hideux jusqu’à ce qui est risible, sont empreints de ce double jeu. Par exemple les solennités nationales l’ennuient. 24 février, 4 mai ; il y a des souvenirs gênants ou dangereux qui reviennent opiniâtrement à jour fixe. Un anniversaire est un importun. Supprimons les anniversaires. Soit. Ne gardons qu’une fête, la nôtre. À merveille. Mais avec une fête, une seule, comment satisfaire deux partis, le parti soldat et le parti prêtre ? Le parti soldat est voltairien. Où Canrobert sourira, Riancey fera la grimace. Comment faire ? vous allez voir. Les grands escamoteurs ne sont pas embarrassés pour si peu. Le Moniteur déclare un beau matin qu’il n’y aura plus désormais qu’une fête nationale, le 15 août. Sur ce, commentaire semi-officiel ; les deux masques du dictateur se mettent à parler. – Le 15 août, dit la bouche Ratapoil, jour de la Saint-Napoléon ! – Le 15 août, dit la bouche- Tartuffe, fête de la sainte vierge ! D’un côté le Deux- Décembre enfle ses joues, grossit sa voix, tire son grand sabre et s’écrie : sacrebleu, grognards ! fêtons Napoléon le Grand ! de l’autre il baisse les yeux, fait le signe de la croix et marmotte : mes très-chers frères, adorons le sacré cœur de Marie !
Le gouvernement actuel, main baignée de sang qui trempe le doigt dans l’eau bénite.

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