Napoléon le petit de Victor Hugo

V
Cette tribune, c’était la terreur de toutes les tyrannies et de tous les fanatismes, c’était l’espoir de tout ce qui est opprimé sous le ciel. Quiconque mettait le pied sur ce sommet sentait distinctement les pulsations du grand cœur de l’humanité ; là, pourvu qu’il fût un homme de bonne volonté, son âme grandissait en lui et rayonnait au dehors ; quelque chose d’universel s’emparait de lui et emplissait son esprit comme le souffle emplit la voile ; tant qu’il était sur ces quatre planches, il était plus fort et meilleur ; il se sentait, dans cette minute sacrée, vivre de la vie collective des nations ; il lui venait des paroles bonnes pour tous les hommes ; il apercevait, au delà de l’assemblée groupée à ses pieds et souvent pleine de tumulte, le peuple attentif, sérieux, l’oreille tendue et le doigt sur la bouche, et, au delà du peuple, le genre humain pensif, assis en cercle et écoutant. Telle était cette grande tribune du haut de laquelle un homme parlait au monde.
De cette tribune sans cesse en vibration, partaient perpétuellement des sortes d’ondes sonores, d’immenses oscillations de sentiments et d’idées qui, de flot en flot et de peuple en peuple, allaient aux confins de la terre remuer ces vagues intelligentes qu’on appelle des âmes. Souvent on ne savait pourquoi telle loi, telle construction, telle institution chancelait là-bas, plus loin que les frontières, plus loin que les mers ; la papauté au delà des Alpes, le trône du czar à l’extrémité de l’Europe, l’esclavage en Amérique, la peine de mort partout. C’est que la tribune de France avait tressailli. À de certaines heures un tressaillement de cette tribune, c’était un tremblement de terre. La tribune de France parlait, tout ce qui pense ici-bas entrait en recueillement ; les paroles dites s’en allaient dans l’obscurité, à travers l’espace, au hasard, n’importe où ; – ce n’est que du vent, ce n’est que du bruit, disaient les esprits stériles qui vivent d’ironie, – et le lendemain, ou trois mois après, ou un an plus tard, quelque chose tombait sur la surface du globe, ou quelque chose surgissait. Qui avait fait cela ? Ce bruit qui s’était évanoui, ce vent qui avait passé. Ce bruit, ce vent, c’était le Verbe. Force sacrée ! Du Verbe de Dieu est sortie la création des êtres ; du Verbe de l’homme sortira la société des peuples.

VI
Une fois monté sur cette tribune, l’homme qui y était n’était plus un homme ; c’était cet ouvrier mystérieux qu’on voit le soir, au crépuscule, marchant à grands pas dans les sillons et lançant dans l’espace, avec un geste d’empire, les germes, les semences, la moisson future, la richesse de l’été prochain, le pain, la vie.
Il va, il vient, il revient ; sa main s’ouvre et se vide, et s’emplit et se vide encore ; la plaine sombre s’émeut, la profonde nature s’entr’ouvre, l’abîme inconnu de la création commence son travail, les rosées en suspens descendent, le brin de folle avoine frissonne et songe que l’épi de blé lui succédera ; le soleil caché derrière l’horizon aime ce que fait cet homme et sait que ses rayons ne seront pas perdus. Œuvre sainte et merveilleuse !
L’orateur, c’est le semeur. Il prend dans son cœur ses instincts, ses passions, ses croyances, ses souffrances, ses rêves, ses idées, et les jette à poignées au milieu des hommes. Tout cerveau lui est sillon. Un mot tombé de la tribune prend toujours racine quelque part et devient une chose. Vous dites : ce n’est rien, c’est un homme qui parle ; et vous haussez les épaules. Esprits à courte vue ! c’est un avenir qui germe ; c’est un monde qui éclôt.

VII
Deux grands problèmes pendent sur le monde : la guerre doit disparaître et la conquête doit continuer. Ces deux nécessités de la civilisation en croissance semblaient s’exclure. Comment satisfaire à l’une sans manquer à l’autre ? Qui pouvait résoudre les deux problèmes à la fois, qui les résolvait ? La tribune. La tribune, c’est la paix, et la tribune, c’est la conquête. Les conquêtes par l’épée, qui en veut ? Personne. Les peuples sont des patries. Les conquêtes par l’idée, qui en veut ? Tout le monde. Les peuples sont l’humanité. Or deux tribunes éclatantes dominaient les nations, la tribune anglaise, faisant les affaires, et la tribune française, créant les idées. La tribune française avait élaboré dès 89 tous les principes qui sont l’absolu politique, et elle avait commencé à élaborer depuis 1848 tous les principes qui sont l’absolu social. Une fois un principe tiré des limbes et mis au jour, elle le jetait dans le monde armé de toutes pièces et lui disait : va ! Le principe conquérant entrait en campagne, rencontrait les douaniers à la frontière et passait malgré les chiens de garde ; rencontrait les sentinelles aux portes de villes et passait malgré les consignes ; prenait le chemin de fer, montait sur le paquebot, parcourait les continents, traversait les mers, abordait les passants sur les chemins, s’asseyait au foyer des familles, se glissait entre l’ami et l’ami, entre le frère et le frère, entre l’homme et la femme, entre le maître et l’esclave, entre le peuple et le roi, et à ceux qui lui demandaient : qui es-tu ? il répondait : je suis la vérité ; et à ceux qui lui demandaient : d’où viens-tu ? il répondait : je viens de France. Alors, celui qui l’avait questionné lui tendait la main, et c’était mieux qu’une province, c’était une intelligence annexée. Désormais entre Paris, métropole, et cet homme isolé dans sa solitude, et cette ville perdue au fond des bois ou des steppes, et ce peuple courbé sous le joug, un courant de pensée et d’amour s’établissait. Sous l’influence de ces courants, certaines nationalités s’affaiblissaient, certaines se fortifiaient et se relevaient. Le sauvage se sentait moins sauvage, le Turc moins Turc, le Russe moins Russe, le Hongrois plus Hongrois, l’Italien plus Italien. Lentement et par degrés, l’esprit français, pour le progrès universel, s’assimilait les nations. Grâce à cette admirable langue française, composée par la Providence avec un merveilleux équilibre d’assez de consonnes pour être prononcée par les peuples du nord, et d’assez de voyelles pour être prononcée par les peuples du midi, grâce à cette langue qui est une puissance de la civilisation et de l’humanité, peu à peu, et par son seul rayonnement, cette haute tribune centrale de Paris conquérait les peuples et les faisait France. La frontière matérielle de la France était ce qu’elle pouvait ; mais il n’y avait pas de traités de 1815 pour la frontière morale. La frontière morale reculait sans cesse et allait s’élargissant de jour en jour, et avant un quart de siècle peut-être on eût dit le monde français comme on a dit le monde romain.
Voilà ce qu’était, voilà ce que faisait pour la France la tribune, prodigieuse turbine d’idées, gigantesque appareil de civilisation, élevant perpétuellement le niveau des intelligences dans l’univers entier, et dégageant, au milieu de l’humanité, une quantité énorme de lumière.
C’est là ce que M. Bonaparte a supprimé.

VIII
Oui, cette tribune, M. Louis Bonaparte l’a renversée. Cette puissance créée par nos grands enfantements révolutionnaires, il l’a brisée, broyée, écrasée, déchirée à la pointe des baïonnettes, foulée aux pieds des chevaux. Son oncle avait émis un aphorisme : Le trône, c’est une planche recouverte de velours ; lui a émis le sien : La tribune, c’est une planche recouverte d’une toile sur laquelle on lit : Liberté, égalité, fraternité. Il a jeté la planche et la toile, et la liberté, et l’égalité, et la fraternité, au feu d’un bivouac. Un éclat de rire des soldats, un peu de fumée, et tout a été dit.
Est-ce vrai ? Est-ce possible ? Cela s’est-il passé ainsi ? Une telle chose a-t-elle pu se voir ? Mon Dieu, oui ; c’est même fort simple. Pour couper la tête de Cicéron et clouer ses deux mains sur les rostres, il suffit d’une brute qui ait un couperet et d’une autre brute qui ait des clous et un marteau.
La tribune était pour la France trois choses : un moyen d’initiation extérieure, un procédé de gouvernement intérieur, une gloire. Louis Bonaparte a supprimé l’initiation. La France enseignait les peuples, et les conquérait par l’amour ; à quoi bon ? Il a supprimé le mode de gouvernement, le sien vaut mieux. Il a soufflé sur la gloire, et l’a éteinte. De certains souffles ont cette propriété.
Du reste, attenter à la tribune, c’est un crime de famille. Le premier Bonaparte l’avait déjà commis, mais du moins ce qu’il avait apporté à la France pour remplacer cette gloire, c’était de la gloire, non de l’ignominie.
Louis Bonaparte ne s’est pas contenté de renverser la tribune. Il a voulu la ridiculiser. C’est un effort comme un autre. C’est bien le moins, quand on ne peut pas dire deux mots de suite, quand on ne harangue que le cahier à la main, quand on est bègue de parole et d’intelligence, qu’on se moque un peu de Mirabeau ! Le général Ratapoil dit au général Foy : tais-toi, bavard ! Qu’est-ce que c’est que ça, la tribune ? s’écrie M. Bonaparte Louis ; c’est du « parlementarisme » ! Que dites-vous de parlementarisme ? Parlementarisme me plaît. Parlementarisme est une perle. Voilà le dictionnaire enrichi. Cet académicien de coups d’État fait des mots. Au fait, on n’est pas un barbare pour ne pas semer de temps en temps un barbarisme. Lui aussi est un semeur ; cela germe dans la cervelle des niais. L’oncle avait « les idéologues » ; le neveu a « les parlementaristes ». Parlementarisme, messieurs, parlementarisme, mesdames. Cela répond à tout. Vous hasardez cette timide observation : – Il est peut-être fâcheux qu’on ait ruiné tant de familles, déporté tant d’hommes, proscrit tant de citoyens, empli tant de civières, creusé tant de fosses, versé tant de sang… – Ah çà ! réplique une grosse voix qui a l’accent hollandais, vous regrettez donc le
« parlementarisme » ? Tirez-vous de là. Parlementarisme est une trouvaille. Je donne ma voix à M. Louis Bonaparte pour le premier fauteuil vacant à l’Institut. Comment donc ! mais il faut encourager la néologie ! Cet homme sort du charnier, cet homme sort de la morgue, cet homme a les mains fumantes comme un boucher, il se gratte l’oreille, sourit, et invente des vocables comme Julie d’Angennes. Il marie l’esprit de l’hôtel de Rambouillet à l’odeur de Montfaucon. C’est rare. Nous voterons pour lui tous les deux, n’est-ce pas, monsieur de Montalembert ?

IX
Donc « le parlementarisme », c’est-à-dire la garantie des citoyens, la liberté de discussion, la liberté de la presse, la liberté individuelle, le contrôle de l’impôt, la clarté dans les recettes et dans les dépenses, la serrure de sûreté du coffre-fort public, le droit de savoir ce qu’on fait de votre argent, la solidité du crédit, la liberté de conscience, la liberté des cultes, le point d’appui de la propriété, le recours contre les confiscations et les spoliations, la sécurité de chacun, le contrepoids à l’arbitraire, la dignité de la nation, l’éclat de la France, les fortes mœurs des peuples libres, l’initiative publique, le mouvement, la vie, tout cela n’est plus. Effacé, anéanti, disparu, évanoui ! Et cette « délivrance » n’a coûté à la France que quelque chose comme vingt-cinq millions partagés entre douze ou quinze sauveurs et quarante mille francs d’eau-de-vie par brigade ! Vraiment, ce n’est pas cher ; ces messieurs du coup d’État ont fait la chose au rabais.
Aujourd’hui c’est fait, c’est parfait, c’est complet. L’herbe pousse au palais Bourbon. Une forêt vierge commence à croître entre le pont de la Concorde et la place Bourgogne. On distingue dans la broussaille la guérite d’un factionnaire. Le corps législatif épanche son urne dans les roseaux et coule au pied de cette guérite avec un doux murmure.
Aujourd’hui c’est terminé. Le grand œuvre est accompli. Et les résultats de la chose ! Savez-vous bien que messieurs tels et tels ont gagné des maisons de ville et des maisons des champs rien que sur le chemin de fer de ceinture ? Faites des affaires, gobergez-vous, prenez du ventre ; il n’est plus question d’être un grand peuple, d’être un puissant peuple, d’être une nation libre, d’être un foyer lumineux ; la France n’y voit plus clair. Voilà un succès. La France vote Louis-Napoléon, porte Louis-Napoléon, engraisse Louis-Napoléon, contemple Louis-Napoléon, admire Louis-Napoléon, et en demeure stupide. Le but de la civilisation est atteint.
Aujourd’hui plus de tapage, plus de vacarme, plus de parlage, de parlement et de parlementarisme. Le corps législatif, le sénat, le conseil d’État sont des bouches cousues. On n’a plus à craindre de lire un beau discours le matin en s’éveillant. C’en est fait de ce qui pensait, de ce qui méditait, de ce qui créait, de ce qui parlait, de ce qui brillait, de ce qui rayonnait dans ce grand peuple. Soyez fiers, français ! Levez la tête, français ! Vous n’êtes plus rien, et cet homme est tout. Il tient dans sa main votre intelligence comme un enfant tient un oiseau. Le jour où il lui plaira, il donnera le coup de pouce au génie de la France. Ce sera encore un vacarme de moins. En attendant, répétons-le en chœur : plus de parlementarisme, plus de tribune. Au lieu de toutes ces grandes voix qui dialoguaient pour l’enseignement du monde, qui étaient l’une l’idée, l’autre le fait, l’autre le droit, l’autre la justice, l’autre la gloire, l’autre la foi, l’autre l’espérance, l’autre la science, l’autre le génie, qui instruisaient, qui charmaient, qui rassuraient, qui consolaient, qui encourageaient, qui fécondaient, au lieu de toutes ces voix sublimes, qu’est-ce qu’on entend dans cette nuit noire qui couvre la France ? Le bruit d’un éperon qui sonne et d’un sabre qui traîne sur le pavé.
Alléluia ! dit M. Sibour. Hosanna ! répond M. Parisis.

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